décembre 2019
Stéphane Caduff (Fondation vaudoise contre l’alcoolisme)
En 1999, à l’heure de mes premiers pas dans le champ de la prévention, je participe à l’animation d’un stand de prévention lors de la Fête des Vignerons. Bien que j’en garde un souvenir positif, je me souviens également des questions qui m’étaient apparues lors de cette première expérience. Que peut-on faire sur un stand de prévention au contact de personnes venues faire la fête et pour qui la consommation fait partie intégrante de leurs attentes ? L’information du public sur les risques liés à l’alcool au volant, aux alcoolisations aigües, aux prises de risques liées à la consommation de psychotropes est-elle suffisante ? Comment favoriser l’implication du public ? Comment prévenir et réduire les risques tout en évitant de moraliser les comportements et les choix individuels en matière de fête et de consommation ?
Avant de reprendre ces questionnements et d’y répondre, il s’agit de passer brièvement en revue les actions mises en œuvre durant cette manifestation qui constituent un jalon dans le développement de la prévention en milieu festif, notamment de par leur ampleur et leur caractère innovant ainsi que de par la coordination entre les différents partenaires impliqués. Pour mémoire, le concept de prévention proposé à la Fête des Vignerons intégrait une invitation à une auto-régulation de la consommation d’alcool avec le slogan « Buvez futé ! », des interventions au contact direct du public avec les « Porteurs d’eau » construite sur un modèle de prévention par les pairs, un stand de prévention au cœur de la fête, une thématisation de la conduite avec facultés affaiblies en lien avec l’opération Nez Rouge ainsi qu’un travail sur la sensibilisation des débits d’alcool concernant en particulier la protection de la jeunesse1.
Négociée de haute lutte, la présence d’actions de prévention intégrées à la FEVI 1999 constitue sans nul doute une référence dans ce domaine dans la mesure où une grande partie des idées mises en place à cette occasion continuent d’être développées et adaptées aujourd’hui. Ainsi, les programmes tels que Be my angel, Festiplus, Night life Vaud 2 ainsi que les actions de prévention en milieu festif menées par les services jeunesse et les travailleurs sociaux hors murs au niveau régional et communal s’inspirent en partie des réflexions et enseignements tirés de cette expérience. À l’heure actuelle, plus de 350 actions de prévention et de réduction des risques en milieu festif sont mises en œuvre annuellement dans le canton de Vaud dans différents milieux : festivals, clubs, bars et manifestations, mais également lors de rassemblements spontanés ou non autorisés. Ces chiffres démontrent l’engagement des acteurs impliqués ainsi que leur capacité à promouvoir la prévention dans ces différents milieux. Si des progrès peuvent encore être réalisés dans l’implantation, les opportunités de développement les plus importantes se situent probablement ailleurs. Les enjeux actuels se trouvent moins dans le nombre d’actions organisées ou la forme et la taille des équipements mis en place que dans la manière de déployer ces prestations et notamment dans la qualité et la pertinence des échanges qu’implique la rencontre avec le public en milieu festif.
Quels sont les fondements des interventions en milieu festif ? Historiquement, la prévention s’est construite sur le paradigme de la peur. Pour inciter les personnes à ne pas adopter ou à modifier leur comportement de consommation, les stratégies conçues reposaient sur la diffusion de mises en garde ou d’informations quant au danger pour la santé des substances ou des comportements à risque y étant potentiellement associés. Dans cette approche, l’information est utilisée dans le but d’inciter les personnes à modifier leur comportement à l’issue d’un processus de pesée d’intérêts qui, compte tenu des dangers présentés, doit permettre de convaincre le public d’adopter des normes d’abstinence ou de modération. Or, le concept de l’Homo Economicus sur lequel repose ce modèle de prévention, capable de rationalité en toutes circonstances, est depuis longtemps remis en question tant par les connaissances scientifiques que par l’expérience de terrain.
Néanmoins, et pour autant que l’on s’abstienne de recourir à la peur, les campagnes d’information sont nécessaires et utiles. Il est toutefois important de ne pas se restreindre à la simple transmission d’informations, notamment parce que les messages génériques s’accommodent mal des spécificités individuelles en matière d’effets, d’attentes et de besoins concernant la consommation de produits psychotropes. Pour les personnes consommant en milieu festif, les discours de mise en garde peuvent entrer en dissonance avec les expériences positives vécues ou attendues. De plus, les injonctions normatives peuvent être de nature à rompre le dialogue avec certains adolescents et jeunes adultes qui souhaitent vivre des expériences, qui recherchent l’intensité du moment parfois dans l’excès dans un processus leur permettant d’éprouver et de définir leurs propres limites dans leurs pratiques festives.
En ce sens, les approches universelle ou générique forment selon Alain Morel et Jean-Pierre Couteron 3 « un bruit de fond certainement utile pour donner des repères généraux, mais de peu d’efficacité si on en reste là ». Bien évidemment, il ne s’agit pas ici de remiser au placard les approches générales basées sur l’information, mais bien de souligner la nécessité d’aller au-delà. Il s’agit d’investir un autre axe, celui de l’écoute et du lien permettant de rencontrer les spécificités, les enjeux et les valeurs individuelles et collectives des personnes dans leur rapport entre fête et consommation ; de promouvoir une forme de partenariat favorisant leurs capacités à développer leurs compétences et à définir leurs limites propres.
Notre expérience de terrain nous a démontré qu’il est utile de transmettre de l’information à condition de le faire de manière adéquate. Cela signifie qu’il faut informer de manière objective et ne le faire que lorsque l’information est sollicitée, ou du moins en s’assurant au préalable d’avoir reçu l’aval du public concerné. Transmettre de l’information au cours d’un échange dans une dynamique « Demander Fournir Demander » (DFD issue de l’approche motivationnelle est particulièrement adaptée aux interventions en milieu festif. Demander la permission d’aborder une thématique, reconnaître les capacités et l’expertise des personnes en se basant sur leurs connaissances initiales avant de transmettre des informations de manière complémentaire donne de bien meilleures chances à celles-ci d’avoir du sens. Enfin, redonner la parole, inviter les personnes à s’exprimer au sujet des informations échangées ne peut que favoriser leur réflexion et leur cheminement propre.
Une autre possibilité réside dans la mise à disposition des informations de manière interactive, neutre et objective sur la base desquelles les personnes peuvent explorer leurs questionnements de manière autonome ou accompagnée si elles le désirent. Les applications pour smartphones 4 Be my angel (calculateur d’alcoolémie) et Night life Vaud (mise en lien entre information sur les substances, la santé sexuelle et les motivations individuelles à adopter des stratégies de réduction des risques et des méfaits) sont par exemple particulièrement adaptées pour diffuser de l’information en milieu festif. De manière générale, les actions doivent permettre aux personnes de vivre une expérience de prévention ou de réduction des risques de manière active. En ce sens, s’engager à rester sobre au volant pour reconduire ses amis en sécurité ou à se prêter une attention solidaire, bienveillante et réciproque constitue, pour le public, une occasion de s’impliquer personnellement dans une démarche préventive.
Comme nous l’avons vu, une prévention en milieu festif adéquate nécessite une élaboration suffisante pour pouvoir se distancer du recours à la peur ou à la morale. Dans ce contexte, le recours à une approche pragmatique de réduction des risques (ci-après RDR) en milieu festif est une démarche intéressante. Échappant a priori au travers de l’information non sollicitée, la RDR en milieu festif a pour objectif de mettre à disposition du public un espace, des outils et de l’information permettant une consommation à moindre risque. Dans sa mise en œuvre, il faut garder à l’esprit que le public festif n’est en majorité pas concerné par les situations de grande précarité sociale et/ ou sanitaire autour de laquelle la RDR a été originellement développée. Il est dès lors nécessaire de penser la RDR en milieu festif comme une approche ciblant en priorité les enjeux des consommations récréatives, des consommations ponctuelles et des premières expérimentations. La RDR en milieu festif nécessite alors d’adapter la posture, les outils et l’information aux spécificités du public rencontré et d’inclure la consommation à risque d’alcool ainsi que les thématiques de santé sexuelle dans les stratégies développées. Enfin, et ce n’est pas le moindre des défis, elle implique de compléter les approches pragmatiques (remise de matériel, espace chill out, distribution d’eau, analyse de substances, etc.) par un investissement sur les valeurs et compétences des individus, leur capacité à faire des choix, à prendre soin des autres et, par là même, à prendre soin d’eux.
20 ans de pratique de prévention en milieu festif nous ont amenés à repenser et à développer la prévention par la transmission d’une information adéquatement construite et diffusée, par des pratiques de réduction des risques adaptées, mais aussi et surtout par ce que Couteron, Morel et Therrien nomment l’approche expérientielle. Cette dernière s’intéresse au sens que les personnes donnent à leurs actions afin que leur expérience devienne l’une des ressources principales des stratégies préventives. Elle implique de porter une attention particulière aux personnes que nous rencontrons en milieu festif et de (re)connaître leurs attentes, leurs besoins propres, leur expertise et leurs capacités. Il s’agit de s’intéresser non seulement à ce qu’elles vivent sur le moment, mais également à leur vie en dehors de la fête. À échanger au sujet de leurs valeurs et de leurs projets qui constituent les fondements sur lesquels s’appuient déjà ou s’appuieront leurs stratégies propres de prévention et de réduction des risques.
Les personnes que nous rencontrons et qui utilisent les substances psychotropes en milieu festif n’ont pas toutes l’intention de diminuer leur consommation. Elles ont des motivations spécifiques, individuelles et intrinsèquement valides à expérimenter et à pratiquer, y compris dans l’excès, la consommation en milieu festif. Ne pas l’accepter ne peut conduire qu’à un dialogue stérile entre les acteurs de la prévention et ce public. En revanche, nos expériences nous ont montré que ces mêmes personnes s’intéressent et sont prêtes à appliquer des stratégies pour diminuer les risques et/ou les effets négatifs de leur consommation pour autant que celles-ci aient un sens pour elles. Ces constats empiriques, recueillis au contact direct du public, ont également été confirmés dans les récents travaux de recherche de Véronique Grazioli 5 concernant l’application des stratégies de réduction des risques et des méfaits. Ils doivent nous inciter à ajuster nos interventions tout en gardant à l’esprit que les personnes que nous rencontrons en milieu festif :
Plus qu’un questionnement, cette posture favorise un échange constructif avec le public. Pour aider à établir des interactions de qualité, les approches motivationnelles, notamment, semblent très prometteuses et il apparaît indispensable de s’y former et de définir des postures et méthodologies spécifiques adaptées au contexte festif. Dès lors, les enjeux futurs de la prévention en milieu festif ne se trouvent pas prioritairement dans la définition ou la vision du statut de pairs, dans la forme ou la structure des dispositifs ou encore dans les débats sur les périmètres respectifs de la prévention et de la réduction des risques. Il se trouve plutôt dans la capacité des intervenants à entrer en relation avec le public. Dans leur habilité à adopter une posture suffisamment fine permettant la création d’un espace d’échange et de réflexion privilégié. Dans leur aptitude à favoriser une rencontre au travers de laquelle les personnes peuvent, aussi bien dans l’instant présent que dans un processus au long cours, construire leurs propres modèles de prévention. Pour y parvenir, l’accent doit être mis sur la qualité de la formation des intervenants, sur leur capacité à adopter et à incarner une posture motivationnelle et à valoriser une approche expérientielle porteuse de sens. C’est donc ici que se situe le défi des prochaines décennies et auquel il importe de se consacrer pleinement. Ce n’est qu’à cette condition que la prévention en milieu festif pourra relever les défis auxquels elle est, et sera encore à l’avenir, confrontée.