décembre 2004
Ueli Simmel, Franziska Eckmann, Nicolas Dietrich (COSTE)
Quatre constats, d’origines professionnelles très diverses et apparemment sans rapport entre elles, nous ont été relatés récemment et pourraient être formulés ainsi:
Plusieurs mouvements conjoints dégagent en effet aujourd’hui de nouveaux savoirs mais aussi de nouvelles questions et contradictions qui font que les priorités actuelles de santé sont parfois hésitantes. Il existe en même temps:
On pourrait encore étendre cette liste, mais elle suffit pour poser quelques jalons et dégager les fils conducteurs que nous avons choisis de mettre en exergue et qui sont significatifs à nos yeux en terme de coordination de l’intervention professionnelle et porteurs de perspectives face ces nouveaux défis.
La querelle entre paradigme de l’abstinence et paradigme de la substitution a pour effet, sinon de nuire, du moins de freiner le développement de connaissances et de stratégies adéquates d’intervention (cf. Fleischmann, 1999), car la proposition d’introduire de nouveaux concepts, tels que «avec prescription de l’abstinence» n’est finalement pas plus fructueuse que la création du concept «acceptant l’orientation vers l’abstinence».
Mais peut-être ces disputes ne sont-elles que l’expression de l’état actuel du travail effectué en Suisse dans le domaine des dépendances, marqué par la création et le développement, ces dernières années, d’une offre thérapeutique riche et diversifiée. Les conceptions traditionnelles ne sont plus adaptées à la réalité d’aujourd’hui. Preuve en soit que les thérapies résidentielles communément décrites comme «orientées vers l’abstinence» acceptent depuis plusieurs années des personnes engagées dans des traitements de substitution et ont individualisé la thérapie. En contre-partie, des offres ambulatoires classiques – jusque et y compris le traitement avec prescription d’héroïne – ont développé des modes d’intervention tenant plus compte du collectif et sont sans cesse à la recherche de placements semi-résidentiels ou résidentiels pour stabiliser leurs patient(e)s. Ce faisant, elles profitent des expériences que ces institutions ont acquises, sur la base de la théorie de la socialisation, dans le domaine de l’intégration sociale et professionnelle. Comment expliquer, sinon, que même des tenants purs et durs du paradigme de la substitution demandent des offres de structures de jours, de sleepings et autres appuis sociaux?
L’abstinence, en tant qu’objectif suprême, a depuis longtemps perdu son caractère d’absolu et est devenu un objectif thérapeutique parmi de nombreux autres. Pourtant, la question de l’abandon total du produit garde à juste titre une place tout à fait centrale – y compris dans des approches dénoncées à tort comme relevant du paradigme de l’abstinence – comme le montrent les résultats de l’étude FOS, réalisée par l’Institut de recherche sur les addictions ISF dans les institutions de thérapie résidentielle de Suisse.
L’interdisciplinarité et la mise en réseau vers l’extérieur font désormais partie intégrante des thérapies résidentielles.
Plutôt que de se battre sur quelques distinctions conceptuelles, il vaudrait mieux se demander s’il n’y a pas d’autres voies pour surmonter ces différences. Le point de départ d’un travail et d’un développement futurs en commun pourrait dès lors être formulé comme suit:
Restreindre la dépendance à un phénomène pathologique à n’interpréter et ne traiter que médicalement est aussi insatisfaisant que croire qu’une amélioration des conditions sociales suffirait à résoudre tous les problèmes. Les professions concernées ne pourront éviter, à l’avenir, de beaucoup plus penser et agir en termes d’alternatives, «non seulement… mais aussi», le savoir et les connaissances issues de l’expérience de chacune d’entre elles devant impérativement être intégrés.
Des propositions concrètes existent déjà quant aux bases sur lesquelles pourrait s’élaborer un cadre définitionnel commun, à même d’aider à surmonter les limites citées plus haut (voir à ce sujet, les trois articles portant sur le thème de la méthadone en milieu résidentiel de N. Dietrich et A. Uchtenhagen, de E. Barboni et de P. Mancino et G.Thévoz).
Une des approches possibles consiste à peser systématiquement les interventions réalisées par les institutions de thérapie et de traitement des dépendances à l’aune des buts visés. Outre les objectifs se rapportant directement au développement de l’individu, elles comportent presque toujours aussi des buts en relation directe ou indirecte avec le cadre de vie au sein duquel les individus vivent leur réalité sociale du moment.
Les objectifs des thérapies sociothérapeutiques et pédagogiques, par exemple, sont extrêmement variés. Elles ont néanmoins toutes pour axe central la réintégration sociale et professionnelle, l’apprentissage ou la réactivation d’aptitudes rendant possible, autant que faire se peut, une vie autonome à l’intérieur du système social et de ses champs de socialisation que sont les groupes primaires, la formation, le travail et les loisirs.
8888En d’autres termes, toute intervention professionnelle constitue en soi une mesure subsidiaire, dont l’effet se rapporte toujours directement à un ou plusieurs aspects du cadre de vie quotidien d’une personne.
Conséquemment, la conception de base de toute intervention peut être considérée comme accompagnatrice, complémentaire ou substitutive du cadre de vie 2. A cet égard, la méthode utilisée – avec ou sans substitution, fondée sur l’abstinence ou autre – ne joue aucun rôle primordial. Beaucoup plus déterminant est d’orienter sans ambiguïté l’intervention vers des objectifs précis s’inscrivant dans le cadre de vie réel de la personne concernée.
Cela suppose toutefois un accord sur la désignation et l’opérationnalisation des objectifs. Or, même si certaines formulations des objectifs des settings ambulatoires (accompagnement ou complément du cadre de vie) paraissent a priori analogues aux concepts résidentiels (substitution du cadre de vie) – p.ex. la «réintégration sociale» – il s’avère rapidement que ces deux catégories se distinguent considérablement dans les prestations qu’elles offrent effectivement. Dans un cas, ce sont des contacts journaliers à hebdomadaires de quelques minutes chacun, dans l’autre une planification 24 heures sur 24 pour les 7 jours de la semaine.
Ces conceptions différentes correspondent à des groupes-cibles différents et n’obtiennent l’effet recherché qu’avec des groupes-cibles déterminés. Par groupes-cibles, on entend des groupes de personnes présentant un potentiel de ressources personnelles et des problématiques comparables.
Cet angle de vue permet de comprendre que les objectifs visés par des thérapies résidentielles ou ambulatoires peuvent certes parfaitement se ressembler mais que leur mise en œuvre dépend en premier lieu des groupes-cibles visés et du potentiel de ressources que réunissent ces personnes. Concrètement, cela signifie que les exigences d’une intégration socio-professionnelle et de l’abstinence seront à l’évidence des objectifs trop élevés pour des personnes ayant peu de ressources et qui ont d’abord besoin de programmes permettant d’éviter leur paupérisation. A l’opposé, on pourra envisager et poursuivre des objectifs plus ambitieux avec des personnes disposant encore d’un bon potentiel de ressources.
La constitution de groupes-cibles et la spécialisation rendent possible la conception de programmes spécifiques ainsi qu’un soutien plus ciblé et plus efficace avec des prestations simultanément plus économiques. C’est là un fait avéré tant dans le domaine de l’offre spécialisée de thérapies résidentielles que dans la conception de policliniques.
L’offre appropriée à toutes les problématiques, fournissant des prestations d’une grande qualité professionnelle pour toutes les situations, et de surcroît à un coût supportable, n’existe pas. Et ce même si, sous l’énorme pression d’une gestion rigoureuse des coûts, nombre d’institutions se voient contraintes d’accepter tous les clients(e)s et les patient(e)s potentiels. Dès lors, se pose légitimement la question de savoir si ces prestataires ne se trouvent pas entraînés dans une véritable dépendance commerciale de leurs client(e)s et patient(e)s – et ainsi indirectement contraints de renoncer partiellement à des principes professionnels fondamentaux.
Déterminer à quel public-cible des clients appartiennent – et ce afin de pouvoir formuler des critères d’indication et de contre-indication clairs et identifier ainsi l’offre la plus adéquate – nécessite d’établir le potentiel intégral de leurs ressources individuelles. Chose qui doit s’effectuer en recourant à toutes les connaissances disponibles dans les domaines socio-bio-psychologiques, médico-psychiatriques et économique.
Il va de soi que ces diverses ressources doivent être évaluées en se référant directement aux objectifs visés et donc aux cadres de vie et aux champs de socialisation des personnes concernées. (voir ci-après l’article de P. Burkhard et Th. Egli).
Mesurer le potentiel de ressources n’a à son tour de sens qu’à condition de connaître aussi les prestations fournies par l’institution. Là également, la description des prestations doit répondre aux objectifs visés et donc aux cadres de vie. En l’absence d’un tel ajustement, il ne sera guère possible d’aboutir à un placement «qui convienne exactement» dans une institution offrant le type d’interventions le plus adéquat.
Des propositions concrètes existent déjà, pour les institutions substitutives du cadre de vie, sur la manière de saisir et évaluer ces prestations ainsi que de les mettre à disposition de certains professionnels en tant qu’outil de travail pour des questions de placement 2.
Les chances de pouvoir définir puis recommander, avec toute la qualité d’un service professionnel, une offre de prestation adéquate aux client(e)s/patient(e)s seront d’autant plus grandes que l’on confrontera systématiquement le savoir acquis au travers du processus d’indication et d’une connaissance détaillée des offres disponibles.
Ce savoir devrait être en principe être assuré par le réseau institutionnel des dépendances. Cela n’a en effet guère de sens de déléguer des compétences aussi importantes à des instances quelconques. Il serait largement préférable de mettre sur pied des services d’indication spécialisés en fonction des besoins régionaux et locaux. Les situations complexes liées aux comorbidités, aux privations de liberté ou d’urgences, par exemple ont donné lieu, dans certains cantons, à la mise en place de procédures de collaboration ou même de certains dispositifs (voir l’article de J-D. Barman).
Un tel pilotage des flux de client(e)s devrait permettre de réduire le nombre de résultats hasardeux lors de la recherche de l’offre la plus appropriée et d’être moins vulnérable face à des décisions dominées par la seule raison financière. En cas d’adaptation des procédures actuelles, il conviendra toutefois d’intégrer encore de nombreux autres aspects importants, comme le montre A. Uchtenhagen dans son article.
Tous les professionnels concernés qui en ont le pouvoir devraient insister pour que soit établi un inventaire uniforme de l’offre, étant entendu que cela n’est réalisable que sur la base de critères harmonisés, élaborés en commun. L’énumération mutuelle des succès de sa propre méthode ne faisant guère progresser le domaine des dépendances.
De plus, c’est dès la formulation de concepts d’intervention et de traitement que les connaissances des autres groupes professionnels concernés devraient être, à l’avenir, davantage prises en considération et intégrées. Un ancrage systématique de ce savoir pourrait ensuite s’effectuer, par exemple, dans le cadre du référentiel du système de management de la qualité (voir à ce propos l’article de F. Eckmann et S. Schaaf).
Les changements ne surviennent cependant pas que dans le domaine professionnel mais également au niveau sociopolitique. L’aide sociale et les diverses assurances sociales (AI, caisses maladie, AVS, etc.) se voient confrontées à d’importants défis, la pénurie de moyens et l’évolution démographique causant d’énormes difficultés aux collectivités publiques. Les projets en cours, tels, par exemple, la réforme de la péréquation financière et de la répartition (RPT), font présager un transfert notable de compétences aux cantons, ces prochaines années, contenant son cortège de risques et de garde-fous concernant les institutions pour handicapés dont font – pour l’instant encore – partie les thérapies résidentielles (voir à ce propos: Dietrich, 2004).
Les personnes toxicodépendantes à la recherche d’un lieu de traitement perçoivent ces changements depuis longtemps. Les critères présidant au choix d’un traitement ne se fondent souvent plus sur une indication professionnelle, mais se basent sur la variante présumée la moins chère pour le service payeur. Etant entendu que bon marché ne se rapporte pas au montant des «espèces sonnantes et trébuchantes» versées, mais sous-entend que ce soit «un autre qui paye». Les communes commencent à préférer des offres financées par les caisses maladie aux traitements de la dépendance relevant de l’aide sociale. Elles se montrent également favorables à l’octroi de rentes AI à des âges relativement jeunes afin de ne pas (trop) entamer la caisse communale d’aide sociale – et ce même si les offres en question se révèlent de facto sensiblement plus coûteuses.
Cela étant, ces raisonnements de «petit boutiquier» débouche sur un système confinant à l’absurde et ne font qu’accroître les coûts de l’aide sociale et des assurances.
En souffrent les personnes dépendantes, leurs proches mais aussi et surtout la société, qui en assume les conséquences sociales et financières. Il existe toutefois des éléments concrets qui visent à éviter ces mécanismes et leurs effets pervers. Divers projets de collaboration interinstitutionnelle ont déjà été lancés avec pour but d’améliorer la problématique des interfaces entre assurances sociales et institutions (Seco 2004).
Une harmonisation des conditions-cadre s’impose impérativement, comme le prouvent des développements récents, rapides et pour le moins inquiétants que l’on constate sur le terrain:
Il est néanmoins probable que les risques évoqués plus haut puissent être minimisés grâce à la nouvelle Convention intercantonale relative aux institutions sociales (CIIS), qui intègre les institutions s’occupant de dépendances dans la nouvelle liste C (voir l’article de Eva Wiesendanger).
Par ailleurs, l’introduction, en maints endroits, de contrats de prestations a fondamentalement modifié le rapport contractuel entre les pouvoirs publics et les offres de l’aide sociale. Enfin, outre des exigences en termes de qualité, les contrats de prestations prévoient aussi que le traitement apporte la preuve de son efficacité. La manière de le faire reste encore largement ouverte, ce qui n’est guère étonnant, compte tenu de la complexité du sujet et du fait que le débat sur l’Outcome ne fait que commencer. Là aussi, s’orienter, au reste logiquement, sur les objectifs ancrés dans les divers cadres de vie pourrait constituer une option prometteuse.
Notre but commun devrait être d’exploiter de manière optimale le potentiel de réintégration sociale, afin d’empêcher autant que possible une augmentation évitable des rentes AI et des dépenses de prestations sociales. Par ailleurs, les directives de la CSIAS subissent actuellement une révision dans l’urgence. De nouveaux instruments seront élaborés d’ici le 1er janvier 2005, qui devraient optimiser l’intégration professionnelle (mesures incitatives et lutte contre les abus) et prévoient une adaptation du niveau actuel des prestations. Dans quelques cantons et communes enfin, l’accès à l’aide sociale fait l’objet de nouvelles réglementations ayant notamment pour effet de séparer le conseil social de l’aide matérielle.
Faudra-t-il attendre pour connaître les conséquences que ces changements auront pour les personnes toxicodépendantes, qui ont de toute manière déjà bien des difficultés à s’intégrer socialement et professionnellement ? Il faut aussi que cesse le perpétuel renvoi ou transfert de compétences, sachant que sont en cause des approches et des décisions globales fondées sur des critères professionnels. Seules des solutions conçues de manière professionnelle permettront d’atteindre à moyen et long termes une efficience de qualité, pas trop coûteuse et peu problématique, et d’offrir aux personnes concernées le soutien efficace dont elles ont besoin.