décembre 2018
Clément Martin Saint Léon (ARJEL) ; Jean-Michel Costes (Observatoire des jeux)
La Coupe du monde 2018 a suscité l’enthousiasme. Et un record : les paris sportifs. Les sommes pariées sur Internet ont explosé : du 14 juin au 15 juillet, les Français ont engagé 381 millions d’euros sur les sites des opérateurs agréés par l’Autorité de régulation des jeux en ligne (Arjel). Des sommes qui s’ajoutent aux 309 millions d’euros de mises engagées dans les 27 000 points de vente “Parions Sport” de la Française des jeux (FDJ). Le montant record a porté sur la finale France – Croatie : les parieurs y ont engagé 67 millions d’euros de mises, dont 38,5 millions d’euros en ligne.
Un bilan qui a conduit la Française des jeux et l’Arjel à communiquer ensemble, dès le 18 juillet : « Cet engouement sans précédent nécessite de rappeler que les paris sportifs peuvent comporter des risques d’addiction et de pertes financières. Les jeunes adultes, qui représentent près des trois quarts des parieurs sportifs, constituent une population particulière face à ces risques. »
Car cet engouement ponctuel qui a attiré de nouveaux joueurs s’inscrit dans une tendance générale constatée par l’Observatoire des jeux (ODJ) 1 : si Internet est loin d’être encore le support dominant des pratiques de jeux d’argent, « la part qu’il prend progresse rapidement, souligne Jean-Michel Costes, secrétaire général de l’ODJ. En 2017, les dépenses sur Internet représentent 10 % de l’ensemble des dépenses de jeux d’argent des Français ». L’ODJ estime entre 2,4 et 2,9 millions de pratiquants de jeux d’argent en ligne en 2017, soit environ 5 % de la population française majeure.
Autre constat de l’ODJ, « la proportion des joueurs ayant une pratique problématique est globalement plus élevée parmi les joueurs en ligne que parmi ceux qui utilisent les supports de jeu traditionnels ». Les pratiques sur Internet sont « globalement plus intensives en termes de fréquence et de dépense ». Par ailleurs, la part des joueurs excessifs, en grande difficulté avec leurs pratiques de jeu, a significativement progressé, atteignant 13 % en 2017 contre 6,6 % en 2012. Elle varie selon le type de jeu principalement pratiqué, allant de 8 % pour les jeux de loterie à 15,6 % pour le poker, dans le domaine des « jeux régulés ». 9,4 % des pratiquants sont classés comme joueurs à risque modéré.
Ces résultats sont « étonnants et préoccupants, s’inquiète Jean-Michel Costes. Il est rarissime dans une enquête épidémiologique utilisant l’Indice canadien du jeu excessif (ICJE) 2 que la prévalence de jeu excessif (ICJE 8 et +) soit supérieure au jeu à risque (ICJE 3-7). D’autre part, le doublement de la prévalence de jeu excessif entre 2012 et 2017 est préoccupant ». Cette tendance s’explique, ajoute Jean-Michel Costes, par plusieurs facteurs : « L’émergence ou la progression de la pratique de certains jeux non régulés, tels que les paris sur e-sport, les paris financiers de type hautement spéculatif, les machines à sous ; une intensification des pratiques sur les jeux régulés et, en conséquence, une augmentation des prévalences de jeu excessif sur ce segment d’activité ; enfin, un certain échec, voire un échec certain des stratégies de protection des joueurs visant à réduire le jeu problématique. »
En France, l’État a ouvert à la concurrence le marché des jeux en ligne en 2010, tout en promulguant une loi (art.3) destinée notamment à « prévenir le jeu excessif ». L’Arjel a été créée la même année, avec une mission : réguler ces jeux, c’est-à-dire les paris sportifs, les paris hippiques et les tournois de poker en ligne. Une quinzaine d’acteurs sont agréés dans ce secteur qui représente 10 % de l’ensemble des jeux d’argent. Clément Martin Saint Léon, directeur des marchés, de la consommation et de la prospective de l’Arjel rappelle la mission première de cette institution qui compte une cinquantaine de personnes : vérifier que les opérateurs agréés ne contournent pas les outils de lutte contre l’addiction mis en place par le législateur. Pour cela, en permanence, l’Arjel « consulte les sites, contrôle le suivi des règles et vérifie les parcours des clients ».
Cette politique du « jeu responsable » prévoit différents dispositifs de modération de jeu et d’auto-exclusion. La responsabilité de l’opérateur passe, par exemple, par des messages d’information et de sensibilisation aux risques, postés sur son site, comme par la restriction des relances commerciales : l’opérateur ne doit pas relancer le joueur qui a choisi l’auto-exclusion.
Huit ans après l’ouverture de ce marché, l’Arjel se veut positive : « Après de nombreuses demandes de mises en conformité, durant les premières années, nous constatons la bonne application des dispositifs par l’ensemble des opérateurs agréés », assure Clément Martin Saint Léon. Et, dans son rôle de régulateur mais aussi d’accompagnateur, l’Arjel rencontre, une fois par an, chacun des opérateurs, « l’occasion notamment d’émettre des recommandations sur les évolutions qui pourraient améliorer l’efficacité des dispositifs et l’intégration du jeu responsable, des évolutions qui ne sont pas des obligations légales » .
Résultat, selon Clément Martin Saint Léon, « certains opérateurs vont au-delà du respect des obligations légales, en suivant nos recommandations ». Ainsi, l’opérateur peut éviter de pré-remplir, pour le joueur qui ouvre un compte, les champs des modérateurs de dépôts et de mises, et y joindre des explications sur le fonctionnement et l’utilité de ces modérateurs. Il peut aussi proposer un outil d’auto-évaluation, ou renvoyer au site « evalujeu », créé par l’Arjel, sur lequel les joueurs peuvent aller, anonymement, pour s’auto-évaluer et recevoir des conseils personnalisés en fonction de leur profil.
Autre mesure qui n’est pas une obligation légale pour l’opérateur, la nomination et la formation d’un référent « Jeu responsable », « qui sait comment réagir face à des cas d’urgence et intègre la politique Jeu responsable dans les process de l’opérateur ». Clément Martin Saint Léon le souligne : « Les opérateurs sont assez moteurs dans les dispositifs de responsabilité sociale de l’entreprise, aujourd’hui une question clé dans la communication. Eviter aux joueurs de tomber dans l’addiction leur permet d’améliorer leur image. Et d’instaurer un niveau de confiance. » Mais l’Arjel assure souhaiter aller plus loin, « en donnant au régulateur davantage de moyens : il nous semble important, dans l’efficacité de la lutte contre l’addiction, de pouvoir contraindre les opérateurs à respecter nos recommandations, sanctionner ceux dont les politiques Jeu responsable seraient insuffisantes, ou encore intervenir plus activement sur l’offre de jeu en fonction du niveau d’addiction qu’elle génère… ». C’est ce que l’Arjel fait valoir auprès du législateur lors des discussions en cours sur la loi Plan d’action pour la croissance et la transformation des entreprises (PACTE) et la réforme de la régulation des jeux d’argent et de hasard qui se prépare.
Aujourd’hui, l’Arjel recommande aussi aux opérateurs d’être davantage proactifs sur le repérage et la détection des joueurs à risques, afin de donner une information adaptée, cibler des actions, voire limiter les joueurs qui se mettent en danger. L’Arjel souhaite aussi que l’opérateur soit responsabilisé dans la détection et l’identification des joueurs à risques, comme cela existe depuis peu en Angleterre. Ce qui est dans l’intérêt de l’opérateur, rappelle Clément Martin Saint Léon : « Favoriser une pratique modérée pour éviter que le joueur excessif ne se mette en danger doit faire partie du modèle économique de l’opérateur lui-même. ». En Angleterre, la Gambling Commission a condamné un opérateur à payer 2,5 millions d’euros d’amende, pour ne pas avoir identifié et interagi avec des clients montrant des signes répétés de jeu problématique.
L’Arjel travaille actuellement sur le développement d’algorythmes permettant de mesurer, à l’échelle nationale, l’évolution du niveau d’addiction des joueurs et de proposer aux opérateurs une trame de modèle de détection de joueur excessif, avec des données qualitatives communes. Les indicateurs sont variés : une réclamation agressive de bonus au service client, avec la menace de suicide ; l’accélération du montant des dépôts et des mises ; le temps passé à jouer et la perte de repère temporel ; les dépôts successifs suivant des pertes dans la même journée ; le mouvement de la souris sur l’écran etc. « Nous incitons les opérateurs à mieux connaître le profils de leurs joueurs, ce que permet l’évolution des technologies, pas seulement à des fins commerciales mais aussi à des fins de lutte contre l’addiction, pour détecter des pratiques déviantes », explique Clément Martin Saint Léon.
Certains opérateurs de jeux en ligne, comme Winamax, ont travaillé fin 2013 avec le service d’addictologie de l’hôpital Brousse de Villejuif ( Val-de-Marne) pour développer un outil de dépistage de la dépendance au poker. L’Arjel finance la recherche, dans le cadre de son volet « Amélioration de la connaissance » : l’hôpital Paul Brousse teste l’efficacité des outils cognitifs concernant la perte de contrôle, outils déjà utilisés pour les addictions au tabac et à l’alcool ; l’Institut fédératif des addictions comportementales (IFAC) du CHU de Nantes travaille sur les modérateurs en ligne et teste un modèle de repérage qui pourrait être partagé par l’ensemble de l’industrie ; enfin, l’Arjel travaille, avec les statisticiens de l’ODJ, sur une étude de modélisation et d’analyse du joueur excessif pour construire un modèle d’algorithmes. Le phénomène de l’addiction aux jeux d’argent et du hasard en ligne est récent, et « il reste toute une connaissance à développer pour orienter la politique publique ».
Reste que suite à l’enquête 2017, l’ODJ reconnaît que « les résultats questionnent les stratégies actuelles de prévention du jeu problématique en ligne, note Jean-Michel Costes. Nous devrions y réfléchir sérieusement et les changer en profondeur ». Pour le secrétaire général, le dispositif actuel de prévention des problèmes liés aux pratiques de jeux d’argent en ligne repose sur le bon vouloir des opérateurs. « Les modérateurs de jeu et les plans d’actions « jeu responsable » ne sont que des obligations de moyens : ils ne sont pas jugés sur les résultats. Or, il semble difficile, dans un monde concurrentiel, de demander à un opérateur d’être efficace en sachant que plus de la moitié de son chiffre d’affaires provient des poches des joueurs « à risques » ou des joueurs « excessifs » . » En 2014, 57 % du chiffre d’affaires du jeu d’argent en ligne, sur l’ensemble des activités et l’ensemble des opérateurs de jeu, était généré par les joueurs « à risques » ou les joueurs « excessifs », selon l’ODJ. « Le législateur et le régulateur devraient donc être plus présents, et cela me semble devoir passer par une modification du cadre légal. »
Renforcer la protection des joueurs, en maintenant un équilibre entre la prévention et la régulation, l’attractivité de l’offre légale, la viabilité du marché légal et la santé des opérateurs semble un exercice bien difficile. Jean-Michel Costes suggère des pistes d’amélioration : une régulation/limitation forte de l’exposition publicitaire aux jeux d’argent, notamment sur les médias généralistes ou à forte audience et sur les contenus ciblant le public « jeune adulte », qui s’adresse donc indirectement aussi aux mineurs ; une régulation basée sur une obligation de résultats. « Les données numérisées d’activités de jeu nous offrent de très bons indicateurs de résultats des stratégies « jeu responsable » des opérateurs. On peut avoir une estimation du pourcentage de joueurs excessifs par modélisation statistique. »
Les dispositifs de limitation des mises ou de temps passé devraient être « plus contraignants », selon Jean-Michel Costes, tout comme devrait être systématique la mise à disposition d’outils de suivi du comportement du joueur lors de l’ouverture d’un compte. Enfin, la détection des joueurs excessifs devrait être également « généralisée, avec la possibilité pour eux de faire appel à un service d’aide. Il s’agit de privilégier la prévention sélective ciblant les groupes à risque, au lieu d’une sensibilisation de tous les joueurs aux risques potentiels des jeux, stratégie actuellement privilégiée et dont les connaissances scientifiques ont démontré le manque d’efficacité ».
Enfin, reste un autre et vaste sujet : l’offre non régulée des jeux non agréés ou illégaux. « Nous devons surveiller et suivre l’évolution des pratiques de ces jeux, continuer à rechercher les moyens de limiter l’accessibilité à ces jeux ou aux moyens de paiement, commente Jean-Michel Costes. Il s’agit ici de tenter d’en réduire les dommages. De manière plus générale, le choix du champ d’activités à faire rentrer dans l’offre régulée doit se faire en prenant en compte deux paramètres : la dangerosité potentielle d’un jeu et le taux de pénétration dans la population générale des pratiques de ce jeu. »
Dans le cas des machines à sous, seul type important de jeu d’argent encore prohibé sur Internet, Jean-Michel Costes se dit très réservé sur la demande de certains d’ouvrir une offre légale en ligne. Il lui semble « peu justifiable que l’état puisse prendre une telle décision concernant des jeux conçus pour produire de l’addiction, et qui s’avèrent, effectivement, particulièrement dangereux ».