décembre 2004
Nicolas Dietrich (COSTE) ; Ambros Uchtenhagen (ISF)
Pendant longtemps, les deux approches principales pour le traitement de la dépendance des opiacés, à savoir le traitement méthadone et la thérapie résidentielle, ont existé de manière parallèle et se sont développées non seulement sur des voies complètement séparées, mais dans un profond antagonisme.
Que leur chemin allait un jour se croiser était alors inimaginable. La lutte était nourrie par leur intérêt à se maintenir sur le marché thérapeutique, mais tout d’abord par des convictions et dogmes sur la nature de la dépendance et de sa prise en charge. Aujourd’hui, un air pragmatique a soufflé et on constate une tendance à se fier à des études et à des arguments scientifiques. Bien qu’elle soit encore lacunaire, la recherche actuelle sur les traitements les plus efficaces pour les clients ainsi qu’une situation plus serrée sur le marché thérapeutique ont ouvert le débat sur la faisabilité de combiner ces deux approches et sur des projets pour le réaliser.
Depuis la fin des années 90, on constate qu’un bon nombre d’institutions ont intégré des personnes ayant un traitement méthadone dans leur programme et ce développement est significatif. Il n’existe que peu de données scientifiques actuelles sur les traitements méthadone dans les institutions résidentielles recensées par les instituts de recherche. Toutefois, la base de données de COSTE, mise à jour au début 2004, fournit plusieurs informations à ce sujet. L’étude faite par Herrmann 1 pour la Conférence nationale sur les traitements de substitution NaSuKo en 2001 nous livre également de précieuses informations.
Selon la base de données de COSTE, 27 institutions sur 82 (institutions résidentielles drogues illégales/alcool, localisées en Suisse, uniquement) ont des traitements à la méthadone, dont 13 en Suisse alémanique, 12 en Suisse romande et 2 au Tessin. Ce qui représente le tiers des institutions. Et, si l’on prend uniquement les institutions pour drogues illégales, près du 50% des institutions.
L’étude faite par Herrmann confirme ces chiffres et indique que 27 institutions de thérapie résidentielle ont des traitements méthadone, soit 412 clients, ce qui représente un bon 2% de tous les traitements méthadone recensés en Suisse. Il indique que pour plus du tiers des institutions, la part des client(e)s non abstinente est inférieure à 20%. Quant à la cohabitation entre les personnes abstinentes et les personnes ayant un traitement de substitution, le rapport indique que trois quarts des institutions résidentielles abritent une population mixte sous le même toit. Un quart des institutions ont mis en place une séparation architecturale entre les deux populations. Les deux tiers des institutions ne font pas de différence thérapeutique entre les deux groupes. Seul un tiers d’entre elles ont mis en place un setting différent.
Force est de constater que l’intégration de la méthadone dans les thérapies résidentielles fait partie intégrante du paysage institutionnel actuel, mais que ce développement s’est concrétisé de manière très variable d’une institution à l’autre.
Dans les différentes interventions des professionnels des dépendances, il existe des objectifs généraux que personne, ni les médecins, ni les travailleurs sociaux, ne contredira:
Le milieu résidentiel met notamment davantage l’accent, avec davantage de moyens, sur les objectifs de réintégration sociale et professionnelle. L’abstinence n’est pour ce faire plus – et depuis longtemps – une condition nécessaire pour atteindre ces objectifs. Il reste vrai qu’un «moratoire» dans la consommation (volontaire ou forcé) peut être adéquat et nécessaire lorsqu’un mode de consommation chaotique avec intoxications continues empêche toute réflexion et toute collaboration. Tout comme une stabilisation sanitaire et sociale, telle qu’elle est prévue dans les traitements de substitution à la méthadone, peut améliorer les chances de réduction de la consommation. Par conséquent, une hiérarchisation des objectifs ne peut pas se faire de manière schématique, mais doit être adaptée à la situation individuelle du client au moment du choix du traitement/de la thérapie.
La question première est: quels sont les objectifs à atteindre pour chaque client au moment de l’indication vers un traitement/une thérapie ?
Les professionnels du domaine des dépendances sont aujourd’hui unanimes pour dire que les clients ou les patients ne se définissent pas par les produits qu’ils consomment mais par leurs ressources et leur personnalité.
Les deux approches ont fait leurs preuves et ont démontré leur efficacité. La thérapie résidentielle a des mérites incontestés: réduction de la consommation d’héroïne illicite par 50-70% 2, réduction de la délinquance significative et réinsertion sociale après cinq ans 3. La principale critique est une sélectivité élevée avec un faible accès et une rétention insuffisante. L’approche de substitution a aussi ses résultats positifs: réduction des risques (VIH, hépatites, etc.), diminution de la délinquance, ainsi qu’un accès et une rétention supérieure. Mais les problèmes liés à une consommation illicite peuvent perdurer en dépit du traitement de substitution et la réinsertion sociale est souvent insuffisante.
On le voit, ces deux approches ont fait leurs preuves, mais ont aussi leurs points faibles. Les personnes au bénéfice d’un traitement de substitution constituent actuellement une population hétérogène, susceptibles de manifester plusieurs types de problèmes et donc d’appartenir à plusieurs groupes cibles différents.
Ces client(e)s ne nécessitent pas une orientation spécifique vers telle ou telle institution uniquement en fonction de besoins liés à leur traitement de substitution mais bien en fonction de leur problématique et ressources personnelles. Les deux approches ne résistent pas dès lors à être combinées.
A ce titre, l’intégration des traitements méthadone dans les communautés thérapeutiques ne constitue pas une troisième et nouvelle forme de traitement, qui résulterait d’une réunion par addition des deux approches résidentielle et substitution. Il s’agit plutôt d’un processus d’intégration au sein même du concept de thérapie résidentielle. La question est donc plutôt de savoir comment se combinent les principes de la «thérapie résidentielle» avec un modèle de dispensation d’un traitement comme celui de la méthadone.
Concernant les modèles d’approche combinée, des recherches évaluatives sont en préparation en Suisse et à l’étranger. Certaines évaluations existent déjà et démontrent l’intérêt et la légitimité d’une telle approche. On peut par exemple mentionner celles de l’Association Le Radeau à Fribourg et celle de l’Association ARGOS à Genève 4. En attendant d’autres résultats, on peut d’ores et déjà affirmer que cette innovation mérite toute notre attention, dans l’intérêt des clients comme dans l’intérêt des institutions déjà engagées dans un processus de réorientation.
Les buts d’une combinaison sont les suivants:
Pour atteindre ces buts, il faut remplir certaines conditions et des modifications concrètes doivent être mises en place. Parmi ces adaptations, les deux suivantes figurent en tête de liste:
Il est indispensable que le concept de l’institution soit retravaillé de manière à permettre aux différent(e)s collaborateurs(trices) comme aux instances de direction (Comité ou Conseil de Fondation compris) de soutenir ces adaptations et de les mener à leur terme.
Il faut du personnel approprié pour s’occuper des populations abusant de certaines substances. Par conséquent, une adaptation efficace du modèle de la thérapie résidentielle à de nouvelles populations nécessite que tout le personnel, indépendamment de sa formation de base ou de son orientation thérapeutique, soit engagé et s’implique personnellement dans ces modifications. Nous avons constaté, dans nos contacts avec les institutions, que si certains problèmes apparaissaient après avoir introduit la méthadone ou pendant son introduction, ils résultent la plupart du temps d’une concrétisation incomplète ou insatisfaisante de ces deux conditions.
En outre, d’autres éléments importants doivent également être adaptés :
La formation interdisciplinaire est indispensable entre les professionnels qui ont beaucoup d’expérience des méthodes de la thérapie résidentielle, ceux qui n’en n’ont pas ou peu ou les autres professionnels qui ont d’autres formations (médicales, soins, psychologues…). Les services ambulatoires qui prescrivent depuis de nombreuses années de la méthadone ont joué un rôle actif dans l’introduction de la méthadone, notamment à travers des journées d’information destinées au personnel et des présences régulières destinées aux client(e)s résidant dans les communautés thérapeutiques (dans certains cas une à deux fois par semaine).
Il faut un développement de compétences et de connaissances dans:
Après avoir introduit la méthadone depuis quelques mois dans son programme thérapeutique, un directeur d’institution faisait un constat qui corrobore cette nécessité. Il a relevé «en tout cas un mérite: avoir permis les contacts avec l’ambulatoire. Toute l’équipe de l’institution fait aujourd’hui le constat qu’on ne peut pas être bon tout seul.» 5
Un setting professionnel pour la distribution de la méthadone doit être mis en place et n’oublions pas qu’il n’y a pas si longtemps, des médicaments étaient distribués dans la salle de séjour. Par conséquent, les relations avec le/la médecin responsable de la prescription de méthadone doivent être très bien réglées et les questions suivantes doivent trouvées des solutions claires et acceptées de tous: comment se déroulent les changements de dosage de méthadone, que se passe-t-il en cas de perte des doses, qui dit quoi au client, quand et comment parle-t-on des questions liées à son traitement, comment est organisé le transport des médicaments si le client consulte un médecin externe, etc. De manière générale, plus le modèle intègre les partenaires médicaux et plus les expériences s’avèrent positives.
L’étude susmentionnée d’Herrmann pour la Conférence nationale sur les traitements de substitution NaSuKo 2001 indique que «Seul un bon tiers des institutions de thérapies résidentielles qui ont répondu au questionnaire n’a pas sa propre offre médicale. Les deux autres tiers des institutions ont ou bien un contrat avec un médecin consultant externe (52%) ou bien ont leur propre poste de médecin interne (environ 11%).» 1
Le sevrage de la méthadone n’est pas essentiel, bien que certain(e)s client(e)s puissent choisir, de manière volontaire, d’effectuer un sevrage à un certain moment du programme.
Cette décision est à examiner avec le médecin qui prescrit la méthadone. Selon le Dr Déglon 6, «il faut réserver en priorité le sevrage du médicament de substitution aux sujets motivés, bien intégrés socialement, qui présentent une faible psychopathologie, une personnalité bien structurée et des antécédents de toxicomanie mineurs (…) Avant de procéder au sevrage du médicament de substitution, il convient d’attendre que les intéressés se soient bien stabilisés sur le plan psychosocial et qu’ils aient perdu les réflexes conditionnés toxicomaniaques, ce qui peut prendre des mois, voire des années.»
Comme piste de recherche, on pourrait suggérer de vérifier si avec une amélioration du processus d’indication on ne parvient pas à réduire ce temps de stabilisation.
Sur cette question de sevrage et d’abstinence, plusieurs institutions ont élaboré une attitude clairs, dont une formulation est la suivante: «Nous proposons à nos résident(e)s d’expérimenter l’abstinence à toutes les substances psycho-actives non prescrites.» Cela sous-entend une thématisation et une verbalisation des consommations des drogues illégales, mais aussi des médicaments et de l’alcool. La plupart des institutions ont intégré, depuis plusieurs années déjà, les personnes toxicodépendantes qui ont une prescription de médicaments comme des anti-dépresseurs, des neuroleptiques, voir des benzodiazépines. La méthadone a toutefois provoqué à la fois plus de résistances et plus d’espérances, non seulement des services placeurs, mais aussi au sein des équipes des communautés thérapeutiques. D’un côté, les professionnels craignent d’avoir des clients qui «piquent du nez» et ne peuvent pas suivre le programme, ou des personnes qui ont un profil psychiatrique trop sévère (borderline avec un comportement anti-social par exemple). Par ailleurs, la méthadone a parfois été investie de trop d’attente de la part des professionnels, qui ont pensé que les consommations non prescrites diminueraient, voire disparaîtraient grâce à la méthadone. La méthadone ne doit donc être ni dramatisée, ni surinvestie de fausses espérances.
Certaines institutions ont en leur sein des équipes encore divisées sur la question de la méthadone et sont en pleine évolution actuellement. Et si cette évolution prend du temps chez les professionnels, elle en prend aussi de la part des client(e)s. L’attitude de l’équipe thérapeutique est donc déterminante. Si l’ «ouverture à la méthadone» se fait à contrecœur et que la culture d’une stricte abstinence perdure, l’intégration de la méthadone sera difficile et parfois contre-productive pour les client(e)s, pris en otage dans une double logique qui pourrait être traduite ainsi: «on accepte votre méthadone, mais nous ne voulons que l’abstinence pour vous». La tradition de l’institution qui parfois a appliqué pendant trente ans un modèle d’abstinence pur et dur pèse lourdement sur le processus d’intégration, pas tant formelle qu’effective, des personnes ayant un traitement méthadone.
Les règles de base doivent être les mêmes pour tous les résidents (pas de violence, pas de produit non prescrit, etc.). Les éventuelles sanctions ne doivent pas porter sur le traitement méthadone, mais peuvent consister en une exclusion générale du programme. Et si le client devait arrêter de lui-même son traitement méthadone, sans aucune planification avec son médecin, alors cela peut dans certains cas remettre en question son maintien dans l’institution.
Quant à la cohabitation entre personnes abstinentes et personnes ayant un traitement de substitution, en principe aucun aménagement ne serait nécessaire. Dans la pratique, on constate toutefois des attitudes différentes entre certaines institutions.
L’étude d’Herrmann 1 indique que trois quarts des institutions résidentielles ont une population mixte sous le même toit. Un quart des institutions ont mis en place une séparation architecturale entre les deux populations. Les deux tiers des institutions ne font pas de différence thérapeutique entre les deux groupes. Seul un tiers d’entre elles a mis en place un setting différent. Les remarques les plus fréquentes ont trait à un assouplissement du traitement et sont ainsi répertoriées:
Un traitement à la méthadone peut très bien s’intégrer dans le modèle «thérapie résidentielle» à la condition que se développent un certain nombre de compétences supplémentaires, certaines adaptations du setting, ainsi qu’un changement de culture institutionnelle, notamment de l’attitude face à l’abstinence. Il n’est pas nécessaire de développer d’importantes nouvelles prestations, ce que nécessiteraient certains groupes cibles. Quant aux présumés problèmes de cohabitation entre clients avec/sans méthadone, cela dépend avant tout de l’attitude institutionnelle face à la méthadone. Dans l’expérience genevoise, par exemple, Broers 7 met en évidence les aspects plutôt positifs d’avoir un groupe mixte qui permet, selon ses propos, une bonne dynamique de groupe, à savoir de favoriser l’arrêt du produit tout en ne culpabilisant pas les autres résidents qui ont un traitement méthadone.
Par contre, si on veut que les thérapies résidentielles puissent remplir leurs objectifs, il faut vraiment rester fidèle au modèle et à ses objectifs. Les remettre fondamentalement en question, par exemple en intégrant des client(e)s pour des modules à la carte et de très courte durée, s’avérerait contre-productif. A ce titre, la durée du séjour, par exemple, n’est pas compressible sans autre ou alors les objectifs doivent être clairement redéfinis.
Cette méthode a prouvé son efficacité et la recherche (voir ISF/FOS) a très bien exploré les résultats des thérapies résidentielles à la sortie et après la sortie.
Un certain nombre d’éléments doivent être pris en compte dans l’indication spécifique en faveur d’un traitement résidentiel, en particulier:
La motivation et le souhait du client/patient doit bien entendu également être pris en considération dans le processus d’indication et de choix d’un traitement/d’une thérapie.
Quand aux groupes cibles, on songe surtout aux héroïnomanes qui, pendant leur traitement à la méthadone, ont un style de vie continuellement chaotique et une consommation non prescrite. Les clients désirant un programme résidentiel et qui ont un risque élevé de rechutes sont aussi des candidats pour une approche combinée. Les clients qui sont prêts pour un séjour résidentiel, mais pas (ou pas encore) pour l’abstinence, peuvent aussi profiter d’une approche combinée.
Pour avoir une idée réaliste de ce groupe de candidats potentiels, les traitements précédents de la clientèle des traitements résidentiels en Suisse 1995-2001 (d’après Schaaf et al. 2002) fournissent certaines indications claires:
Les deux derniers groupes pourraient former des candidats éventuels pour une approche combinée. Ils constituent presque la moitié des personnes entrant en traitement résidentiel.
Actuellement, 21% de ceux qui entrent en traitement résidentiel sont encore sous méthadone 8. Il est donc réaliste d’expérimenter sérieusement et plus systématiquement ces approches combinées.
La plupart des constats faits ci-dessus sont également valables pour les personnes qui suivent un programme d’héroïne. Par conséquent, on devrait dès maintenant amorcer des réflexions pour pouvoir les intégrer dans les thérapies résidentielles. Dans l’état actuel des recherches et des évidences sur la substitution à la méthadone, il n’y a aucune raison de les écarter de ces réflexions. Deux institutions alémaniques ont déjà expérimenté depuis plusieurs années l’intégration d’usagers avec une substitution à l’héroïne dans leur thérapie.
Mais encore…
Les évidences scientifiques sur les traitements résidentiels et sur les traitements de substitution pour l’héroïnomanie nous donnent une excellente base de réflexion sur les possibilités d’une combinaison et permettent ainsi de développer de nouveaux potentiels. Pour ceux que cela intéresse, certaines recherches méritent d’être relevées comme celles, de KOFOS en Suisse, de De Leon aux USA, de Broekaert en Belgique, de Kethea en Grèce, de NTORS 3 en Angleterre, pour les traitements résidentiels. Et celles de Simpson, de Ball & Ross, de Mc Lellan aux USA, de Mattick et Hall en Australie, de Degkwitz, Raschke, Farrell, Reisinger, Maremmani et d’autres en Europe pour les traitements de substitution.
L’OMS vient de publier, en collaboration avec UNAIDS et UNODC, un document de position qui résume la position sur les traitements de substitution 9, et UNODC a publié un excellent sommaire sur les traitements de la toxicomanie 10.
Les études et les évaluations sur ces modèles combinés en Suisse sont indispensables et doivent pouvoir être poursuivies. Nous ne pouvons qu’espérer que des moyens puissent être réunis pour approfondir ces connaissances et leur donner une plus grande assise scientifique.