décembre 2018
Clémence Chabbert et Héloïse Rive (CEID Addiction) ; Morgane Austruy (Fédération Addiction) ; Valérie Diaz (Le Petit café) ; Natalie Castetz (journaliste)
Cela demande du temps. « Beaucoup de temps et de patience », reconnaît Héloïse Rive. Depuis janvier 2018, chaque semaine, le jeudi, l’assistante sociale du Centre de soins, d’accompagnement et de prévention en addictologie (Csapa) de Bordeaux se rend dans quatre points de vente de la Française des jeux (FDJ), accompagnée de Clémence Chabbert, animatrice en addictologie. Toutes deux s’installent, au comptoir ou en salle, durant plus d’une heure. À côté, des clients achètent un jeu de grattage, remplissent une grille de loto, font des paris hippiques avec le PMU. « Nous sommes là comme deux clientes lambda, en nous fondant discrètement dans l’ambiance, raconte Héloïse Rive. L’environnement du bar-tabac favorise la convivialité et les contacts. »
Car tel est le but du binôme « Addiction sans substance » (ASS) : entrer en contact. Et ce, avec le patron du bar-tabac, avec les consommateurs, avec ceux qui jouent. Et, surtout, avec les joueurs susceptibles d’être en situation de vulnérabilité. « Notre présence, régulière, suscite la curiosité et, peu à peu, la discussion », explique Héloïse Rive. « Nous finissons par leur expliquer ce que nous faisons et à leur parler du Comité d’étude et d’information sur la drogue et les addictions (CEID) », ajoute Clémence Chabbert.
Et puis, de discussion en discussion, « certains se montrent intéressés et un jour, je donne ma carte, ajoute Héloïse Rive. Ils savent ainsi qu’il existe un lieu de soins et des services d’aide spécialisés pour les joueurs en difficulté ». Ainsi, chaque semaine, le binôme poursuit sa mission, au fil des visites-rencontres dans les bars-tabacs : « Créer du lien avec les joueurs, échanger, sensibiliser, transmettre des informations et, pour ceux qui le souhaitent, les orienter vers une consultation. » Originalité de cette démarche : elle est menée en partenariat avec la Française des jeux, l’opérateur public de jeux de grattage, de tirage et de paris sportifs.
À l’origine du dispositif, une volonté des pouvoirs publics : « Prévenir le jeu excessif et favoriser une pratique raisonnable. » Tout a commencé en 2012, en toile de fond de l’ouverture de l’offre de jeux d’argent et de hasard (JAH) : pour lutter contre les phénomènes addictifs et améliorer la prise en charge des joueurs excessifs ou pathologiques, le ministère des Affaires sociales et de la santé ainsi que le ministère de l’Économie ont débloqué des fonds destinés aux régions (circulaire du 22 novembre 2012).
Ces dotations visaient à renforcer les Csapa de binômes dédiés aux JAH. Ces équipes « Addiction sans substance » sont susceptibles de proposer une prise en charge médico-psycho-sociale des problématiques des addictions au jeu, et ainsi de permettre aux Csapa de mieux y répondre. Avec ce projet, il s’agit d’expérimenter des modalités d’« aller-vers », dans une démarche d’intervention précoce (IP) et de réduction des risques et des dommages (RDRD).
Soixante binômes référents se sont constitués dans tout l’Hexagone. En 2014, un partenariat s’est mis en place avec de nombreux acteurs 1 et la Française des jeux. Car à travers son programme « Jeu responsable », la FDJ l’assure : elle veut « exercer sa responsabilité d’opérateur à tout moment de l’acte de jeu, en recherchant le point d’équilibre entre le respect de la liberté des joueurs et la prise en compte du risque d’addiction ». Du côté de la Fédération Addiction, son président d’alors, Jean-Pierre Couteron, s’est montré convaincu : « En matière d’addiction, quelle qu’elle soit, l’une des pistes à suivre est celle de la régulation. Ce qui suppose de travailler avec les producteurs et les vendeurs, car il serait vain de vouloir rester entre acteurs du monde de la santé. » Et, commente Jean-Pierre Couteron, la FDJ semble « sincèrement engagée dans une vraie recherche d’équilibre entre logique économique et logique sociétale ».
Les chiffres sont là : en 2014, selon l’Observatoire français des drogues et des toxicomanies (OFDT), la proportion des 15-75 ans ayant pratiqué des jeux d’argent et de hasard au cours des douze derniers mois se situait à 56,2 %, contre 46,4 % en 2010. Et s’agissant des comportements à risques, 2,2 % de joueurs à risque modéré et 0,5 % de joueurs excessifs étaient identifiés, soit respectivement environ 1 million et 200 000 personnes.
Après des ateliers et rencontres coordonnés par la Fédération Addiction, le dispositif qui s’est d’abord appelé « Maraudes en points de vente FDJ » s’est peu à peu mis en place. Le principe : « aller vers » les joueurs en délicatesse avec les JAH, dans différents points de vente volontaires de la FDJ. Objectifs : repérer ceux qui sont en situation de vulnérabilité, nouer des échanges avec eux autour des difficultés liées aux JHA, favoriser le cas échéant une orientation vers l’aide de professionnels. « La démarche est innovante, souligne Morgane Austruy, chargée de projet à la Fédération, en ce qu’elle consiste à aller sur les lieux mêmes de la pratique des joueurs, c’est-à-dire dans les bars-tabacs, ce qui nécessite une posture bien spécifique. » Une logique de prévention qui « évite d’attendre que des joueurs en grande difficulté psychologique et financière viennent vers nous pour demander des soins», note la Fédération.
Une première phase pilote a été lancée en 2015, avec l’appui de jeunes volontaires en service civique 2 sous la supervision de quatre Csapa 3). À Bordeaux, Héloïse Rive, assistante sociale au CEID assurait déjà des consultations spécialisées liées aux jeux. Elle s’est portée volontaire pour, tutrice, suivre les démarches des deux jeunes dédiés au projet : ils rendaient visite aux six détaillants volontaires, informés du projet par des responsables de la FDJ.
Cette première expérimentation « a permis de valider l’utilité de « l’aller vers » basé sur la rencontre dans cet écosystème du jeu et qui constitue indéniablement une passerelle dans l’accès aux soins », commente Morgane Austruy. « La démarche a aussi permis, note Héloïse Rive, de sensibiliser les détaillants qui ont une place centrale dans le dispositif, et de mettre en exergue l’acceptabilité pour eux d’accueillir des professionnels du soin. Il ne s’agissait pas seulement de capter des joueurs mais de rapprocher les deux univers, l’univers du jeu et l’univers du soin. Les détaillants ont vu que notre objectif n’était pas que les joueurs cessent de jouer, mais qu’ils aient une pratique raisonnable du jeu et que nous soyons identifiées, par tous, comme des ressources ».
Car jusque-là, tous avaient des représentations erronées les uns des autres : les détaillants étaient souvent perçus comme quasiment des « marchands de mort », et avaient en retour une fausse image du monde du soin qu’ils voyaient comme celui de « prohibitionnistes moralisateurs ». « Ce projet a permis une acculturation commune et une reconnaissance mutuelle », selon Morgane Austruy.
Une évaluation a été menée fin 2016 par l’OFDT 4, auprès des détaillants concernés. Les forces et les faiblesses de l’expérimentation ont été évaluées et des actions correctives identifiées. En janvier 2018, une deuxième version a donc été mise en place, pour dix mois. Objectifs : « Consolider les premiers résultats obtenus et évaluer la pertinence des modalités d’intervention déjà expérimentées », explique Morgane Austruy. Et ce, dans un objectif de modélisation, puis, si possible, de généralisation.
Trois sites se sont portés volontaires pour cette nouvelle expérimentation menée par la Fédération Addiction et la FDJ : les CSAPA du Groupe Écoute Information Drogue (GREID) de Valenciennes, l’Association Provins Solidarité (APS contact) à Provins et le CEID à Bordeaux. Suivant les recommandations de l’OFDT, les responsables de secteur et les commerciaux de la FDJ ont été associés plus en amont dans la mise en oeuvre du dispositif : ils ont sélectionné les points de vente conjointement avec les binômes, qu’ils ont introduits chez le détaillant, « jouant ainsi un rôle d’interface central tout au long de l’expérience », précise Morgane Austruy.
Autre étape préalable importante : la formation. Héloïse Rive a suivi, avec Clémence Chabbert, une formation d’une semaine. Au programme : l’univers des points de vente (sociologie et typologies du jeu, l’organisation du monde du jeu), l’aller-vers dans une démarche d’intervention précoce et de RDRD : postures et pratiques.
Après plusieurs mois, le constat est positif. Valérie Diaz, qui tient depuis un peu plus d’un an le Petit Café en centre ville de Bordeaux, le reconnaît : « J’étais réticente au départ, par crainte de faire fuir les clients. À la base, je suis commerçante et j’étais tiraillée entre la demande de Française des jeux de motiver les joueurs et de promouvoir l’offre de jeux proposée dans mon établissement et cette démarche de sensibilisation. Aujourd’hui, je signale à Clémence et à Héloïse les joueurs en difficulté et j’ai pris des cartes et des flyers. »
« À nous ensuite de ne pas les brusquer, raconte Clémence Chabbert, ni forcer la rencontre ni les faire fuir, mais d’établir un contact le plus naturellement possible en parlant de météo ou d’un article de journal ». Pédagogie oblige, il faut « savoir se présenter, ne pas utiliser tout de suite le mot addictologie qui peut faire peur ou être trop abstrait ».
Côté joueurs, cette démarche permet de déconstruire l’image du soin qu’ils avaient : « Certains ne savent pas que des lieux de soins existent, d’autres en ont une image stéréotypée très négative. » Héloïse Rive se souvient ainsi de cet ouvrier dans le bâtiment, d’une quarantaine d’années : « Il a pu expliquer sa souffrance, nous raconter qu’il se sentait aliéné et avait perdu tout contrôle, dépensant trop d’argent malgré son envie d’arrêter. Je lui ai donné ma carte et l’ai senti soulagé, d’avoir pu parler et de savoir qu’il existait des lieux de soins. »
Enfin, le binôme reconnaît de son côté « une vraie découverte du métier de détaillants et de sa dureté, ainsi qu’une réelle remobilisation professionnelle qui conduit à être créatif, pour faire passer un message de soin qui donne envie de prendre soin de soi ».
Côté Française des jeux, Christian Rocher, responsable de secteur FDJ dans le département de la Gironde (600 points de vente) depuis 2016, apprécie « ce travail d’équipe et la relation qui s’installe entre l’association, nos joueurs et nos détaillants qui ouvrent leurs portes et comprennent qu’il faut savoir contrôler les addictions. Cette démarche ne fait pas perdre de chiffre d’affaires aux détaillants mais permet d’éviter d’en arriver à des situations dramatiques ». Yann Deniel, commercial de la FDJ, a rejoint le projet en 2017 et participé à la sélection des points de vente volontaires, dans différents quartiers de Bordeaux : « Cela nous a permis de revoir nos définitions de l’addiction, qui touche moins le gros joueur que celui qui joue au-delà de ses moyens et concerne finalement toutes les catégories sociales. Et nous avons une vision plus éclairée des structures de soins. Les détaillants ont un rôle de médiateurs à jouer et doivent être à l’écoute. C’est très nouveau pour nous ! »
Reste que l’expérimentation n’a pas toujours été facile. Du côté des détaillants, certains ont fait preuve de réticence au départ, avec la vision d’un modèle de soin basé sur l’abstinence, qui fasse fuir les clients, « alors que le concept de la RDR vise une pratique régulée sans omettre la notion de plaisir », rappelle Morgane Austruy.
Certains joueurs, pour leur part, la voient parfois comme « intrusive ». Valérie Diaz se souvient de la réaction négative d’un client se plaignant le lendemain de leur passage « déplacé », que l’on se soit « immiscé dans ma vie ». Ce qui ne l’a pas empêché de revenir dès le lendemain.
D’autres sont « tellement concentrés sur leur jeu qu’ils ne lèvent même pas la tête, raconte Clémence Chabbert : il est parfois impossible de croiser un regard ! ». D’autres encore sont sur la défensive : « Ils disent ne pas être concernés, mais parlent d’eux à travers les autres… », ajoute Heloise Rive.
Autant de réactions qui nécessitent une adaptation du professionnel et une posture spécifique. « Chaque mot est un levier pour aller plus loin, tout en gardant son fil, reconnaît Héloïse Rive. Cela demande beaucoup de concentration et peut être, parfois, frustrant : on repère des joueurs mais on sent que l’on peut les braquer très vite. Il ne faut pas forcer les choses, prendre le temps et gérer sa frustration. » Le but recherché est d’attirer la curiosité, « faire en sorte qu’ils s’interrogent mais sans se sentir stigmatisés ». La notion de temporalité est intrinsèque à cette démarche qui s’inscrit dans la durée « pour instaurer une vraie relation de confiance ».
Au final, cette deuxième phase de l’expérimentation s’avère satisfaisante, selon la Fédération : les bilans intermédiaires réalisés tout au long de l’année avec l’ensemble des acteurs concernés montrent des retours « très positifs », selon Morgane Austruy. Et de citer quelques exemples : une adhésion commune quant aux objectifs ; une meilleure connaissance et une reconnaissances réciproques entre les détaillants, bienveillants et facilitateurs et les binômes ; une relation de confiance instaurée entre eux ; les liens créés avec les joueurs. Les trois binômes de 2018 l’ont tous remarqué : « Aujourd’hui, les visites-rencontres sont attendues. »
L’expérimentation devait être évaluée par l’OFDT fin 2018 et les résultats communiqués début 2019 par FDJ et la Fédération Addiction. Tous envisagent de la diffuser dans les régions, de poursuivre le partenariat et de réaliser un référentiel de ces modalités d’intervention en points de vente.