décembre 2018
Willy Demeyer (European Forum for Urban Security) ; Natalie Castetz (journaliste)
C’est la première en Belgique. Le 5 septembre 2018, dans le quartier Cathédrale nord de Liège, en centre-ville, une salle de consommation à moindre risque (SCMR) a ouvert ses portes. Les voisins avaient été invités à venir visiter le lieu, baptisé Såf Ti (« Protège-toi » en wallon), doté d’une salle d’inhalation, d’une salle d’injection et d’un cabinet de consultation, ouvert tous les jours et animé par une quinzaine de personnes : infirmiers, éducateurs, médecins.
Après plus d’un mois de fonctionnement, la SCMR affiche son premier bilan. « Les objectifs semblent atteints : plus de 120 usagers ont déjà fréquenté la salle, avec une présence en augmentation constante. Comme l’on s’y attendait, ce sont principalement des consommateurs d’héroïne et de cocaïne qui sont le plus représentés, avec une majorité d’hommes âgés de 25 à 49 ans. » Des chiffres encourageants puisque le nombre de consommateurs de drogue en rue, le public-ciblé, est estimé à 300.
Au-delà des chiffres, un autre bilan est établi par la ville pionnière, lui aussi positif : « Aucun incident n’est à déplorer. L’implantation dans le quartier se fait sans trop de difficultés et les services sociaux et les policiers, satisfaits de la procédure mise en œuvre, adaptent leur mode de fonctionnement à cette nouvelle réalité. » Enfin, ce dispositif « fait l’objet d’un consensus politique large, assure Willy Demeyer, bourgmestre de Liège. En fonction de l’organisation fédérale de la Belgique, il bénéficie au niveau wallon d’un soutien législatif et la Région wallonne m’a d’ailleurs fait savoir qu’elle répondrait favorablement à notre demande de subvention ». Et pourtant. Cette SCMR résulte d’une longue démarche, confrontée à de nombreux obstacles pour finalement s’inscrire dans le projet européen du nom de Solidify.
Le projet Solidify (Supervised Drug Consumption Facilities to Instill Harm Reduction and Social Cohesion at Local Levels ou Salles de consommation à moindre risque pour renforcer la réduction des risques et la cohésion sociale à l’échelon local) a été lancé début 2018 et durera jusqu’en décembre 2019, coordonné par le Forum européen pour la sécurité urbaine (Efus 1, selon le sigle en anglais). Cofinancé par le Programme Justice «Supporting Initiatives in the Field of Drugs Policy» de la Commission européenne, il accompagne les villes partenaires 2 dans le déploiement d’une politique de réduction des risques, et les aide à mettre en place des salles de consommation à moindre risque en leur donnant des outils concrets « pour une gestion efficace et concertée de ce type de structures ». Ce dispositif poursuit des objectifs tant de santé publique que de sécurité, de tranquillité publique et de cohésion sociale.
Il répond aussi à un constat établi par l’Efus : les villes européennes sont de plus en plus confrontées à des problèmes de santé et de sécurité publique liés à l’usage et aux trafics de drogues. « Le démantèlement des trafics est long et les actions uniquement répressives ont montré leurs limites. Les consommateurs sont souvent en situation de grande précarité (sans domicile fixe…) et parfois sans aucun contact avec des structures médicales, ce qui augmente leur vulnérabilité face aux drogues. » Or, rappelle l’Efus, les enjeux pour la sécurité urbaine sont multiples : la consommation de drogue dans l’espace public peut être à l’origine de nombreux troubles tels que les tensions avec les riverains, des actes de délinquance ou des trafics. Résultat, « un sentiment d’insécurité dans la population ». Selon l’Observatoire européen des drogues et des toxicomanies, les salles de consommation à moindre risque peuvent réduire la consommation à ciel ouvert et diminuer les nuisances qui en découlent.
Pour aider les villes à ouvrir les SCMR, l’Efus met à leur disposition différents outils via le projet Solidify. Ainsi, des indicateurs qualitatifs et quantitatifs doivent permettre d’évaluer les impacts des SCMR sur le territoire, à court, moyen et long terme. L’Efus s’est aussi engagé à des visites de terrain, des audits et des échanges de pratiques avec les villes qui les ont expérimentées. Au final, un guide de recommandations et de bonnes pratiques sera présenté lors d’un événement ouvert au public, regroupant les villes partenaires, les associations porteuses des dispositifs et les autorités locales. Le rendez-vous est déjà fixé : ce sera à Lisbonne, les 7 et 8 novembre 2019, en synergie avec l’Observatoire européen des drogues et des toxicomanies.
Liège est partenaire du projet Solidify. Une réponse à la réalité de la commune qui approche les 200 000 habitants. Concernant la toxicomanie, la Ville a déjà élaboré un Plan d’action global (Prévention, Réduction des Risques, Traitement, Répression) et mené de nombreux projets pilotes en matière de réduction des risques, avec le Parquet, les hôpitaux et les associations de terrain : programme de substitution (méthadone), échanges gratuits de seringues, jusqu’à une expérience pilote de délivrance contrôlée d’héroïne, dite Traitement assisté par Diacétylmorphine (Tadam). Menée de 2011 à 2013, l’expérience n’a pas été reconduite, faute de moyens budgétaires. Mais depuis, « nous avons constaté une recrudescence d’une scène ouverte de la drogue au centre-ville », constate Willy Demeyer, bourgmestre de Liège depuis 1999.
Si Willy Demeyer, par ailleurs président de l’Efus depuis 2017, est depuis longtemps favorable à l’ouverture d’une salle de consommation à moindre risque, il se heurte à des freins légaux, en raison d’une loi datant de 1921 qui interdit de faciliter l’usage de drogues. « Le cadre législatif est resté terriblement figé. J’ai introduit deux propositions de loi pour permettre la reconnaissance du traitement à base d’héroïne médicale et la création de salles de consommation à moindre risque. Faute de majorité, les textes sont toujours pendants au Parlement fédéral. » Le bourgmestre dit avoir alors décidé de concentrer son action « sur le consensus de terrain. La visibilité de la toxicomanie à Liège est telle qu’à ce moment il y a eu une adhésion citoyenne et politique à la solution proposée. Fort du soutien des acteurs de terrain et de ce consensus, j’ai pu alors entamer une démarche vers les services de police et les acteurs judiciaires ».
Le bourgmestre s’est par ailleurs appuyé sur une enquête du service fédéral de la Recherche scientifique 3, menée fin 2015 sur les conditions de faisabilité de salles de consommation dans les cinq grandes villes belges (Anvers, Bruxelles, Charleroi, Gand, Liège). Début 2018, la publication des résultats de cette étude a coïncidé avec une grande enquête journalistique intitulée « Liège, Tox City ».
« J’ai décidé de m’appuyer sur ces deux éléments pour remettre sur la table le projet de salle de consommation. » Après le feu vert du Conseil communal et du Parlement wallon, la SCMR a été ouverte. Coût annuel du dispositif : environ 840 000 euros.
Le premier bilan est certes positif, mais « cette salle n’est que le maillon d’une chaîne, insiste Willy Demeyer. Il faut rouvrir le dispositif Tadam qui soignait avec succès les usagers ayant accepté de s’inscrire dans le programme de distribution contrôlée d’héroïne. Il faut également accentuer la prévention, par le biais d’une politique sans tabou. Il faut aussi renforcer, avec l’aide de la police fédérale, la lutte contre les trafiquants et les mafias de la drogue qui gangrènent nos quartiers ».
Solidify ne consiste pas seulement à expérimenter mais aussi à favoriser les échanges. « Pouvoir échanger, comparer ou innover avec d’autres villes au niveau européen est une richesse qui permet d’avancer mieux et plus vite et ce, au bénéfice des habitants et usagers des villes », rappelle le président de l’Efus. Depuis le lancement du projet, deux visites d’études ont été effectuées, à Barcelone en Espagne et à La Haye, aux Pays-Bas. Fortes d’une expérience de plusieurs décennies en matière de réduction de risques, ces deux villes ont toutes deux adopté « des stratégies différentes mais qui s’avèrent efficaces », note Wily Demeyer.
Barcelone a ainsi mis en place des centres intégrés -réduction des risques et traitement-, et « le traitement des toxicomanes comme des malades chroniques a permis la maîtrise du phénomène, avec la diminution de la mortalité des toxicomanes et la réduction des nuisances publiques », selon l’Efus. Le succès du modèle barcelonais est aussi lié à une série de facteurs : l’adoption à l’unanimité par tous les partis politiques d’un plan d’action Drogue intégré, qui définit, tous les quatre ans, les missions des différents acteurs par le Conseil municipal. Par ailleurs, les SCMR se sont implantées dans différentes zones de la commune, même si la majorité des toxicomanes se concentrent en centre-ville. Enfin, une équipe d’éducateurs de rue a été créée, afin de pacifier l’espace public, d’aller à la rencontre du public visé et de l’encourager à utiliser les différents dispositifs de réduction des risques.
À La Haye, l’approche est différente, selon l’Efus : les deux SCMR créées en 2002 ont été fermées en 2014 pour laisser place à un réseau d’hébergement, où est tolérée la consommation de produits, alcool et drogues diverses. Deux refuges, « Woodstock » et « Domus », abritent des utilisateurs à long terme qui veulent améliorer leur santé en dépit de leur addiction. Ces deux refuges ont élaboré des stratégies pour avoir de bonnes relations avec les résidents et coopèrent étroitement avec l’administration municipale et les services de police.
Les conditions de réussite et de durabilité d’une SCMR varient donc en fonction des villes. En Belgique, l’étude de faisabilité 4 avait établi une vingtaine de recommandations pratiques tant d’un point de vue juridique qu’organisationnel, avec un objectif prioritaire : l’amélioration de la santé et de la sécurité des usagers de drogue. Il est recommandé, par exemple, d’établir un cadre légal clair, de bénéficier d’un soutien politique et d’un financement structurel, d’établir un accord de coopération avec la police et la justice ainsi qu’un partenariat institutionnel.
Le groupe ciblé doit comprendre les usagers de drogue les plus précarisés, dont il faudra respecter la protection de la vie privée lors de leur enregistrement, comme prendre en considération les avis. La salle doit être située dans un lieu accessible, intégrée avec le continuum de soins, animée par une équipe multidisciplinaire, suivre des protocoles et des procédures claires avec un règlement d’ordre intérieur, proposer des horaires d’ouverture adaptés. Autres recommandations : une bonne communication avec les parties prenantes de la communauté locale et leur implication continue dans le suivi de la SCMR ; enfin, une évaluation scientifique rigoureuse du dispositif.
Il n’y a donc pas UN modèle, en Europe, dont on pourrait essayer de s’approcher. « Il en existe 90 et Liège est le 91ième, répond le président de l’Efus. Car non seulement chaque pays, mais aussi chaque ville, voire chaque salle est un modèle à part entière. » Chaque structure est bien différente car « elle se doit d’être adaptée au quartier dans lequel elle a été implantée, aux citoyens qui fréquentent le quartier, aux riverains et enfin, aux usagers de drogues qui vont s’y rendre une, deux, voire dix fois par jour si nécessaire, faisant ainsi de cet endroit, le leur ». Après Liège, la ville de Bruxelles étudie le projet de salles de consommation à moindre risque.
Prochain rendez-vous, le 3 avril 2019, au Parlement européen, à Strasbourg. Dans le cadre de la visite d’étude organisée par le projet Solidify, l’Efus, la Ville de Strasbourg et l’association Ithaque qui y gère une SCMR invitent à un symposium européen sur les salles de consommation à moindre risque. L’événement permettra d’échanger sur les expériences européennes, l’évolution des différents cadres législatifs ainsi que sur les innovations et perspectives d’avenir.