décembre 2019
Benjamin Boutrel (Service Universitaire de Psychiatrie de l’Enfant et de l’Adolescent - SUPEA, CHUV)
L’adolescent, habité par la richesse de ses aspirations et la fougue de ses passions, rejette autant la candeur de l’enfant que le conformisme des adultes. L’adolescence serait donc une fracture développementale, une crise identitaire, une période d’oppositions. Cette lente responsabilisation sociale entre le statut de l’enfant (qui requiert surveillance et protection) et celui de l’adulte (garant de ses actes et inféodé à ses propres responsabilités) se construit par essence autour d’errements, d’excès, d’échecs et parfois même de frustrations. De ses erreurs passées, l’adolescent construit son avenir. Sans surprise, de nombreuses données épidémiologiques indiquent que les adolescents expriment plus de comportements imprudents et extravagants que les adultes, l’abus de substances faisant partie de ces conduites à risques. En particulier, il a été montré que les adolescents élaborent des prises de décisions inappropriées par leur engagement dans de dangereuses activités malgré la connaissance des risques impliqués. L’adolescence présenterait ainsi une vulnérabilité élevée due à une coordination insuffisante entre les composantes affectives et cognitives du comportement. Cette harmonisation déficiente serait due au fait que les changements pubertaires qui interviennent dans l’éveil et la motivation précèderaient le développement des compétences de régulation 1.
De manière générale, la plupart des jeunes naviguent dans les eaux tumultueuses de l’adolescence sans difficulté majeure, sans recours à la violence, sans abus de drogues et sans souffrances psychiatriques. Néanmoins, une proportion non négligeable d’adolescents n’a pas la chance de bénéficier de trajectoires aussi tranquilles. C’est en effet à l’adolescence que l’on retrouve le plus fréquemment les racines d’un mal de vivre qui peut entraver un épanouissement personnel et conduire à des problèmes de dépendances aux drogues (tabac, alcool, cocaïne, etc.), des conflits personnels et des échecs professionnels. De mauvais choix de vie à l’adolescence peuvent impacter significativement la vie entière d’un individu, et c’est en ce sens qu’une meilleure compréhension de la complexité du développement adolescent, sur la base d’un dialogue transdisciplinaire, pourrait conduire à intervenir le plus tôt possible pour corriger certaines trajectoires et ainsi redresser certaines situations avant qu’elles ne se pérennisent, alliant de fait le moindre coût d’une intervention précoce et l’efficacité optimale du résultat.
La taille du cerveau adolescent représente 90% de la taille du cerveau adulte, bien que le tour de tête soit plus réduit. C’est l’épaississement de l’os crânien, et non l’accroissement de matière cérébrale, qui permettra à la tête d’atteindre sa taille adulte. L’adolescence est classiquement décrite par l’émergence de comportements caractéristiques : interaction sociale amplifiée, prise de risque plus élevée, recherche accrue de sensation et de nouveauté, curiosité et exploration augmentées se traduisant le plus souvent par une impulsivité marquée. L’impulsivité est un trait de personnalité caractérisé par une désinhibition comportementale dont l’action, en vue de satisfaire un désir, est initiée brusquement et sans planification. L’émergence et l’accentuation de ce type de comportement reflètent selon toute vraisemblance le développement régulier de fonctions cérébrales complexes, incluant les systèmes sensorimoteurs, ainsi que les structures corticostriatales et limbiques.
Chez les humains, le développement cortical s’effectue approximativement au cours des 25 premières années, avec des modifications de la substance grise et une myélinisation au cours des transitions entre l’enfance et l’adolescence, puis entre l’adolescence et l’âge adulte. L’intégration sensorielle, le raisonnement, le discernement et beaucoup d’autres fonctions exécutives atteignent leur maturité vers la fin de l’adolescence et le début de l’âge adulte, entre 20 et 25 ans 2. La neuroplasticité à l’adolescence façonne ainsi les aptitudes nécessaires pour acquérir les comportements adultes appropriés pour une vie sociale intégrée.
Pourtant, force est de reconnaître qu’il y a une perte massive de synapses au sein du cortex cérébral au cours de l’adolescence. Bien que difficile à estimer, il a été proposé que le cortex cérébral dans sa globalité pouvait perdre jusqu’à 30’000 synapses chaque seconde au cours de l’adolescence, au point qu’un neurone cortical pourrait perdre la moitié des contacts synaptiques qu’il arborait avant le début de l’adolescence. Loin d’être un processus pathologique, ce mécanisme doit être considéré comme un filtre sélectif assurant une plasticité développementale efficace grâce à laquelle le cerveau est ontogénétiquement sculpté sur la base de l’expérience et du vécu afin de s’adapter de façon optimale à son environnement. En d’autres termes, ce processus de sélection améliore, en la focalisant, l’activité cérébrale et limite les activités inutiles, voire parasites, lors de l’exécution d’une tâche. En ce sens, la restructuration cérébrale observée au cours de l’adolescence reflète le gain d’efficacité du fonctionnement cérébral ; le cerveau éponge ou immature de l’enfant laisse peu à peu place au cerveau du futur adulte dont l’efficacité se traduit par une élimination des connexions neuronales inutiles et un renforcement des synapses pertinentes.
Rares sont les adolescents qui ne recherchent pas de nouvelles expériences, de fortes stimulations, de nouvelles formes de satisfaction (frissons, tensions, excitations), quitte à braver des interdits et à s’engager dans des comportements à risques, sans vraiment s’arrêter sur les éventuelles conséquences de leurs actes. Ces comportements typiques présentent indéniablement des bénéfices adaptatifs pour le développement de l’indépendance. Il y a beaucoup de déterminants pour expliquer ce besoin de sensation, que ce soit lié à la personnalité, au tempérament, à la pression de l’entourage ou encore à la présence d’évènements stressants. On peut légitimement penser que ces comportements dépendent de profondes modifications neurobiologiques touchant les systèmes neuronaux régulant tant la motivation que les émotions. Selon Laurence Steinberg, c’est la conjonction de deux phénomènes décalés dans le temps qui assure le cocktail explosif des débordements adolescents ; d’un côté, un éveil émotionnel précoce assez abrupt qui se traduit par une nette augmentation des pulsions ; de l’autre, les capacités de discernement et de contrôle de soi qui n’apparaissent qu’à mesure du vieillissement et ne sont pleinement efficaces qu’entre 20 et 25 ans 3. La prise de risque et la recherche de sensation déclinent ensuite pour plusieurs raisons. Premièrement, la maturation du système de contrôle de soi mis en évidence par les modifications structurelles et fonctionnelles du cortex préfrontal renforce les aptitudes individuelles à planifier les actes à long terme et à inhiber plus efficacement les comportements impulsifs. Deuxièmement, la maturation des connexions entre les structures corticales et les structures sous-corticales facilitent les coordinations cognitives et affectives, ce qui permet une meilleure intégration des stimuli émotionnels. Enfin, il est possible que la fonction de récompense perde de sa sensibilité et n’attise plus autant de convoitise dans le cerveau adulte.
Des études chez l’animal et chez l’humain suggèrent l’existence d’un circuit motivationnel primaire comprenant le cortex préfrontal et le striatum ventral, ce dernier ayant un accès direct aux structures motrices qui coordonnent le passage à l’acte. Ce système antérieur est soutenu par un circuit motivationnel secondaire qui fournit les nombreuses modalités des informations sensorielles. Durant l’adolescence, de profonds changements se manifestent dans ce circuit neuronal de la motivation et peuvent promouvoir un comportement de recherche de nouveautés qui intensifie le processus de motivation à la récompense.
Compte tenu du rôle de la transmission dopaminergique dans la modulation des processus affectifs et motivationnels, il n’est pas surprenant d’observer une modification importante du réseau dopaminergique au début de l’adolescence. Chez le rongeur, on observe une explosion de la quantité de récepteurs à la dopamine dans le striatum au milieu de la période juvénile puis une nette diminution de la densité de ces récepteurs avec la fin de l’adolescence et le début de l’âge adulte. Cette augmentation transitoire du tonus dopaminergique accompagne la recherche de sensation, l’attrait pour les récompenses et la prise de risque observé chez les rongeurs de cet âge. Il semble donc que les adolescents soient plus enclins à risquer davantage afin de gagner une récompense. Par ailleurs, sur la base de ce qui a été discuté précédemment, en induisant des changements neuroplastiques associés à l’activité dopaminergique hautement concentrée dans le circuit primaire, la consommation précoce de drogues perturbe le processus de restructuration cérébrale et peut produire des effets à très long terme, potentiellement irréversibles, sur les circuits de la motivation 4.
Les facteurs de vulnérabilité à l’addiction correspondent à l’ensemble des déterminants propres à l’individu qui favorisent les dommages liés à l’usage de substances psychoactives. Cependant, l’addiction étant multifactorielle, il est impossible d’isoler, chez un individu donné, un unique facteur de risque qui disposerait à lui seul d’une valeur prédictive de la survenue d’un comportement addictif. Dès lors, il a été établi que les phases progressives du processus addictif sont influencées par l’interaction de facteurs génétiques et environnementaux. L’addiction est une pathologie évolutive qui comprend une période d’initiation à la substance suivie par un stade de consommation intermittente puis régulière. La phase ultime de cette maladie se caractérise par des rechutes qui succèdent aux tentatives infructueuses pour échapper au produit. Certaines dimensions de la personnalité comme l’impulsivité, la prise de risque ou encore la recherche de nouveauté influencent ces différentes étapes de la trajectoire addictive, mais de manière diversifiée. En ce sens, l’impulsivité et la prise de risque influeraient plus largement sur la phase de l’initiation au produit 5.
Les facteurs environnementaux et génétiques contribuent aux différences interindividuelles dans la vulnérabilité à initier une consommation de toxique, à en abuser ou à en devenir dépendant. Il est aujourd’hui admis qu’il n’est plus primordial de savoir lequel des deux est prépondérant. Il s’agit plutôt de rechercher comment ces deux facteurs se coordonnent pour précipiter une vulnérabilité. L’interaction gène-environnement peut être expliquée par l’influence de certains traits de tempéraments, comme la recherche de sensation, sur les risques liés à l’exposition au produit. Cette caractéristique fixe l’attention du sujet vers la nouveauté et l’amène à se lasser très vite d’une activité ou d’une situation. De son côté, l’environnement peut favoriser ou réprimer une vulnérabilité génétique sous-jacente. Par exemple, des règles familiales peuvent protéger l’individu d’un usage inapproprié de substance tandis qu’un climat familial perturbé ou le manque d’attention parentale agiraient en sens inverse 6.
Plus précisément, des données suggèrent que l’environnement, en interagissant avec les tendances héritées de l’individu, pourrait modifier l’activité transcriptionnelle de certains gènes tout au long du processus neurodéveloppemental, en particulier au cours de l’adolescence. Par la suite, s’installerait de manière stable une vulnérabilité à certaines pathologies addictives. Cette conclusion a grandement contribué à changer la manière d’analyser les phénotypes en se focalisant sur les facteurs de vulnérabilité non génétiques 7. Cohérente avec ce constat, une étude portant sur une population de jeunes individus des deux sexes (637 hommes et 702 femmes) dont l’âge variait entre 17 et 21 ans, signale que l’impulsivité et la recherche de sensation sont hautement prédictives de comportements problématiques dans les situations de jeu.
Il est classiquement rapporté que l’usage régulier de drogues avant 15 ans est associé avec un risque plus élevé de développer une toxicomanie. Il existerait donc une corrélation inverse entre l’âge d’initiation et la sévérité d’une addiction. Si ces observations font l’objet d’un consensus, il faut toutefois rester prudent, car une telle corrélation n’établit pour autant aucun lien de causalité. Autrement dit, il n’est pas démontré que la consommation précoce de drogue est seule responsable d’un comportement addictif à l’âge adulte. Il n’y a aucun déterminisme génétique ou héréditaire qui puisse, à lui seul, expliquer (engendrer) une addiction. Comme toute autre maladie psychiatrique, l’émergence d’une addiction est un long processus qui se cristallise étroitement autour du développement neurobiologique, social et affectif d’un individu. La survenue de la maladie est une interaction complexe entre le patrimoine génétique et l’environnement d’une personne ; il y a donc une part d’inné et une part d’acquis. Dans ces conditions, il est extrêmement difficile de procéder à une recherche standardisée, c’est-à-dire une recherche encadrée par un nombre de paramètres clairement définis permettant de réduire la fenêtre d’investigation aux seules variables étudiées. En un mot, la complexité qui définit un être humain rend délicate l’extrapolation d’un cas clinique à toute une population, car il est impossible d’identifier de façon exhaustive les différents paramètres génétiques et environnementaux responsables du déclenchement de la maladie.
Pour autant, de nombreuses observations concordantes laissent à penser que l’adolescence représente objectivement une période de vulnérabilité vis-à-vis de l’abus de consommation de drogues. Il semble en effet que l’adolescence concentre les deux facteurs de risque les plus importants, à savoir une attirance plus élevée – les jeunes sont plus sensibles à l’effet des drogues – et une aversion moindre, car ils sont dans le même temps plus résistants aux effets négatifs des stupéfiants. Toutefois, ces études ne fournissent aucune preuve supportant l’idée que la progression de l’usage récréatif vers l’usage compulsif soit inéluctable lorsque l’usage de drogues commence à l’adolescence : aucune étude catégorique sur ce sujet n’a jamais été publiée.