décembre 2019
Roy Salveter (Division Prévention des maladies non transmissibles, Office fédéral de la santé publique)
Une prévention efficace n’est jamais unidimensionnelle, comme le montre clairement l’exemple qui suit : si on veut encourager la population à se déplacer davantage à bicyclette pour sa santé, la publicité pour le vélo ne suffit pas. Il faut d’abord créer la possibilité d’opter pour ce mode de locomotion. En d’autres termes, il faut aménager des pistes cyclables sûres. Investir dans ce type d’infrastructures est une mesure de prévention structurelle.
La prévention des addictions nécessite elle aussi que l’on investisse dans la création de conditions adéquates. Dans ce domaine, toutefois, il faut parfois procéder de manière inverse : c’est en limitant l’accessibilité et la disponibilité d’une substance que l’on obtient un effet préventif. C’est ainsi que les interdictions publicitaires, les limites d’âge applicables à la remise ou la régulation des prix de vente contribuent à empêcher que les enfants et les adolescents ne se mettent à fumer ou à abuser de l’alcool. Une autre façon d’investir dans des conditions propices à la santé est de soutenir les familles vulnérables ou de veiller à ce qu’il y ait suffisamment de structures d’accueil pour les personnes en quête de soutien.
Une chose est claire : l’État peut créer des conditions qui favorisent la santé. Quant à savoir dans quelle mesure il le fait, c’est avant tout une question politique. La prévention est toujours une question d’équilibre entre les mesures qui visent à protéger la santé et celles qui limitent la liberté de décision. Quelle dose de responsabilité l’individu doit-il et peut-il assumer en matière de consommation de substances psychoactives ? Et quel est le rôle de l’État dans une perspective de santé publique ?
La Stratégie Addictions 1 vise à structurer le cadre sociétal de manière à promouvoir la santé des individus et à soutenir les objectifs en matière de prévention et d’aide aux personnes concernées. Il s’agit en particulier de prévenir l’émergence d’une consommation problématique, mais aussi d’apporter un soutien précoce aux personnes à risque et d’aider celles qui ont développé une addiction à en sortir ou à maîtriser leur consommation. D’un autre côté, la stratégie se focalise sur l’individu : elle entend renforcer ses compétences en matière de santé pour qu’il puisse prendre des décisions positives pour lui-même. En Suisse, la majeure partie de la population présente une consommation de substances à faible risque 2. Par conséquent, il convient d’accorder une attention particulière aux personnes qui ont un comportement à risque, qui mettent autrui en danger ou qui souffrent d’une dépendance. En dehors des conditions individuelles, le cadre sociétal joue un rôle décisif dans le développement d’une addiction, en particulier le cadre de vie et de travail, l’environnement ainsi que l’accessibilité des substances.
À l’instar de la prévention des maladies non transmissibles, la prévention des addictions commence par la mise en place d’un cadre favorable dès le plus jeune âge. La première phase de vie est déterminante pour le développement physique, psychique et social 3. Les bases d’une vie saine sont posées dès la grossesse et la petite enfance. La façon dont un jeune enfant se nourrit, le fait qu’il ait la possibilité de jouer et de bouger suffisamment et d’apprendre à gérer la pression, de même que l’attention qu’il reçoit, jouent un rôle important pour sa santé à l’âge adulte. La consommation d’alcool et de tabac, le stress et une alimentation déséquilibrée dans le milieu familial peuvent provoquer des maladies physiques et psychiques chez l’enfant.
Promouvoir la santé dès la petite enfance est par conséquent important, en particulier lorsque la famille a difficilement accès au système de santé, en raison de sa situation sociale. Les enfants qui grandissent dans un environnement social précaire ou dans la pauvreté risquent d’être désavantagés plus tard en termes de santé. En effet, cela augmente non seulement le risque de pauvreté, mais aussi que les comportements à risque pour la santé soient transmis d’une génération à l’autre. La promotion de la santé dès le plus jeune âge et la création d’un cadre favorable peuvent enrayer ce mécanisme. L’ État a la possibilité de soutenir les familles par des prestations de base appropriées dans le domaine de l’éducation, de la santé et du social afin de diminuer le nombre de maladies.
L’ État peut empêcher des maladies en mettant en place des mesures de soutien, mais aussi de protection. Plusieurs lois régissant la consommation de substances ont explicitement pour but la protection de la santé et la prévention. Ainsi, depuis 2010, il est interdit de fumer dans les espaces fermés tels que bureaux, restaurants ou écoles dans toute la Suisse. Cela diminue sensiblement l’exposition au tabagisme passif.
Les jeunes ont besoin d’une protection particulière, car les risques de dommages pour la santé et de dépendance sont particulièrement élevés durant la croissance. De ce fait, différentes lois réglementent les prix, la remise de substances ou la publicité pour celles-ci. Les dispositions existantes ne sont toutefois efficaces que si elles sont mises en œuvre. En principe, aucune boisson alcoolique ne devrait être vendue aux moins de 16 ans, une mesure qui s’applique aussi à la cigarette dans la plupart des cantons. Malgré cela, les jeunes arrivent encore beaucoup trop facilement à se procurer ces substances, comme le montre l’enquête HBSC auprès des écolières et écoliers publiée en mars 2019 4. La Stratégie Addictions soutient l’application des structures de régulation.
Les changements dans les habitudes de consommation ou l’apparition de nouvelles substances psychoactives nous obligent à réexaminer constamment où s’arrête la responsabilité individuelle et où commence la protection, comme on le voit actuellement avec la cigarette électronique. En partant à la conquête du marché, la vaporette nous place face à de nouveaux défis en matière de protection de la jeunesse et de protection contre le tabagisme passif. Pour protéger la santé de tiers, les e-cigarettes ne devraient pas être fumées dans des espaces fermés. Par ailleurs, les chiffres de la dernière enquête HBSC auprès des écolières et écoliers montrent que le vapotage séduit même des jeunes qui n’avaient encore jamais touché à la cigarette. Les e-cigarettes qui contiennent de la nicotine engendrent une dépendance. De plus, le risque de passage à la cigarette classique est bien réel. En conséquence, les dispositions légales visant à protéger la santé ne doivent pas s’appliquer uniquement aux cigarettes traditionnelles, mais aussi aux cigarettes électroniques, comme le prévoit l’actuel projet de loi sur les produits du tabac.
Au sein des structures en place, chaque personne décide elle-même ce qu’elle veut faire ou ne pas faire pour sa santé. Ses choix dépendent souvent de ses compétences en matière de santé.
Une personne qui dispose de bonnes compétences dans ce domaine est en mesure d’assumer la responsabilité de sa santé ; elle peut prendre des décisions qui auront des effets positifs pour elle-même et pour autrui. Dans le contexte des substances psychoactives, cela signifie notamment qu’elle connaît les risques liés à la consommation d’une substance. Elle est capable d’évaluer dans quelles situations elle souhaite consommer cette substance et elle est consciente des risques auxquels elle s’expose. Par ailleurs, elle sait où trouver du soutien et des arguments pour se décider, par exemple du matériel d’information ou des tests à faire soi-même.
Mais comment améliorer les compétences en matière de santé ? Par l’information et la sensibilisation certes, mais aussi par la formation des professionnels de l’éducation et de la santé qui représentent un point de contact avec la population. Les comportements et les modes de consommation d’une personne ne sont pas statiques. Ils évoluent en fonction de la phase de vie et de l’âge. Ces schémas dépendent de l’environnement et des conditions de vie de l’individu, mais aussi de sa capacité à agir sur le monde qui l’entoure. De ce fait, le renforcement des compétences en matière de santé reste un élément important de la prévention des addictions à tout âge. Personne, faut-il le rappeler, ne décide de devenir dépendant. La dépendance implique aussi une perte du libre choix. L’addiction est une maladie, un phénomène qui a des composantes à la fois biologiques, psychologiques et sociales et qui ne dépend pas seulement de la raison ou de la compétence à gérer les risques, mais aussi de facteurs génétiques et situationnels. Il est d’autant plus difficile de choisir la bonne approche : quand et comment faut-il, dans chaque cas particulier, informer, sensibiliser ou intervenir ?
« Être là au bon moment » est par conséquent fondamental pour prévenir les addictions ; c’est là le domaine de l’intervention précoce 5 6. La question de l’équilibre entre une action au niveau sociétal et la responsabilité individuelle se pose de manière particulièrement aigüe ici : quand faut-il laisser de côté la responsabilité individuelle et intervenir ? Dans la prévention des addictions, l’intervention précoce consiste à repérer à temps une situation de vulnérabilité. Cela implique que l’on se rende compte suffisamment tôt des situations difficiles, des problèmes de comportement et des symptômes, et qu’on les interprète correctement. La démarche suivante vise à prendre le plus tôt possible des mesures pour stabiliser et améliorer la situation de la personne concernée et de son entourage. Elle permet d’éviter des souffrances et de lourds dommages comme la dépendance, d’autres maladies psychiques et la désintégration des relations sociales.
Lorsqu’une addiction s’est déjà manifestement installée, la question d’intervenir ou d’apporter de l’aide ne se pose pas. Un bon système de santé doit garantir aux personnes concernées — que ce soit par une addiction ou une autre maladie — l’accès à un traitement et à une prise en charge appropriés. Dans ce domaine, le pilotage et le financement incombent en premier lieu aux cantons. La Confédération, de son côté, aide à structurer les offres de soutien, par exemple à travers des recommandations et des bonnes pratiques. Elle soutient également les offres à bas seuil comme la consultation en ligne sur les addictions 7.
Il est important de vérifier systématiquement si le travail réalisé va dans la bonne direction. Pour ce faire, il est nécessaire de pouvoir s’appuyer sur des chiffres et des faits. La Confédération veille à la réalisation d’enquêtes régulières et d’études spécifiques qui fournissent les connaissances requises pour adapter la politique des addictions. Grâce à ce système, il est possible d’identifier des tendances précocement et d’y réagir, que ce soit par des mesures structurelles ou par un soutien individuel. La recherche montre où il convient de trouver un nouvel équilibre entre responsabilité collective et responsabilité individuelle. À l’heure actuelle, on constate par exemple que la voie choisie dans la prévention de la consommation de cannabis a atteint ses limites. Malgré une stricte interdiction de la culture, de la production et du commerce de cannabis, la consommation stagne à un niveau relativement élevé depuis plusieurs années. La prévention structurelle basée sur des interdictions ne donne pas les résultats escomptés dans ce domaine. En conséquence, le Conseil fédéral propose d’introduire dans la loi sur les stupéfiants un nouvel article pour créer la base légale nécessaire à des essais pilotes scientifiques portant sur la remise contrôlée de cannabis.
La prévention des addictions implique que l’État contribue à mettre en place un cadre propice à la santé. Il est nécessaire de règlementer l’alcool, les drogues, le tabac, les médicaments ou les jeux d’argent pour améliorer la santé. Les possibilités dont dispose la Confédération sont toutefois limitées, car elle n’est qu’un acteur parmi d’autres ; elle partage la responsabilité avec de nombreux partenaires, dont les cantons et les communes, les ONG et les spécialistes du terrain, mais aussi l’économie. Une politique efficace des addictions nécessite que tous ces acteurs collaborent de manière interdisciplinaire dans le système de santé, le domaine social, la justice et l’éducation.
Par ailleurs, le fait que, sous l’angle de la politique, les substances psychoactives ne sont pas jugées en fonction de leur potentiel de risque, mais de leur importance pour la société constitue une difficulté supplémentaire. Selon la substance concernée, la politique invoque la responsabilité individuelle, alors que, du point de vue de la santé publique, un durcissement de la règlementation serait judicieux, comme les interdictions de la publicité pour les produits du tabac. Dans la prévention de la consommation de cannabis, où la répression exigée pendant longtemps par la politique n’a pas eu l’effet préventif escompté, le Conseil fédéral ouvre aujourd’hui une nouvelle voie en adaptant la loi sur les stupéfiants.
La question des addictions montre de manière exemplaire combien il est difficile de trouver un juste équilibre entre la responsabilité individuelle et la responsabilité collective. Cette question d’équilibre ne sera jamais une tâche de routine, car chaque addiction est le résultat d’une histoire unique et repose sur la conjonction de nombreux facteurs. La prévention et le traitement devraient être aussi diversifiés que ces histoires sont différentes. Trouver la voie royale ne sera pas possible, car, comme nous l’avons dit d’emblée, une prévention efficace des addictions comporte toujours plusieurs dimensions.