décembre 2004
Emmanuelle Barboni (Le Radeau)
Face à ces questions épineuses que représentent la méthadone en milieu résidentiel ainsi que la cohabitation de personnes abstinentes et de personnes en traitement médical, le Radeau, centre thérapeutique pour personnes toxicodépendantes, situé à Orsonnens, dans la région fribourgeoise, profite de l’occasion pour faire part de son expérience en la matière.
Créée en 1981, après avoir accueilli pendant près de vingt ans des personnes abstinentes, sevrées de tout produit, avec, pour objectif, la réinsertion professionnelle, sociale ainsi que la reconstruction personnelle, l’association ouvre ses portes aux personnes sous prescription médicale de méthadone, de subutex et autre médication connexe.
Après vingt ans d’abstinence, s’ouvrir à l’accompagnement aux personnes en traitement médical et, de plus, mélanger les deux types de population, quel défi pour une petite institution comme la nôtre (12 places)! Si ce n’est le risque d’incohérence en lien avec la cohabitation, comme se sont empressés de le soulever quelques voix critiques, tout au moins celui de la nouveauté et de l’originalité, avec le cortège d’incertitudes directement liées au changement.
Comment, pour une équipe d’intervenants pluridisciplinaires d’une dizaine de personnes, digérer, assimiler, cette nouveauté?
Dans les lignes qui suivent, nous allons donner un aperçu de comment se passe, concrètement, la cohabitation au Radeau et du pourquoi de sa mise en place, de la construction de cette diversification de la population accueillie. Nous aborderons ces sujets de la cohabitation et de la prise en charge des personnes en traitement par la méthadone en résidentiel en nous référant notamment à l’étude mandatée par l’institution elle-même 1
«… la méthadone à notre avis, devrait permettre à la personne de pouvoir garder une certaine indépendance… ça devrait permettre aux gens de vivre plus ou moins normalement. Alors pourquoi accueille-t-on ces personnes en milieu institutionnel, alors qu’elles devraient avoir cette autonomie?» 2
C’est en ces termes que s’interroge un interlocuteur appartenant au groupe politique tiré de ladite étude. Pour les collaborateurs du Radeau, dans la perspective de l’arrivée de personnes en traitement de substitution, la réflexion s’est posée à travers des questions de cet ordre:
Cette liste d’interrogations est loin d’être exhaustive, mais reflète l’état d’esprit de l’équipe avant la mise en place du projet.
Pourquoi ce changement, pourquoi ouvrir nos portes aux personnes en traitement de substitution, pourquoi ce nouvel élan? Au départ, il est directement en lien avec le recul progressif des demandes d’admission constatées depuis 1998.
Alors, nous nous sommes interrogés: que s’était-il passé, pourquoi cette baisse d’intérêt pour une démarche en résidentiel? Les personnes toxicodépendantes auraient-elles tout à coup décidé de toujours consommer? Auraient-elles décidé de tenter l’expérience de l’arrêt du ou des produits en solitaire? Non, le fait était que très peu d’institutions entraient en matière pour des personnes en cure de méthadone, les portes des résidentiels étant closes, pour la plupart, aux «subtitutions»!
Le Radeau a choisi alors de réagir et de créer de l’offre, une offre sérieuse, sans modifier ses prestations de base: la possibilité de suivre une thérapie, en résidentiel, avec traitement de substitution. En effet, l’objectif principal restant le même qu’auparavant, à savoir la réinsertion sociale de personnes en difficulté avec les drogues.
Concrètement, nous avons tenté de faire face à l’arrivée des personnes en traitement de substitution en sortant de notre routine quotidienne, en visitant et échangeant avec des professionnels des dépendances, en confrontant divers points de vue.
Nos principales peurs et questions se sont rapidement dissipées pour faire place à la motivation et l’envie d’offrir nos services ainsi que notre cadre thérapeutique aux personnes en traitement de substitution.
En ce qui concerne nos contacts avec le domaine médical, nous précisons ici que l’accueil de la population en traitement par la méthadone nous a permis de nous rapprocher, de raffermir nos échanges professionnels et d’installer une étroite collaboration avec lui.
Aujourd’hui, nous avons également un médecin de référence attitré avec lequel des liens réguliers et des évaluations planifiées sont programmés. Ce partenariat est essentiel dans la réussite de la thérapie et du traitement médical.
Les pistes de réflexion
Par rapport au sevrage et l’abstinence, il s’agit là d’une question complexe dans la mesure où se mêlent des convictions personnelles qui touchent non seulement les individus sous méthadone, mais aussi leurs familles ou amis. Pour ces personnes, l’idéologie dominante derrière la méthadone est souvent encore celle du mauvais objet. Le désir des clients est, dans la majorité des discours que nous rencontrons au Radeau, d’arrêter, au plus vite, ce produit contraignant, ce désir n’étant pas forcément toujours la meilleure solution thérapeutique.
Les recherches actuelles démontrent, cependant, que ce médicament qu’est la méthadone doit être manié avec beaucoup de précautions. En effet, selon les études, le projet d’abstinence devrait se construire avec des individus motivés, bien intégrés socialement et qui sont stabilisés sur le plan psychosocial. C’est également dans ce sens que la philosophie du Radeau concernant la prescription de la méthadone s’oriente, de concert avec le point de vue du médecin, tout en prenant en compte le désir de la personne accueillie. En fait, les pressions sociales concernant le sevrage de la méthadone ne se situent pas seulement au niveau de la famille ou des amis du client, mais parfois aussi au niveau des professionnels du réseau et du milieu politique. Lorsque nous évoquons les termes «recherche» ou «étude», nous pouvons également faire mention du colloque 3 organisé par le Radeau qui a vu les professionnels invités nous confirmer dans notre pratique.
Mais notre responsabilité première est bien l’amélioration de la situation des personnes accueillies par les différents espaces mis à leur profit, à savoir: l’adaptation (ou réadaptation) au travail, le développement de compétences en lien avec les loisirs, le développement personnel dans les différents espaces de parole; ceci dans le but d’atteindre les objectifs permettant de se (ré)insérer socialement, par un travail, un logement, un réseau relationnel, un style de vie sain, un respect du cadre légal de notre société. Quant aux médecins, c’est bien à eux qu’incombe, en priorité, la responsabilité des traitements médicamenteux et de leur éventuel sevrage.
Aujourd’hui, pour nous, l’abstinence n’est plus le moteur de la réinsertion sociale, mais c’est l’inverse: la réinsertion sociale et la stabilité psychique sont les moteurs d’une éventuelle diminution du traitement de méthadone.
L’infrastructure
Sur le plan de l’infrastructure, l’équipe des intervenants du Radeau a mis en place un coffre-fort pour stocker les médicaments, s’est informée des études portant sur la méthadone, le subutex ainsi que sur les effets de la médication connexe. Elle a aussi développé une collaboration avec une pharmacie proche. Dans notre expérience d’accompagnement, nous avons constaté que nos craintes de départ étaient plus liées à une insécurité face à une nouveauté à première vue déstabilisante. Les propos d’un collaborateur, responsable de l’atelier sport, sont significatifs. Pour lui, ce qu’il a dû modifier dans le cadre des activités sportives en lien avec l’arrivée des personnes en traitement, c’est la place dans son sac pour emmener les flacons de méthadone.
La cohabitation vue et vécue de l’intérieur
Pour revenir aux propos de l’interlocuteur du groupe politique tirés de l’étude de la chaire de travail social, nous pensons que ce discours concerne une partie de la population en traitement par la méthadone qui est intégrée socialement, mais ne reflète pas la clientèle qui a besoin d’une prise en charge institutionnelle à long terme. En effet, les personnes que le Radeau reçoit sont extrêmement précarisées dans leur style de vie. C’est pourquoi, la méthadone seule, sans accompagnement thérapeutique institutionnel quotidien, pour elles, ne suffit pas.
Toujours selon l’étude susmentionnée, plusieurs personnalités du social ont des représentations plutôt pessimistes en ce qui concerne la prescription d’un produit de substitution.
«Pour moi, la méthadone ce n’est qu’un produit de substitution de votre dépendance… Tous mes clients qui ont de la méthadone en ce moment consomment d’autres substances à côté. Chez certains il n’y a pas de contacts, la personne passe pour prendre de la méthadone et ça s’arrête là. Consommateur et rien de plus. Pas de suivi, pas de projet, il n’y a pas de perspectives.» 4
Ces propos, «consommateur et rien de plus», sont tristes, la sentence est lourde.
«… plus on fait la distribution de la méthadone, moins c’est intéressant pour les gens d’entrer dans les institutions!» 4
Pour nous, entrer dans un résidentiel est souvent salutaire, même en prenant la méthadone, notamment au minimum dans le but de faire le point de la situation, de (re)trouver un rythme et une hygiène de vie plus sains pour reprendre pied dans l’existence à distance du stress occasionné par la précarité du quotidien dans la zone. Cela, la méthadone ou autres traitements seuls, sans accompagnement thérapeutique adéquat, ne le permettent pas.
Les regards que portent certains partenaires du domaine médical qui ont témoigné dans l’étude précitée sont plus optimistes que les précédents avis, à l’image de celui-ci:
«… Si l’observation au traitement est correcte, il n’y a aucun problème à ce que les deux populations coexistent. Et je trouve même que c’est toujours intéressant de faire coexister deux, trois ou quatre types de populations, pour avoir peut-être encore une approche plus diverse… c’est vrai que l’influence de l’autre a toujours influencé un peu… des risques existent. Il y a bien sûr des situations qui réveillent l’envie de consommer, mais si on va faire que de l’évitement, ils sont fermés entre quatre murs…» 5
Voici un discours auquel nous adhérons. En effet, au sein de nos murs, deux populations cohabitent, ou plutôt coexistent et s’enrichissent mutuellement. C’est cela, la réalité du terrain, notre réalité quotidienne. Elle se compose de personnes sevrées, de personnes en sevrage et de personnes en traitement, mais avant tout d’individus. Chacune et chacun a des motivations à être ici, chacune et chacun a des objectifs, des projets, des espoirs, un parcours de vie et une trajectoire, un désir d’entrer dans quelque chose qui fait sens, qu’il ou qu’elle soit «sous méthadone» ou non. Alors, pourquoi ne partageraient-elles pas leurs expériences? Sous prétexte que certains ont besoin de béquilles médicamenteuses? La réalité que nous voulons transmettre est, tout d’abord, celle du partage, de l’entraide, de la remise en question. Notre réalité professionnelle est aussi celle de personnes qui désirent se réinsérer, avec ou sans traitement substitutif. Enfin, notre réalité dans la cohabitation, ainsi que nous l’avons nommé précédemment, c’est aussi le désir des personnes en traitement de se sevrer, désir que nous sommes parfois amenés à freiner momentanément, la méthadone étant non seulement un produit de substitution, mais aussi un antidépresseur, un anxiolytique et un antipsychotique.
Mais que pensent les personnes accueillies de cette ouverture, de cette mixité de population, de l’arrivée de personnes non sevrées, de la cohabitation et de la coexistence?
Pour en savoir plus à ce sujet, le Radeau a également réalisé un film 6 dans lequel est interviewé notamment un des résidents les plus sceptiques face à cette question de la mixité de la population, lui-même étant arrivé dans l’institution abstinent.
Son scepticisme, il nous l’a affiché dès son entrée dans le centre, comme une marque d’appartenance au clan «abstinent» face au clan des «en traitement médical», scepticisme très probablement lié à ses propres fragilités.
A priori rejetant face aux personnes sous méthadone, il a modifié son point de vue ainsi que ses comportements associés. En effet, dans son témoignage, on l’entend dire qu’au Radeau il a fait l’apprentissage de la tolérance. La tolérance: non, ce n’est pas un vain mot, pas même dans le milieu de la toxicomanie souvent le premier à se montrer intolérant, soit vis-à-vis des siens, soit vis-à-vis des autres.
En ce qui concerne l’étude dont nous avons déjà parlé, les dix personnes accueillies de l’époque (cinq résidents abstinents et cinq résidents en traitement de méthadone) font ressortir que, pour eux, la cohabitation ne pose pas de difficultés majeures. Nous en voulons pour preuve ces extraits de témoignages:
«Moi en arrivant ici, premièrement j’avais un petit peu peur vis-à-vis de ces gens-là, qui ne prennent plus de la méthadone (…) J’ai demandé à une ou deux personnes qui ne prennent pas la méthadone: ‹Ecoute, est-ce que ça te dérange?› Et elle m’a dit ‹Non pas du tout› (…) C’est vrai qu’on est tous différents et que moi j’arriverai au bout du chemin avec plus de temps, quoi.»
«Justement, par rapport à ceux qui prennent de la méthadone, quoi, j’ai le respect car je suis aussi passé par là.»
Dès lors, nous continuons d’accueillir des personnes abstinentes ou en traitement, comme nous continuerons d’accueillir des hommes et des femmes d’âge, de niveau socio-culturel, d’intérêts, de langue différents, la méthadone devenant finalement une diversité négligeable face à la complexité des problématiques multiples rencontrées.
La population toxicodépendante bouge, les symptômes revêtent différents visages, les thérapies s’adaptent, mais la souffrance elle, reste. De même, la physionomie de la population accueillie au Radeau a évolué.
D’abord tous abstinents, puis une personne, puis trois, puis cinq en traitement de substitution. Ensuite, tous en traitement, pour arriver jusqu’aux jours d’aujourd’hui, où le nombre de personnes sans traitement et le nombre de personnes avec est de moitié-moitié, l’équilibre parfait! En effet, depuis le temps ou tous les résidents du Radeau prenaient des traitements de substitution, certains se sont sevrés de leur traitement. Cela nous permet donc de vivre, à nouveau, cette richesse de la mixité de population, cette cohabitation. Seul le point de départ diverge: en 2000, tous ou presque sont arrivés au Radeau avec un traitement de substitution.
En introduction à cet article, nous évoquions la notion de «risque». Nous aimerions conclure en ces termes: pour nous, le plus grand risque que le Radeau a pris est effectivement celui de la remise en question. Si risque il y avait, c’est surtout au niveau de l’insécurité provoquée par le changement qu’il se situait, en tout cas pour les professionnels du Radeau, et non vis-à-vis du choix à proprement parler d’accueillir et d’accompagner, sous un même toit, des individus abstinents et des personnes en traitement de méthadone ou autre substance médicale.