décembre 2018
Laurence d’Arcy (Institut universitaire sur les dépendances) ; Serge Brochu (Université de Montréal) ; Serge Maynard (Institut universitaire sur les dépendances)
Alors que la prohibition du cannabis constitue la norme pour une majorité de pays à travers le monde, les effets délétères d’une telle posture, dont la criminalité qui en est son corollaire, ont conduit plusieurs pays à revoir leur position sur le sujet. Pour ces derniers, deux options se présentent : la décriminalisation ou la légalisation. Il convient donc de bien les distinguer.
La décriminalisation consiste habituellement à éliminer les accusations criminelles associées à la consommation personnelle sans pour autant l’autoriser. Par contre, le trafic demeure un acte criminel. Aucun contrôle quant à la qualité des produits n’est effectuée. Les marchés criminels déterminent les prix du produit et empochent les profits. La légalisation, quant à elle, consiste à encadrer par une loi toutes les activités liées à une drogue (culture, production, distribution, vente, achat, possession et usage). Toutes les actions qui ne respectent pas la loi sont passibles de sanctions pénales suivant leur gravité.
Le modèle de légalisation choisi par un Etat ou un pays se place sur un continuum allant d’un marché purement commercial à un marché restrictif. Dans le cas de la légalisation avec un modèle commercial, le rôle de l’Etat est limité de façon à laisser au marché le soin de s’autoréguler, ce qui pourrait conduire à une commercialisation à outrance qui maximiserait les profits en faisant la promotion de la consommation. À l’opposé, ce sont fréquemment des objectifs de santé publique qui guident le modèle restrictif. La consommation est donc permise, mais fortement encadrée, voire découragée de manière à réduire les méfaits qui y sont associés. À titre d’exemple, les pays occidentaux ont pour la plupart un modèle commercial en ce qui concerne l’alcool et un modèle restrictif en ce qui concerne le tabac.
À partir du début du XXe siècle, un courant prohibitionniste entourant le cannabis émerge aux Etats-Unis et conduit plusieurs Etats à adopter des lois l’interdisant. Certains experts considèrent, en outre, que l’ajout in extremis du cannabis à l’annexe de la Loi canadienne sur l’opium et les drogues narcotiques de 1923 aurait également été fait sous l’influence de ce courant (Sampson, 2017).
Il faudra attendre 2012 pour voir les premiers Etats américains mettre fin à la prohibition du cannabis, lorsque les Etats de Washington et du Colorado légalisent le cannabis à des fins récréatives. À cette époque et particulièrement dans ces deux Etats, le marché du cannabis médical, très lucratif, était très peu encadré et de plus en plus de consommateurs récréatifs s’approvisionnaient via le marché gris, ou parvenaient à obtenir une prescription médicale. Contraints par des groupes de pression, les gouvernements ont changé la législation pour se réapproprier le marché du cannabis en instaurant des règles plus strictes, tout en leur permettant de toucher une part des revenus générés par la vente. Dans les deux cas, le modèle de légalisation retenu est celui d’un marché commercial avec des règles strictes. Seuls les adultes de 21 ans et plus peuvent acheter le produit et ce, uniquement dans des boutiques spécialisées, et en posséder une quantité maximale d’une once (28 g). Seule la consommation dans des lieux privés est autorisée.
Un système de contrôle de la production, de la distribution et de la vente a été mis en place. L’obtention de licences est obligatoire pour les entreprises qui œuvrent dans ce marché et leur personnel doit respecter les conditions d’éligibilité. Dans ces deux Etats, seul le Colorado permet l’autoproduction. Le Colorado est également le seul à avoir des restrictions d’accès au cannabis non médical pour les non-résidents, de manière à limiter le tourisme du cannabis (Obradovic et Gandilhon, 2018). Depuis 2012, plusieurs autres Etats américains ont légalisé le cannabis à des fins récréatives, même si la prohibition demeure au niveau fédéral.
En Amérique du Sud, le gouvernement de l’Uruguay annonce en 2012 ses plans de légalisation du cannabis afin de contrer la criminalité, le trafic, la violence et les problèmes de santé associés au cannabis. En 2013, la loi légalisant cette substance est signée, mais son entrée en vigueur est reportée jusqu’en 2015. Cette loi permet aux citoyens de plus de 18 ans de pratiquer l’autoproduction et d’acheter un maximum de 40 g par mois. Ce n’est qu’en 2017 que la distribution et la vente débutent, dans seulement seize pharmacies qui offrent deux types de produits avec des faibles taux de THC. Les acheteurs doivent obligatoirement s’enregistrer avec leurs empreintes digitales dans un registre national de monitorage de leur consommation (Bernas et Montevideo, 2015). Ils peuvent également cultiver leurs plants de cannabis dans des coopératives de quartier.
L’augmentation notable de la consommation du cannabis à partir des années 1960 a conduit le Canada à reconsidérer sa position à l’égard de cette substance et une commission royale portant sur cette question a alors été mise sur pied. Celle-ci aboutit à la publication du rapport Le Dain en 1972 qui recommande notamment la décriminalisation de cette substance. Par contre, aucune suite n’est donnée à cette recommandation. Il faudra encore trente ans avant que deux rapports, l’un émanant des travaux effectués par le comité sénatorial sur les drogues illicites et l’autre déposé par un comité parlementaire soient publiés sur la question. Ces deux comités arriveront aux mêmes constats que le rapport Le Dain, mais le rapport du comité sénatorial ira plus loin et recommandera la légalisation du cannabis. Encore une fois, les recommandations de ces comités ne seront pas appliquées. Bienqu’un projet de loi visant la décriminalisation du cannabis soit déposé au Parlement canadien, il ne sera pas adopté, suite au déclenchement d’une élection. Ce ne sera qu’avec l’élection du gouvernement libéral en 2015 que la question refera surface. Pour donner suite à sa promesse électorale de légaliser le cannabis, le gouvernement met sur pied une consultation publique à l’été 2016. En avril 2017, le projet de loi C-45 voit le jour.
Cette loi s’appuie sur des principes de santé publique et poursuit trois grands objectifs : mieux contrôler l’accès à cette substance, particulièrement pour les jeunes ; protéger la santé en contrôlant la qualité du produit ; faire échec au marché illégal du cannabis.
La loi fixe à 18 ans l’âge légal (minimal) pour avoir le droit de posséder, d’acheter et de cultiver du cannabis à des fins personnelles. Par contre, elle limite à 30 g la quantité maximale qu’un individu peut posséder en public, à quatre le nombre de plants qu’un individu peut cultiver et interdit strictement la revente du cannabis. De plus, cette loi place sous la responsabilité du gouvernement fédéral l’élaboration et l’application des exigences auxquelles doivent se soumettre les producteurs qui cultivent et fabriquent le cannabis. Cela couvre notamment les types de produits permis, la puissance et les tailles des portions, les normes relatives à l’emballage et à l’étiquetage des produits, les pratiques de production et finalement les normes en matière de suivi du cannabis (de la semence jusqu’à la vente).
Les sanctions pénales liées à une infraction à l’une ou l’autre de ces dispositions varient selon sa gravité : elles peuvent aller d’une simple contravention pour les petits délits (p.ex. production à domicile de plus de quatre plants de cannabis) jusqu’à quatorze ans d’emprisonnement pour les plus graves (p.ex. donner ou vendre du cannabis à un mineur).
La légalisation du cannabis à des fins récréatives a parallèlement conduit le gouvernement fédéral à revoir sa loi sur la conduite avec faculté affaiblie (c-46) afin de l’arrimer à la nouvelle réalité entourant le statut du cannabis. Cette loi fixe notamment à 2 nanogrammes de tétrahydrocannabinol (THC) par ml de sang la limite de concentration de THC dans le sang à partir de laquelle un individu est passible d’une sanction (les sanctions devenant plus sévères au-delà d’une concentration de 5 nanogrammes) 1.
Pour leur part, les provinces et territoires se sont vu conférer la responsabilité d’élaborer, de mettre en œuvre et d’encadrer la distribution et la vente de cannabis. De plus, ces derniers ont également le pouvoir d’établir leurs propres règles relatives au cannabis tout en respectant le cadre global qu’impose la loi fédérale.
Au Québec, tout comme au Canada, ce sont encore une fois des principes de santé publique qui auront guidé l’élaboration de la loi encadrant le cannabis. Si cette loi s’aligne sur plusieurs éléments de la loi canadienne, elle est beaucoup plus restrictive sur d’autres points. En outre, elle interdit la culture à domicile de cannabis à des fins personnelles et applique le principe de tolérance zéro pour la conduite suite à la consommation de cannabis.
Le Québec a fait le choix de constituer une société d’Etat, la Société québécoise du cannabis (SQDC), pour assurer la vente et la distribution de cannabis à travers différents points de vente ou en ligne (la livraison à domicile est permise). Contrairement à sa contrepartie pour la vente d’alcool, la Société des alcools du Québec (SAQ), la SQDC pourra engendrer des déficits et devra verser ses profits à un fonds de prévention et de recherche en matière de cannabis.
La légalisation du cannabis à des fins récréatives au Canada s’est inspirée de principes de santé publique. Les contrôles et les restrictions imposés, plus importants que pour l’alcool, réconfortent ceux qui craignent une augmentation de la prévalence de consommation et les conséquences qui pourraient en découler. Ainsi, tout en légalisant le cannabis à des fins récréatives, le législateur continue à considérer cette substance comme une drogue dangereuse, du moins, plus risquée ou menaçante que l’alcool. Qu’en est-il réellement ?
Dans un article publié dans la prestigieuse revue The Lancet en 2010, Nutt, King et Phillips présentent des résultats qui portent à réfléchir sur les dommages causés par les drogues. En effet, ils ont invité des experts à participer à un séminaire interactif afin d’évaluer les méfaits (individuels et sociaux) de vingt drogues à partir de seize critères. L’alcool est ressorti comme étant la substance causant le plus de méfaits, suivie de l’héroïne et le crack. Le cannabis se trouve en 8e rang de ce classement 2.
Le Québec est pour le moment l’une des provinces canadiennes qui rendra le cannabis le moins accessible. Non seulement il s’agit d’une des deux seules provinces ayant annoncé son intention d’interdire la culture de plants de cannabis à domicile, mais avec l’ouverture de vingt succursales pour la distribution de ce produit, nous en aurons le même nombre qu’au nouveau Brunswick, une des provinces voisines qui compte une population dix fois moins nombreuse que le Québec.
L’alcool est la substance psychoactive qui cause le plus de méfaits. Pourtant, non seulement l’accès en est facile avec ses nombreux points de vente (403 succursales et 398 agences), mais la Société des alcools du Québec, qui a le monopole de distribution, favorise sa consommation : elle fait la publicité de ces produits en offrant régulièrement des soldes et en mettant en place un système de fidélisation. Deux poids, deux mesures, pourtant les mesures les plus restrictives sont ici appliquées au produit le moins nocif.
En toute logique, les mesures restrictives en matière d’usage de substances psychoactives devraient être mises en place en fonction de leurs dangers réels. Nous craignons que, en nous appuyant sur des principes de santé publique, nous adoptions, actuellement au Québec, une attitude néo-prohibitionniste qui pourrait nous éloigner de la perspective initiale du projet de loi qui consiste à protéger la santé et à intégrer les consommateurs au marché licite.