décembre 2018
Gladys-Lutz (Addictologie et travail) ; Renaud Crespin (Centre de recherches sur l’action politique en Europe) ; Natalie Castetz (journaliste)
ARP : On parle beaucoup du «dopage» dans le monde du sport, moins dans le monde de l’entreprise. Pourquoi ?
Renaud Crespin : La notion de dopage dans le sport renvoie à une faute contraire à l’éthique. La prise de produits pour améliorer des performances physiques/cognitives fausse l’équité de la compétition et constitue une violation des règles internationales antidopage. Malgré des listes de produits interdits, ces pratiques sont pourtant bien présentes.
Dans l’entreprise, même si les métaphores sportives sont très présentes, peut-on parler d’un code éthique de la compétition économique qui s’imposerait à tous ? Malgré tout, le « dopage », plus répandu qu’on ne le pense, fait référence à des pratiques très diverses qui ne s’inscrivent pas forcément dans le cadre d’un discours de désapprobation morale, puisque rien n’interdit d’utiliser certains produits légaux comme le café, le sucre ou la nicotine. Pour les salariés, le plus souvent, il ne s’agit pas de « se doper » pour gagner une compétition, mais pour faire son travail, travail le plus souvent prescrit. Derrière le même terme, « se doper » , se cachent donc des modes d’usage et des pratiques très hétérogènes. On prend du café pour se donner un coup de fouet, se concentrer, ou faire une pause. Ces produits s’utilisent comme des instruments du travail et peuvent être des béquilles plus ou moins chimiques.
Gladys Lutz : Dans un sens trivial, le dopage signifie un recours à des substances, naturelles ou synthétiques, dans le but d’améliorer ses capacités et ses résultats, techniques mais aussi identitaires, sociaux ou économiques. Dès la fin des années 90, des médecins et des sociologues considèrent ces pratiques au travail, ces optimisations pharmacologiques de soi, ce « dopage au quotidien », comme une priorité de santé publique et de santé au travail. Les pouvoirs publics affichent les conduites dopantes comme une composante de la politique générale de prévention des conduites addictives, sans souligner les stratégies individuelles et collectives de productivité, d’employabilité et de santé.
L’innovation continue de l’industrie pharmaceutique et d’une certaine médecine de l’amélioration qui banalisent l’idée de se sentir mieux que bien, ainsi que le recours aux psychotropes pour y arriver, sont une autre explication. Ajoutons à cela les stratégies de secret et de masquage, de la part des salariés et des employeurs. Pour les premiers, il s’agit de conserver les marges de manœuvre permises par les béquilles chimiques, licites ou non ; pour les seconds, il s’agit de garder dans l’ombre les déterminants professionnels des usages massifs de psychotropes, par crainte de devoir rendre des comptes.
ARP : Le sujet reste-t-il tabou ?
Renaud Crespin / Gladys Lutz : Tout dépend de la façon dont le problème est posé. Les résistances à l’analyse systématique et approfondie des liens entre le travail et les usages de psychotropes restent forts et multiples. Le sujet est dicible quand il occulte la question des conditions et des organisations de travail dans la prise de produits. Les discours dominants restent ceux qui, tout en reconnaissant l’existence d’un problème de consommation au travail de ces produits, préfèrent les expliquer par des vulnérabilités ou des modes de vie individuels importés dans les entreprises.
ARP : Pour quelles raisons l’usage au travail de produits psychoactifs s’est-il banalisé ?
Gladys Lutz : Les travaux en sciences humaines et sociales montrent une banalisation du recours aux psychotropes, licites ou non, inscrite dans une double évolution sociétale : celle, d’une part, de la transformation du travail du côté de l’intensification, de l’individualisation et de la précarisation qui pèsent lourdement sur la santé des individus ; et celle, d’autre part, de l’évolution de la notion même de santé. Aujourd’hui, la quête d’optimisation de soi se diversifie et se généralise. Sous l’impulsion de l’industrie pharmaceutique, il s’agit d’améliorer la perception sensorielle, l’activité motrice, la communication, l’émotion, la cognition, le comportement social et moral. En France, repousser ses limites n’est plus réservé aux sportifs de haut niveau et aux militaires.
ARP : Quelle évolution constatez-vous, dans le monde professionnel, dans les représentations et l’approche de la problématique de cet usage ?
Renaud Crespin : Pour les salariés rencontrés, les usages de produits sont perçus comme des outils ; on a parlé précédemment de béquilles chimiques, on peut aussi parler d’adjuvants chimiques de l’action pour, par exemple, surmonter des périodes de travail intenses, des tensions hiérarchiques, des difficultés plus ou moins passagères de conciliation vie privée/vie de travail, etc. Le recours à ces produits se fait très rarement contre le travail : les salariés disent les utiliser pour faire leur travail ou encore leurs preuves, c’est-à-dire, le plus souvent, pour se conformer aux transformations actuelles des normes du travail qui sont notamment marquées par l’intensification et la recherche de plus de performance et l’individualisation des carrières.
Gladys Lutz : L’usage de produits psychoactifs est rarement interrogé en tant que tel. L’approche reste indirecte, enfermée dans la perspective descendante, et parfois condescendante, de la prévention dite des addictions ou des conduites addictives. La focale n’est pas mise sur l’analyse rigoureuse des consommations du point de vue des travailleurs, de leurs modalités, de leur sens éventuellement professionnel, mais du côté des normes et des procédures de prévention.
Développée sous l’impulsion des acteurs du soin et du contrôle social, l’appréhension de ces usages est généralement univoque : le système travailleur/substance psychoactive/travail est pensé comme un problème. Vouloir le résoudre implique la production et le respect de règles. Les approches donnant plus de place au travail et aux usagers complexifient l’analyse de la question drogues et travail, et éclairent les dynamiques à l’œuvre. Mais, in fine, le même cadre, à savoir celui des drogues au travail comme problème et celui d’une analyse de type comportemental, basée sur une segmentation des temps travail versus hors travail, resurgit. Les activités, les stratégies de santé et leurs interrelations continues sont maintenues hors champ.
ARP : La consommation est-elle toujours considérée en entreprise comme un risque ? Quelles logiques sont à l’œuvre ?
Renaud Crespin : À un niveau très général, les usages de produits deviennent des risques lorsqu’ils contreviennent à l’ordre interne de l’entreprise, quand ils nuisent au travail des salariés ; à l’entente entre et dans les équipes, bref, quand ils créent un « désordre ». L’employeur, tenu par son obligation de résultat, doit prendre les mesures nécessaires pour assurer la sécurité et protéger la santé des salariés (Code du travail art. L. 4121-1). En ce sens, les règles sont structurantes.
À noter que l’employeur doit articuler son obligation de prévention des risques avec le respect de la liberté individuelle des salariés. À cet égard, la décision du Conseil d’État de décembre 2016 de permettre à un supérieur de procéder à des tests, au motif qu’ils n’entrent pas dans la catégorie des actes de biologie médicale, est une décision majeure. Même si cette autorisation est soumise à conditions (type de poste concerné, possibilité d’une contre-expertise), le Conseil d’État pose que le médecin du travail n’est plus le seul acteur habilité à procéder à un dépistage des drogues dans les entreprises. En celà, il rejoint la Cour de cassation contre le ministère du Travail. Contrairement à ce dernier, le Conseil d’État donne la possibilité à l’entreprise de sanctionner un salarié au premier test positif de drogues illicites, car en matière de sécurité l’obligation de résultat s’impose à l’employeur.
Deux logiques dominantes sont à l’œuvre : une logique sanitaire, axée sur le repérage des consommations pensées exclusivement comme des comportements à risque, alors même que ces risques pour le travail sont plus affirmés que démontrés, et une logique disciplinaire qui inféode les droits des personnes et les libertés individuelles aux exigences de sécurité incombant aux employeurs, brouillant ainsi encore davantage la frontière déjà poreuse entre vie privée et vie professionnelle.
Gladys Lutz : La question du maintien en emploi de ces usagers (drogues, psychotropes, alcool) reste difficile à appréhender par les employeurs. Peur de l’illicéité des produits, logique gestionnaire, déclarations d’inaptitude ou restrictions médicales et exclusion progressive du monde du travail de toute personne repérée comme fragilisée par un problème de santé, et notamment de drogues ou d’alcool, écartent l’analyse organisationnelle.
Les intervenants en addictologie sont rarement mieux outillés. Nombre de médecins du travail ne savent toujours pas comment aborder, de manière pleinement satisfaisante du point de vue de la clinique médicale du travail, leur mission de « prévention des consommations d’alcool et de drogues ». Les outils gestionnaires promus par les différents guides (INRS, MILDECA/DGT) font incomplètement sens en santé au travail. Causes privées, modes de vie, comportements individuels sont pointés, mais les démarches classiques font l’impasse sur l’identification des processus professionnels en jeu et la socialisation des remèdes.
Il s’agirait pour les addictologues comme les médecins du travail d’ouvrir un dialogue sécurisé avec les salariés, sans a priori, sur les effets, le sens et les enjeux de leurs usages d’alcool et de drogues diverses. Le repérage précoce peut apporter des améliorations pertinentes mais en restant articulé à un arsenal conceptuel centré conjointement sur les usages et le travail réels. Il s’agit de l’adosser à une clinique du travail et de la réduction des risques.
ARP : Quelles sont les limites du dépistage ?
Renaud Crespin : Vise-t-il à prévenir ou à dissuader ? Là est la question. Le dépistage est une solution qui arrive une fois que les usages de PSA sont là. Il ne s’agit donc pas de prévenir, par la compréhension du sens de ces usages pour les salariés ou par la prise en compte des interrelations entre ces usages et le travail, mais de juger de la conformité des salariés aux normes d’une entreprise, fixées par exemple par un règlement intérieur. Ces consommations sont renvoyées à la responsabilité des individus, alors qu’elles peuvent être induites par le travail et son environnement (réactions, réponses à certaines conditions de travail particulièrement pathogènes). Certes, le taux de positifs diminue rapidement une fois les programmes de dépistages lancés, pour se stabiliser autour de 2 %. Or, les salariés sont avertis de l’existence de tels programmes. Ces derniers sont donc comme une solution plus « réactionnelle » que préventive, sur le modèle de la peur du gendarme.
ARP : Quel rôle peut et doit jouer l’entreprise dans la prévention et le contrôle des pratiques addictives ?
Gladys Lutz : Les employeurs et les institutions représentatives du personnel doivent recaler l’intervention sur les usages de psychotropes du côté de l’analyse des liens avec l’organisation et les conditions du travail. Il est indispensable que ces acteurs se dissocient de l’a priori du travail, pathogène, de l’addiction-risque et des logiques d’hyperprotection des personnes réputées malades de leurs usages de psychotropes. Toute action corrective doit être précédée d’une analyse des dynamiques organisationnelles et humaines à l’œuvre au poste de travail. La démarche « Qualité de vie au travail » par exemple, telle que promue par l’Agence nationale pour l’amélioration des conditions de travail (ANACT) est un cadre d’analyse du travail par les salariés eux-mêmes, à mobiliser en priorité pour réguler les usages de psychotropes. Il s’agit d’adosser la prévention des addictions, non plus à une rationalité statistique et prédictive ou à des jugements moraux, mais à l’amélioration du travail.
Renaud Crespin : Ce qui n’est pas simple puisqu’il y a un paradoxe entre la nécessité de développer des approches compréhensives, axées sur la parole et l’écoute des salariés, et une définition de l’addiction de plus en plus réduite à un dysfonctionnement cérébral, un « brain disease ».
ARP : Comment les produits consommés au travail peuvent-ils être des outils de régulation ?
Gladys Lutz : Refuser, pour des raisons de santé, les défis ou les procédures imposées par l’organisation, c’est souvent lâcher ses équipiers, ses élèves, ses patients, etc., c’est s’exposer au déclassement ou à l’exclusion. Face à ces risques, il s’agit de prendre sur soi, de plus en plus individuellement, parfois grâce aux « adjuvants chimiques de l’action » (expression d’Ehrenberg) que sont les psychotropes et à leurs éventuelles fonctions professionnelles. Les substances pharmacologiques sont des instruments puissants pour garder la tête hors de l’eau et contribuer à l’image attendue de soi, de son travail et de son entreprise. Si les psychotropes peuvent être des outils de normalisation des salariés, ils servent aussi et paradoxalement la dérégulation du travail. En contribuant à l’adaptation sans limite de soi et à l’invisibilisation des tensions d’origine professionnelle, les psychotropes contribuent à une application réduite de la responsabilité sociale et des obligations de santé et de sécurité de l’employeur.
ARP : Dans votre ouvrage 1, vous déclarez qu’ils sont des ressources pour les salariés. Quels effets positifs peut apporter cet usage ?
Renaud Crespin / Gladys Lutz : Les produits peuvent être utilisés pour des finalités différentes. En ce sens, ils sont multifonctionnels. Cela signifie aussi que ce ne sont pas les pouvoirs pharmacologiques des substances qui déterminent les usages, mais leurs conditions de consommation. Nous avons dégagé quatre « fonctions ressources » :
Dans un monde du travail où tout pousse les professionnels à masquer leurs vulnérabilités, à atteindre des objectifs, à tenir le rythme, on peut aussi travailler non seulement « avec une addiction » mais aussi « grâce à une addiction ».
Plus que la recherche de la performance communément admise lorsqu’il est question de consommations utilitaristes de substances psychoactives, ce sont des processus de défense, de récupération et de reconnaissance que révèlent les fonctions professionnelles des usages de substances psychoactives.