décembre 2017
Jean-Félix Savary, Oscar Ruiz (GREA)
Dans le système de démocratie semi-directe que connaît la Suisse, les jeux d’argent vont faire l’objet de nombreuses votations. Le peuple refuse une première fois la prohibition des jeux en 1866, avant de l’accepter dans le cadre de la révision de la constitution de 1874. Deux initiatives fédérales successives vont confirmer cette orientation prohibitionniste, avec l’adoption de l’« interdiction des maisons de jeu » le 21 mars 1920, et « maintien des kursaals » le 2 décembre 1928. Cette dernière réintroduit des halles de jeux, où l’on pratique le jeu de boules, dont les mises sont à 2 CHF. La défiance face à une pratique jugée dangereuse et immorale domine ainsi de la fin du XIXème à tout le XXème siècle. « La loi sur les loteries et paris » (LLP), acceptée le 8 juin 1923, ne fait pas exception. Elle commence par énoncer dans son article 1 que « les loteries sont prohibées ». Les articles 2 et 3 viennent restreindre ce principe, en autorisant les loteries de type « tombolas » et servant à des fins d’utilité publique. La crise des années 30 verra ainsi la création de la Loterie Romande, en 1937.
Un changement radical va s’opérer le 7 mars 1993, quand le peuple vote un « Arrêté fédéral supprimant l’interdiction des maisons de jeu ». Cette mesure avait été proposée une année plus tôt par le Conseil fédéral, parmi plusieurs mesures d’assainissement des finances fédérales le 25 mars 1992, en pleine crise des finances publiques. Avec l’adoption de la « Loi sur les Maisons de jeux » en 1998, la Confédération y voit désormais comme une ressource fiscale. Alors que la Confédération et les Cantons se trouvent soumis à des pressions pour diminuer la fiscalité et l’endettement, ils se tournent alors vers les jeux pour renflouer les caisses.
Alors que la Suisse avait hérité d’une attitude plutôt conservatrice en matière de jeux, elle va faire volte-face en quelques années. L’ouverture du marché des casinos va provoquer une hausse spectaculaire du volume des jeux qui fait du marché suisse un des plus dynamiques du monde. Les casinos s’installent partout en Suisse, avec vingt et une concessions d’exploitation privées délivrées par le Conseil fédéral. Il y en a un par Canton en Suisse romande. Avec une densité de casinos par 100.000 habitants presque deux fois supérieure à la moyenne européenne 1, la Suisse dispose d’un marché des maisons de jeux très actif. Le Conseil fédéral préfère accorder les concessions à de grandes sociétés étrangères, au détriment de projets locaux, comme la Romande des jeux, qui voulait reproduire en Suisse romande le système des loteries, avec des gains reversés à l’utilité publique. Une vision purement commerciale est privilégiée, avec comme objectif d’augmenter au maximum les rentrées de l’impôt fédéral sur les maisons des jeux, mais aussi de créer de l’emploi. Avec les jeux, tout le monde est gagnant, semble-t-il.
Cette offre vient s’ajouter à celles des loteries, elle aussi en pleine expansion. Celles-ci finalisent leur mouvement de concentration pour se regrouper désormais en deux grandes sociétés intercantonales de loteries et paris, jouissant chacune d’un monopole dans leur aire d’exploitation respective : la Loterie Romande et Swisslos (Suisse alémanique et Tessin). Face à l’arrivée des casinos, les loteries elles aussi augmentent leurs offres. C’est notamment en 1998 qu’arrivent en Suisse romande les fameux Tactilo : des appareils de loteries électroniques qui ressemblent à des machines à sous. Ces appareils, dont les joueurs excessifs raffolent, vont rapidement constituer un tiers des revenus de la Loterie Romande. Le marché des jeux des loteries double pendant la période. En Suisse romande, l’augmentation est encore plus spectaculaire : les pertes des joueurs passent de 86 millions en 1996 à 398 millions en 2016, soit une augmentation de 462% en 20 ans.
En 2016, les revenus bruts de l’ensemble du marché légal suisse des jeux d’argent (casinos, loteries et paris) a atteint les 1’684 millions CHF. Sur ce montant, 995 millions CHF, soit le 56% du total, correspondent au produit brut des deux sociétés publiques de loteries, et 689 millions CHF aux casinos. Au total, plus d’un tiers du PBJ correspond à l’argent perdu dans les cantons romands, soit 602 millions CHF (204 millions CHF dans les casinos et 398 millions CHF dans les loteries et paris). À la taille déjà imposante de ce marché, il faut ajouter le marché illégal, dont par définition, on ne sait pas grand-chose. Une étude de l’Université de Berne 2 situe le PBJ des casinos en ligne à environ 250 millions CHF, et celle des clubs illégaux à près de 150 millions CHF. Au total, ce sont donc près de 2 milliards de francs qui sont perdus chaque année par les joueurs.
La structure du marché des jeux ne ressemble donc à aucune autre. D’un côté, des monopoles publics exploitent les jeux de loteries, sous supervision des Cantons à travers la ComLot, et, de l’autre, des sociétés privées, souvent affiliées à des grands groupes internationaux, opèrent dans le cadre d’une concession d’exploitation de la Confédération.
Avec la loi sur les maisons de jeux (LMJ), une double architecture se met en place. La Confédération institue la Commission fédérale des maisons de jeux (CFMJ), placée sous l’autorité du Département fédéral de justice et police. Pour opérer sur le territoire suisse, les casinos doivent être des sociétés anonymes privées et disposer d’une concession octroyée directement par le Conseil fédéral. Une distinction est faite entre les Casinos A, ou grands Casinos, dont le produit est affecté à l’AVS, et les Casinos B, dont 40% du produit de l’impôt peuvent être reversés au Canton où il opère. La CFMJ reçoit le mandat de surveillance des casinos. C’est donc un marché assez particulier, où les acteurs reçoivent de la part de la Confédération un droit spécial d’exploitation en échange du respect de certaines prescriptions et d’un impôt spécial sur les maisons de jeu.
Les loteries restent, elles, sous contrôle des Cantons. Sous la pression de la Confédération, qui va tenter de récupérer le secteur des loteries avec un premier projet de révision de la LLP en 2003, les Cantons s’organisent. Ils signent un concordat en 2005, instituant un nouvel organe de surveillance, la Commission des loteries (ComLot), placée sous l’autorité de la puissante Conférence spécialisée des membres de gouvernements concernés par la loi sur les loteries et le marché des loteries (CDCM). Cette conférence regroupe les conseillers d’État en charge des loteries dans les vingt-six Cantons, en règle générale, les ministres responsables de l’Économie. Sans réel contre-pouvoir législatif, si ce n’est les vingt-six parlements cantonaux, c’est d’elle que dépend l’entier du secteur des loteries et paris. Elle unit les Cantons derrière leur intérêts communs (revenus des loteries) et va défendre bec et ongles les prérogatives cantonales face à une Confédération elle aussi en recherche de revenus.
Dès lors, deux marchés des jeux se côtoient, supervisés chacun par une autorité concurrente, une autorité fédérale (CFMJ) et une cantonale (ComLot). Cette situation provoque immanquablement des tensions. La CFMJ tente ainsi d’interdire les Tactilos, qui font de l’ombre aux machines à sous des casinos. Face à cette situation, les Cantons prennent les devants, et lancent une initiative fédérale « Pour des jeux d’argent au service du bien commun », qui vise à sanctuariser leur domaine. Elle sera finalement retirée au profit d’un contre-projet, le nouvel article 106 Cst, adopté par 87% des voix en 2012. Ce dernier met fin à une situation de conflit autour des revenus des jeux. Jusqu’au 29 septembre 2017, il aura cependant maintenu un marché des jeux dual, en privilégiant la paix fédérale à la cohérence.
C’est dans ce contexte qu’il faut lire la nouvelle loi sur les jeux d’argent (LJar), adoptée par le Parlement le 29 septembre 2017. Il s’agit d’un compromis entre Cantons et Confédération, qui consacre cette séparation en deux domaines distincts et hermétiquement clos, mais qui tente de l’intégrer dans un cadre commun minimal. L’ouverture du marché sur internet promet de nouvelles ressources pour tous les acteurs, ce qui permet de faire baisser les tensions. Le mode de prélèvement des ressources fiscales est maintenu. Les revenus des loteries sont répartis pour l’utilité publique dans les Cantons, alors que l’imposition des Casinos vient alimenter l’AVS. Pour l’année 2016 seule, cela correspond respectivement à 629 millions redistribués par les loteries et à 337 millions provenant des Casinos (275 millions pour l’AVS et 47 millions rétrocédés aux Cantons). Cela fait évidemment beaucoup d’argent, et on comprend mieux le rôle délicat des pouvoirs publics dans cette affaire.
La face cachée de cette manne financière miraculeuse sont les joueurs. Eux ne font certainement pas partie des gagnants. À en croire les rares données disponibles en Suisse (ESS), les joueurs seraient très majoritairement issus des couches les plus modestes de la société3. C’est pour cette raison que les jeux d’argent sont parfois assimilés à un impôt sur les pauvres. Au-delà du statut économique, c’est le profil addictologique qui frappe. Une récente étude de l’Observatoire des jeux en France montre que 40% 4des revenus des jeux nous viennent de joueurs problématiques, concept qui regroupe les joueurs à risques et les joueurs pathologiques 5. Sur certains types de jeux, comme les paris sportifs ou les jeux en ligne, cette proportion grimpe encore pour flirter avec les 60%. En Australie, le taux des revenus provenant des joueurs excessifs s’établit à 60% 6 pour les machines électroniques (ce qui correspond à nos Tactilos Suisse). Les 1,582 milliard CHF perdus en 2016 proviendraient donc majoritairement de personnes en grande difficulté. À ce jour, malheureusement, aucune étude spécifique n’a encore été financée sur ce sujet en Suisse. Aurait-on peur des résultats ?
Avec l’explosion du marché des jeux, les professionnels du soin et de l’action sociale se réveillent et se font entendre. Selon eux, le jeu excessif doit être considéré comme une maladie, avec des externalités fortes sur la société (justice, famille, suicide, etc.). Le coût social s’établirait entre 551 et 648 millions par année en Suisse 7. Comme pour le tabac ou l’alcool, l’État doit organiser le marché de manière à prendre en compte la santé des joueurs et de leurs proches. Il convient notamment de prévoir des mécanismes de protection et de prévention structurelle (publicité, accès). L’État se trouve dès lors dans une situation inconfortable. Face à la restriction de ses moyens, il se tourne de plus en plus vers les jeux d’argent pour financer ses activités. Cependant, il ne peut le faire sans promouvoir une offre de jeux qui comporte des risques pour sa population. Ceci pourrait expliquer la frilosité en matière d’encadrement réglementaire des jeux, malgré le fait que l’État dispose de pouvoirs très étendus sur le marché, bien supérieurs à ceux dont il dispose dans le domaine du tabac ou de l’alcool.
Le graphique ci-dessous, produit par la coalition pour la protection des joueurs 8, résume les enjeux en présence.
Le marché des jeux en Suisse s’apprête à connaître une révolution majeure, avec l’arrivée d’une nouvelle législation enfin unifiée, la loi sur les jeux d’argent (LJAR). Celle-ci devrait faire tomber les barrières existantes dans un marché appelé à croître encore davantage. En effet, tous les acteurs s’attendent à une augmentation significative de la taille du marché, pour le plus grand bonheur des opérateurs de jeux et des pouvoirs publics, qui s’attendent à des revenus supplémentaires pour la collectivité. Les deux secteurs du marché, qui pouvaient être facilement séparés avec les jeux physiques, sont amenés à se rapprocher avec le jeu online. Des offres communes sur internet sont déjà en préparation. Nous aurons alors une sorte d’oligopole, où un nombre restreint d’acteurs développeront des offres de jeux toujours plus attrayantes, sous la surveillance de pouvoirs publics qui se répartiront les gains entre Cantons et Confédération. Un marché fort peu libéral, qui permet de toucher le Jackpot.
Cette nouvelle loi ne contente cependant pas tout le monde. Certains acteurs se montrent aussi très critiques et ont failli torpiller le projet soumis aux chambres : les opérateurs de jeux étrangers. En effet, le marché des jeux prévu par la LJar reste un marché très fermé, où un petit nombre d’acteurs est autorisé: deux sociétés de loteries et les casinos au bénéfice d’une concession. Cela empêche les gros acteurs du marché de pénétrer le marché suisse, du moins de manière directe. Ils vont s’allier avec certains milieux pour la liberté sur internet, afin de lancer un référendum contre la nouvelle législation. Avec des capacités financières hors du commun, ces acteurs peuvent prétendre renverser la table, lors d’un vote qui devrait avoir lieu au milieu 2018. À l’oligopole annoncé pourrait alors succéder une privatisation du marché des jeux, qui serait probablement encore pire pour la communauté. On peut douter que la régulation soit plus favorable aux joueurs dans un marché plus ouvert.
Le domaine des addictions et du surendettement ne saurait se réjouir de cette explosion de l’offre annoncée, ceci d’autant plus que les mesures de protection n’ont pas suivi dans le projet de loi. Cependant, une libéralisation totale avec la privatisation des bénéfices des sociétés de jeux ne saurait être une alternative acceptable. Les joueurs, eux, continueront à rêver d’un avenir meilleur. Mais, décidément, avec le marché des jeux comme au casino, ils semblent condamnés à jouer perdants.