décembre 2019
Olivier Glassey (Laboratoire d’études des sciences et des techniques [STS-Lab], Université de Lausanne)
La propagation des pratiques numériques dans la vie quotidienne a conduit de nombreux acteurs de la santé publique et de la recherche à s’interroger sur les effets délétères que peut avoir un usage excessif de tels dispositifs techniques. Les technologies qui sous-tendent ces pratiques évoluent cependant sans cesse : les fonctionnalités techniques, les modalités de leur mise en œuvre ainsi que le contexte de leur utilisation changent. Dès lors, une question est posée : de telles évolutions ne nous encouragent-elles pas à repenser les formes des pratiques abusives associées au numérique ? Autrement formulé, les développements conjoints des big data, de l’intelligence artificielle, de l’internet des objets ou encore de la réalité virtuelle sont-ils de nature à modifier la manière d’envisager les facteurs favorisants des comportements addictifs ? Les lignes qui suivent ne proposent pas une analyse approfondie de ces innovations. Plus modestement, elles invitent à prendre en considération quelques tendances émergentes actuelles afin de mieux saisir comment elles esquissent, ensemble, le possible paysage des usages de demain et de leurs débordements.
La première tendance n’étonnera personne puisqu’elle s’inscrit dans la prolongation d’un phénomène bien connu : nos rapports de plus en plus étroits avec le numérique. Cette tendance se caractérise par un processus de transition d’un monde de connexions ponctuelles vers celui d’une connexion continue. Lors des premières années de l’usage massif d’Internet, le fait d’être en ligne s’apparentait à une situation singulière et essentiellement épisodique. Avec la densification de nos pratiques, cette connexion devient un état presque permanent.
Inspirés par les approches classiques des médias, les chercheurs ont d’abord considéré l’usage du numérique comme une suite d’épisodes distincts relatifs à l’utilisation d’appareils spécifiques (ordinateurs, console de jeu puis smartphone, tablettes, etc.). Ils ont cependant pris conscience qu’une mesure ainsi « éclatée » ne rendait que très partiellement compte du phénomène. Le temps passé devant les écrans est alors devenu une nouvelle métrique qui vise à agréger un ensemble de pratiques liées à nos usages des technologies de l’information et de la communication. Néanmoins, une telle perspective s’avère-t-elle suffisante pour appréhender les évolutions en cours ?
L’emprise du numérique sur ses usagers ne se réduit pas à la durée de contemplation et d’interaction avec nos moniteurs de grande ou petite taille. Que cela soit au cœur du monde du travail, dans les démarches administratives, les liens sociaux ou encore les échanges familiaux, la connexion en continu s’institue comme une norme souvent latente, mais de plus en plus contraignante. À l’évidence, même quand nous ne sommes pas physiquement en train de consulter un écran, notre rapport au numérique se trouve sans cesse habité par ce qu’il représente comme obligations, opportunités, attractivités ou craintes 1. À ce titre, le débat autour du droit à la déconnexion, c’est-à-dire sur les conditions légitimes justifiant d’échapper à cette exigence de réactivité numérique (vacances, temps de repos, etc.), est un bon exemple. Il illustre le fait que cette injonction à la connexion permanente devient une problématique sociétale.
Cette situation soulève une question fondamentale, celle de savoir comment envisager les usages problématiques du numérique dans une société qui promeut de manière récurrente, explicite et implicite des formes de connexion continue. La réponse implique sans doute un changement de perspective qui tienne compte non seulement de nos rapports aux objets techniques, mais aussi à nos insertions grandissantes au sein d’une infrastructure sociotechnique qui postule cette connexion comme un état « normal ».
Afin d’appréhender l’ampleur de ces transformations, nous pouvons évoquer l’exemple de la prolifération des objets connectés. Annoncé depuis quelques années, l’Internet des objets progresse et s’immisce par étape dans notre quotidien. Concrètement, cela signifie que notre connectivité ne dépend plus exclusivement de nos actions délibérées. Un nombre grandissant d’appareils de notre environnement qui détectent notre présence, surveillent nos mouvements, écoutent nos éventuelles commandes vocales établissent automatiquement un lien digital. De manière assez paradoxale, on peut constater que plus nous sommes connectés, moins nous percevons cet état comme tel.
Ce type d’objets prétendument « intelligents » à l’image des enceintes numériques fonctionnent comme autant de chevaux de Troie digitaux dans l’intimité de nos lieux de vie ainsi que dans les espaces publics. Les médias relaient régulièrement les interrogations importantes dans le domaine de la protection de la sphère privée que ces dispositifs suscitent. Pour les opérateurs de tels systèmes, l’enjeu est de taille : l’établissement d’une connexion permanente et exclusive entre leurs services et le quotidien des individus. Ainsi, le développement d’appareils dotés d’une reconnaissance vocale autorise un dialogue de vive voix avec nos objets connectés. À l’instar des achats en ligne en « 1 click », le but consiste à réduire les frictions, rendre invisible la technologie, afin de faciliter le confort d’usage, mais aussi de favoriser des comportements de consommation impulsifs 2. Ce type d’interface « naturelle » couplée avec les développements des services de livraison très rapides accentue l’attractivité de ces modes de consommation. Il reste à déterminer dans quelle mesure cette accélération est de nature à aggraver des formes de comportements addictifs.
La place importante qu’occupent des objets numériques dans nos existences procède aussi de leur capacité à accaparer notre attention 3. Nos smartphones sont ainsi souvent comparés à des distributeurs portables de récompenses informationnelles (messages d’alertes et notifications). L’amélioration de ces pièges attentionnels qui fonctionnent comme une amorce aux utilisations intensives bénéficie d’énormes moyens en termes de recherche & développement.
C’est donc au cœur d’une myriade de micro-interactions que notre rapport au numérique se trouve sans cesse façonné. Avec le détournement de notre vigilance, c’est une meilleure emprise sur le présent des individus qui est recherchée.
Cet accent porté depuis quelques années sur cette économie dite de l’attention se déporte vers ce qu’il est possible de qualifier une économie de l’intention 4. Dans le cadre l’intention, c’est le futur, ou plutôt les moyens d’anticiper et de cadrer le comportement de l’utilisateur, qui suscitent l’intérêt des principaux acteurs du monde digital. En considérant les dernières décennies, nous constatons que nous avons de plus en plus souvent recours à des services numériques pour nous aider à choisir (loisirs, vie professionnelle, rencontre sentimentale, etc.). De la composition des pages des réseaux sociaux aux résultats des moteurs de recherche, les algorithmiques calculent et préemptent ce qui nous intéresse vraisemblablement 5. La question de la délégation de nos capacités aux outils techniques s’est longtemps concentrée sur l’impact sur nos capacités intellectuelles et mémorielles. Un des nouveaux terrains de cette délégation est précisément celui de notre capacité à effectuer des choix et à nous projeter dans l’avenir.
On comprend aisément que cette capacité de cadrage systématique des intentions suscite de fortes convoitises. En la matière, les dernières élections présidentielles aux USA nous fournissent l’exemple de bases données qui agrègent plusieurs milliers de points d’information sur un grand nombre d’individus. De l’aveu des promoteurs de ces campagnes, l’intention ne se limite pas à la seule détection des centres d’intérêt de chacun 6. Le plus important s’avère d’avoir, grâce au big data, les moyens de dresser des dizaines de millions de profils psychologiques personnalisés afin d’identifier des leviers d’influence pertinents. À l’heure actuelle, la portée réelle de ces technologies qui encadrent les choix demeure difficile à établir. Pourtant, leurs possibles impacts sur nos comportements, notamment dans des circonstances sensibles (élection, crises, consommation), suscitent déjà de larges débats.
Signe de leurs succès grandissants, ces approches commencent à être envisagées dans le cadre de la prévention. Un nombre croissant de chercheurs proposent en effets d’utiliser des techniques apparentées pour détecter des problèmes, voire pour favoriser des comportements jugés positifs. Cependant, la mise en œuvre de tels moyens, même à des fins définies comme louables, ne pourra en aucun cas s’exonérer d’un examen approfondi des conditions juridiques, éthiques et humaines qui accompagnent et supervisent ce type d’usage.
Ce trop rapide survol de quelques tendances n’avait pas pour ambition de prédire une quelconque évolution des techniques et encore moins celle de nos pratiques. Il ne postule pas non plus une sorte de déterminisme technologique qui impliquerait mécaniquement l’ampleur des phénomènes addictifs ou leurs caractères inéluctables.
On l’aura compris, la lecture proposée ici du futur de nos rapports avec le numérique s’apparente à un processus d’enveloppements multiples. Enveloppement d’abord d’un point de vue matériel avec la prolifération des appareils et de l’infrastructure. Enveloppement social ensuite, avec l’expression d’attentes individuelles face au fait d’être connecté. Enveloppement cognitif, finalement, avec l’investissement massif de l’économie digitale sur la manière dont nous avons de porter notre attention au monde ou dans la formulation de nos choix.
À ces tendances, il convient d’ajouter encore un autre type d’enveloppement numérique de nature sensoriel qu’illustrent les avancées de la réalité virtuelle (RV). Cette dernière commence à peine à atteindre le grand public et demeure balbutiante au niveau technique. Pourtant, elle offre déjà des stimulus multisensoriels relativement convaincants pour notre cerveau comme en témoignent les multiples usages thérapeutiques de la RV. Quand elle quitte le contexte du traitement médical pour s’appliquer dans l’univers plus large du loisir numérique, ce pouvoir d’enveloppement prend une forme distincte. Encore plus que pour le livre, le cinéma, la télévision ou le jeu vidéo, l’utilisateur se situe au centre d’un monde qui s’organise strictement à partir et autour de lui. La réalité virtuelle permet la construction d’une bulle/abri/cocon au sein duquel nos perceptions et notre corps entiers se trouvent engagés. Ainsi, nous pouvons risquer l’hypothèse que l’attractivité de la RV, voire son pouvoir de séduction abusif, dépendra moins de la qualité graphique proposée que de l’illusion d’enveloppement qu’elle fournira.
Au final, chacune de ces tendances de recouvrement digital interroge déjà le type de rapport que nous entretenons avec le numérique. Considérées ensemble, elles dessinent les contours d’une topographie de nos futurs usages du numérique assez distincte d’une lecture classique inspirée par la métaphore des écrans. Plus globalement, elles nous invitent à revisiter régulièrement la définition des comportements addictifs sans substances en tenant en compte du fait qu’ils participent aussi d’un environnement technique sans cesse changeant.