décembre 2019
Benjamin Boutrel (SUPEA, CHUV)
Lors de la législature qui vient de s’écouler, les sujets concernant la prévention des comportements à risques ont eu beaucoup de peine à s’imposer dans les débats politiques. La principale raison est liée à la majorité PLR/UDC pour laquelle toute intervention de l’État, notamment dans les domaines touchant aux substances et comportements entraînant une dépendance, est considérée comme une entrave à la liberté du commerce. À cela s’ajoute l’argument de la responsabilité individuelle que ces milieux invoquent régulièrement pour combattre toute mesure structurelle. La primauté de cette position impacte les politiques publiques et lie les mains tant du Conseil fédéral que de l’administration. Un exemple est la nouvelle Stratégie sur les maladiesnon transmissibles 2017-2024. Elle se base sur le constat selon lequel ces maladies représentent 80 % des coûts de la santé et qu’une politique de promotion de la santé et de prévention bien conçue permettrait des avancées notables et, donc, d’importantes économies, car elle est plus avantageuse que l’investissement d’une grande partie des ressources dans le système de soins. Néanmoins, aussi intéressante soit-elle en matière de prévention, cette stratégie met surtout en avant le comportement et la responsabilité individuelle, alors que de nombreuses études internationales montrent que les mesures structurelles, agissant sur le cadre de vie, sont primordiales pour construire une politique de santé publique cohérente et efficace.
Dans cet article, il s’agira de montrer par des exemples dans différents domaines comment des mesures de prévention, pourtant jugées efficaces, sont régulièrement rejetées par la majorité libérale actuelle et la place occupée par les lobbys dans cette problématique.
Depuis 2016, la nouvelle loi sur les produits du tabac est bloquée, faute d’une volonté politique de se doter d’une loi qui permette à la Suisse de ratifier enfin la Convention-cadre de l’OMS sur la lutte contre le tabagisme. Une première mouture a tout d’abord été renvoyée directement au Conseil fédéral par les commissions de la santé du Conseil National et du Conseil des États. Derrière ce renvoi étaient surtout présents les milieux du tabac qui se sont montrés extrêmement actifs pour empêcher que la loi ne nuise à leurs intérêts. Il s’agissait notamment d’empêcher des mesures de limitation de la publicité et du sponsoring pour les produits du tabac. Les cigarettiers sont parvenus à trouver d’excellents relais chez les députés UDC et PLR, mais également PDC s’agissant du Conseil des États.
En conséquence, la nouvelle version de la loi actuellement en discussion est encore moins restrictive que la précédente et ne permet pas, en l’état, de ratifier la Convention-cadre de l’OMS. Néanmoins, les efforts de militantisme menés par des acteurs importants de la santé publique — dont notamment l’École suisse de santé publique, la Ligue pulmonaire, la Ligue contre le cancer et avec le soutien plutôt inattendu de plusieurs caisses maladie — pourraient favoriser un durcissement de la loi. Suite à cette première mobilisation collective, des associations de prévention et des élus politiques ont également lancé une initiative populaire pour interdire la publicité pour le tabac ciblant les jeunes. Celle-ci a récemment abouti et pourrait constituer un autre bon moyen de pression sur le Parlement.
En outre, pour illustrer les liens étroits que la Suisse entretient avec les cigarettiers, il est important de rappeler la tentative, qui a failli réussir, de Philip Morris pour devenir le sponsor principal du Pavillon suisse lors de l’Exposition universelle de Dubaï de 2020. Grâce aux efforts énergiques des associations de prévention, de scientifiques et médecins de santé publique ainsi que de quelques personnalités politiques, cette initiative a pu être bloquée par le Conseiller fédéral Ignazio Cassis. Cette tentative montre d’une part la volonté de l’industrie du tabac de redorer son blason en cherchant à mettre en avant ses nouveaux produits (produits de tabac chauffé, Iquos, etc.) alors que son chiffre d’affaires relève surtout de la commercialisation des cigarettes classiques. D’autre part, elle illustre la compromission de certains milieux politiques et cantons, qui préfèrent laisser l’éthique de côté au profit des intérêts immédiats qu’ils retirent de la présence des cigarettiers en termes d’emploi et d’impôts. Pourtant, ce calcul de « rentabilité » est erroné dans la mesure où les dégâts du tabagisme s’élèvent à plus de 5 milliard de francs (1,5 milliards de coûts directs et 4 milliards de pertes de productivité). L’industrie du tabac coûte en réalité à la société presque trois fois plus qu’elle ne rapporte. Néanmoins, le lobbyisme qu’elle parvient à exercer auprès des parlementaires semble plus puissant que les données scientifiques.
L’excès de sucre (et ses conséquences) est reconnu comme un problème de santé publique. Il entraîne du surpoids et de l’obésité, des maladies du foie, le diabète de type 2, des maladies cardiovasculaires et la carie dentaire. Des études scientifiques établissent un lien très clair entre l’excès de consommation de sucre et ces maladies. Cette consommation a considérablement augmenté durant les 100 dernières années en Suisse, jusqu’à atteindre 40 kg par personne et par an. De nombreux produits contiennent en outre des sucres ajoutés.
D’après plusieurs experts, dont le docteur Aseem Malotra, cardiologue à Londres, le problème ne concerne pas le sucre naturel des fruits et légumes, mais celui que l’on ajoute à de nombreux aliments : au pain, au yogourt, aux soupes, au vin, aux saucisses… et même aux cornichons. Pourtant, l’industrie agroalimentaire continue de lancer des campagnes publicitaires intensives pour vendre ses produits contenant du sucre ajouté et associe certaines de ces denrées alimentaires à des athlètes pour en vanter les vertus nutritionnelles. Tout comme l’industrie du tabac l’a fait avec la nicotine, les fabricants de produits sucrés nient le lien entre le sucre, en particulier les sucres ajoutés, et leur rôle dans le développement des maladies susmentionnées. Elles entretiennent la confusion en mettant en avant le manque de mouvement, une nourriture trop grasse ou d’autres comportements jugés nocifs. Cette attitude est particulièrement marquée dans l’industrie des boissons sucrées, représentée par le « Groupe d’information Boissons rafraîchissantes », très actif au Parlement. Ce dernier distille régulièrement des informations comprenant des sondages supposés montrer que la population rejette absolument toute idée de taxes sur les produits sucrés. Même si cela est actuellement vrai, on constate aussi que cette réticence faiblit au cours des années et que la population souhaite désormais une diminution de la publicité pour protéger les jeunes ainsi qu’un étiquetage plus transparent des produits. La population doit en effet pouvoir disposer de produits pas ou peu sucrés et identifier facilement ces produits.
L’OMS, quant à elle, recommande l’introduction d’une taxe sur le sucre sous certaines conditions :
Les promoteurs de la santé ont identifié deux méthodes efficaces contre le tabac qui devraient l’être aussi contre la surconsommation de sucre : l’information et les taxes. En 2012, la France a imposé une taxe sur les sodas qui a entraîné une baisse progressive de leurs ventes. La Norvège a obtenu de bons résultats en informant la population et en taxant les boissons et les aliments sucrés. L’industrie agroalimentaire prétend de son côté qu’il suffit de prendre des mesures volontaires. En 2015, dans la Déclaration de Milan, elle a fait la promesse de diminuer le sucre, notamment dans les yogourts et les céréales du petit-déjeuner. Or, trois ans après, on constate que les résultats ne sont pas suffisants. En comparaison, l’Angleterre a récemment introduit une taxe sur les boissons sucrées. Certaines entreprises ont anticipé la taxe et ont revu leurs recettes pour diminuer la teneur en sucre. Dans ce cas, la taxe a bel et bien eu un effet préventif.
En Suisse en revanche, le lobby du sucre, bien relayé par de nombreux parlementaires plus soucieux des intérêts de l’industrie que de la santé de la population, empêche de prendre toute mesure efficace. À titre d’exemple, un postulat déposé par mes soins demandant modestement que la même initiative prise lors de la Déclaration de Milan soit appliquée par les fabricants de boissons sucrées a été balayé par le Conseil national alors que le Conseil fédéral la soutenait. Il s’agissait de demander à ces fabricants de diminuer la teneur en sucre de leurs sodas sans mesure contraignante ni délai précis. Tout comme dans le cas du tabac cité ci-dessus, les élans en faveur d’une politique préventive en matière de santé publique se heurtent à la puissance de l’argumentaire économique et libéral.
La loi sur les jeux d’argent qui a été confirmée par le peuple en juin 2018 réunit la loi sur les loteries et celle sur les maisons de jeu. Elle a plusieurs objectifs : protéger la population contre les risques liés aux jeux d’argent (dépendance) et lutter contre la fraude fiscale et le blanchiment d’argent. Les recettes provenant des jeux d’argent doivent aussi continuer à alimenter l’AVS et à soutenir des projets d’utilité publique.
La principale nouveauté de cette loi est d’autoriser les jeux de casinos en ligne sur la base de concessions délivrées par la Confédération. Seuls les casinos ayant une assise en Suisse peuvent offrir des jeux en ligne. Les sites étrangers seront bloqués pour les résidents suisses. La justification de ce blocage est de deux ordres : d’une part, les casinos étrangers ne payent pas d’impôts alors que les casinos suisses contribuent à l’AVS. D’autre part, les loteries reversent leurs bénéfices aux cantons pour des projets sportifs, culturels et sociaux. Une petite partie des gains finance aussi les mesures de prévention. Il s’agit donc d’une libéralisation strictement encadrée. Cette règlementation s’avère nécessaire puisque plusieurs études démontrent que les jeux en ligne ont un potentiel addictif considérable qui touche particulièrement les jeunes. Actuellement, la Suisse compte entre 75’000 et 120’000 personnes dépendantes du jeu selon diverses enquêtes.
Le coût social du jeu excessif a été évalué entre 551 et 648 millions. Ce montant comprend les conséquences professionnelles, financières (endettement), familiales (conflits, parfois violences), sociales (isolement, précarisation) et judiciaires. Il est donc indispensable de prévoir une protection pour les joueurs. Les casinos suisses sont à ce titre fortement incités à mettre en place des mesures sociales. Si les buts de la nouvelle loi semblent prendre en compte des mesures davantage orientées vers la santé des adeptes du jeu, la prévention a à nouveau fait figure de parent pauvre. En effet, même si l’un de ses objectifs est de protéger les joueurs et de permettre une meilleure détection des personnes à risques, il n’a pas été possible d’imposer des mesures plus contraignantes. Ainsi, le parti socialiste a vainement proposé d’augmenter les moyens pour les cantons sur lesquels reposera le soutien aux personnes dépendantes, d’inscrire dans la loi une obligation pour les casinos de collaborer avec les centres de jeux excessifs et de mettre en place une commission indépendante chargée de suivre l’évolution des jeux en ligne et des dangers liés à l’addiction. Dans ce cas, la coalition de gauche s’est à nouveau retrouvée face à des parlementaires de la droite de l’échiquier politique qui, malgré une reconnaissance des risques liés au jeu excessif, ont refusé d’imposer une quelconque contrainte aux maisons de jeux afin de ne pas remettre en question la liberté du commerce érigée, encore une fois, comme une priorité absolue.
Ces quelques exemples rapidement évoqués ici démontrent que les milieux de la prévention et de la santé publique doivent mieux s’organiser pour anticiper les débats politiques et intervenir de manière assidue auprès des parlementaires. Il s’agit non seulement de faire valoir des arguments basés sur la recherche, mais aussi des arguments liés par exemple à l’image de la Suisse auxquels peuvent être sensibles des élus moins portés sur les problématiques de santé publique. Comme l’illustre le cas du débat sur le tabac, une mobilisation coordonnée des milieux de la prévention et de la santé publique peut être déterminante et aboutir aux résultats escomptés. Sans cette alliance forte et systématique, les arguments de la prévention en matière de santé publique peineront à combattre ceux du libéralisme économique.