décembre 2017
Olivier Théraulaz (président de Helvetic Vape, l’association suisse des vapoteurs)
Le marché suisse des produits de vapotage est caractérisé par le cadre légal qui le régit, et la réglementation administrative qui différencie les produits selon qu’ils contiennent ou non de la nicotine. Tous les produits de vapotage sont soumis à la Loi fédérale sur les denrées alimentaires et les objets usuels (LDAl). Les produits et les commerçants doivent donc obéir aux impératifs sanitaires et de sécurité fixés dans ce cadre. Depuis le 1er avril 2012, tous les produits de vapotage sont considérés comme des produits de substitution, et exonérés de l’impôt sur le tabac dans l’Ordonnance sur l’imposition du tabac (OITab) 1 suite à une décision du Parlement 2. Il n’y a aucune législation fédérale quant à l’usage des produits de vapotage.
Des règles administratives supplémentaires s’appliquent. Les produits (matériels ou liquides) sans nicotine peuvent être librement importés par les particuliers et les professionnels. Ils peuvent être vendus sur le territoire suisse sans limites d’âge. Par contre, les produits contenant de la nicotine font l’objet d’une interdiction d’importation professionnelle et de vente. Ils peuvent toutefois être importés par les particuliers pour leur usage personnel dans les limites fixées par l’administration, soit 150 ml de liquide par période de 60 jours, sans limitation du taux maximum de nicotine. Ces règles ont d’abord été édictées par l’Office fédéral de la santé publique (OFSP) dans une lettre administrative 3) dès 2009, puis partiellement reprises, en novembre 2015, dans une décision administrative 4 de l’Office fédéral de la sécurité alimentaire et des affaires vétérinaires (OSAV), organe compétent pour les questions liées à la LDAl. Cette décision a fait l’objet de trois recours devant le Tribunal administratif fédéral (TAF), deux de ces recours, justifiés par la Loi fédérale sur les entraves techniques au commerce (LETC), sont toujours en attente d’une décision.
Il n’existe pas de normes ou de standards suisses concernant les produits de vapotage comme il en existe déjà en France (normes AFNOR) 5 et au Royaume-Uni (norme BSI)6. Mais l’Association suisse de normalisation (SNV) participe à l’élaboration des futures normes internationales européennes (CEN)7 et globales (ISO) 8.
Il est difficile de trouver des données chiffrées sur le marché suisse des produits de vapotage. Nos tentatives pour obtenir les volumes et la valeur des importations des professionnels et des particuliers auprès de l’Administration fédérale des douanes (AFD) sont restées sans succès. Ces importations sont codifiées par l’AFD dans des rubriques générales 9 qui ne semblent pas permettre d’établir une statistique spécifique.
Les seules données que nous avons pu obtenir proviennent de la Swiss Vape Trade Association (SVTA) : le marché suisse des produits de vapotage représentait un chiffre d’affaire de 17,8 millions de francs en 2015. Ces données, avec celles provenant de la même source, publiées fin 2015 par le Bureau BASS dans le cadre de son évaluation de l’impact (AIR) du projet de loi sur les produits du tabac, sont consistantes10. Il ne semble pas y avoir d’autres sources ni d’estimations plus récentes.
Une extrapolation de la taille du marché suisse à partir du nombre de vapoteurs ne serait probablement pas fiable. Les données statistiques, qui font état d’un nombre de vapoteurs stable depuis 2014(http://www.suchtmonitoring.ch/docs/library/kuendig_ o6c0u4xw5o5v.pdf)), pourraient être sous-estimées, du fait qu’elles ne proviennent que d’une seule source fondée sur une enquête téléphonique mesurant un comportement stigmatisé11. De leur côté, les vendeurs professionnels contactés par nos soins estiment, sans toutefois donner de chiffres, que le marché progresse. Empiriquement, on peut également constater une augmentation de la visibilité des vapoteurs dans les rues des grandes villes depuis deux ans.
Les acteurs du marché du vapotage en Suisse sont très divers. On trouve des fabricants de matériel, des producteurs de liquide, des petits et moyens commerçants, des grossistes et des grandes chaînes de distribution. La fabrication de matériel dans notre pays comprend aussi bien de petites productions artisanales que des productions industrielles en séries reconnues dans le monde entier. Les liquides de vapotage produits en Suisse sont le fait de petites entreprises. Les commerçants spécialisés développent leur activité sur internet et au travers de magasins physiques. Les produits importés et commercialisés sur le marché suisse proviennent de nombreuses régions du globe, mais essentiellement d’Europe, des États-Unis et de Chine, qui sont les principales régions de production. Des vapoteurs passionnés détiennent la plupart des petites entreprises dynamiques et innovantes sur le marché du vapotage. C’est le reflet de la manière dont le vapotage s’est développé à travers le monde, par et pour les usagers. La Suisse ne fait pas exception dans ce domaine.
Il faut noter qu’à ce jour, les industriels du tabac, à notre connaissance, ne commercialisent pas de produits de vapotage en Suisse, alors qu’ils le font dans d’autres pays. La prohibition des produits nicotinés rend le marché suisse peu intéressant pour cette industrie mais particulièrement attirant pour la commercialisation de produits du tabac chauffé (Tobacco Heat-not-Burn Products), qui ne souffrent ainsi pas de la concurrence directe du vapotage.
La date de la première lettre administrative de l’OFSP (2009) sur les produits de vapotage indique qu’un marché avait déjà commencé à se développer librement en Suisse à cette période. Par la suite, les effets de la prohibition administrative sur les produits de vapotage contenant de la nicotine ont fortement limité la progression du nombre de vapoteurs et l’essor du marché. Ces effets limitatifs se sont exprimés principalement dans trois domaines : l’incompréhension des fumeurs vis-à-vis du principe de réduction des risques, la complication et le renchérissement de l’accès aux produits de vapotage et la viabilité précaire des commerces spécialisés.
En distillant l’idée fausse que les produits de vapotage nicotinés pouvaient, du fait de leur interdiction officielle de vente, être plus dangereux que les produits du tabac combustibles en vente libre, la prohibition de ces produits a créé une incompréhension du principe de réduction des risques et des dommages auprès des fumeurs. Encore aujourd’hui, il n’est pas rare d’entendre un fumeur dire que le vapotage est plus dangereux pour la santé que les cigarettes, alors qu’il existe un solide consensus scientifique pour affirmer que le vapotage est considérablement moins risqué que l’usage du tabac combustible12. Cette représentation erronée du différentiel de risque entre les sources de nicotine a conduit à favoriser le marché des produits du tabac combustibles.
En compliquant et en renchérissant l’accès aux liquides de vapotage contenant de la nicotine, la prohibition a rendu le vapotage moins attractif pour les fumeurs. L’importation pour usage personnel suppose qu’il faut soit habiter près de la frontière, soit disposer d’une connexion à internet, d’une carte de crédit et oser commander, sans avoir pu essayer, sur des sites à l’étranger, parfois sans garanties. Ces contraintes ont dissuadé nombre d’usagers désirant réduire les risques liés à leur consommation de nicotine : acheter un paquet de cigarettes au tabac du coin de la rue restant la manière la plus simple de se procurer de la nicotine. De plus, les tracasseries administratives ou postales sont courantes. Les limitations de l’OFSP imposant de petites commandes fréquentes aux usagers, les frais de transports et de douane font considérablement augmenter le coût final des produits.
En privant les commerçants de marges régulières réalisées sur les liquides contenant de la nicotine, la prohibition a précarisé le marché et limité le développement de magasins spécialisés. Les ventes de matériel sont également impactées, car les usagers sont tentés de commander ces articles à l’étranger, en même temps que les liquides nicotinés. Le nombre de points de vente spécialisés, bien établis, et offrant un conseil de qualité, reste ainsi faible en Suisse. On estime qu’il n’y a qu’une vingtaine de magasins de ce type pour tout le pays, principalement situés dans les grandes agglomérations. Parallèlement, des boutiques plus ou moins éphémères et opportunistes éclosent régulièrement dans des stations-services, des kiosques, des pharmacies et certains supermarchés, et dans lesquelles sont vendus des produits bas de gamme, sans conseil spécialisé. Depuis quelque temps, pour contourner l’interdiction administrative de vente, certains magasins offrent, sur demande, de la nicotine après la vente d’un liquide sans nicotine. Le taux de nicotine désiré par le client est ajouté gracieusement au liquide déjà vendu. Une « solution » astucieuse, fondée sur le don, qui permet de fidéliser les vapoteurs qui n’ont ainsi plus besoin de commander à l’étranger. Bien qu’aucun incident n’ait été rapporté, cette pratique induit plus de risques que la simple vente de liquides fabriqués dès le départ avec de la nicotine. Mais elle participe à maintenir les clients vapoteurs éloignés du tabac combustible, du fait d’un accès simplifié à des liquides contenant de la nicotine.
Comme dans d’autres domaines, tels que l’automobile et la production d’énergie, l’obsolescence programmée de la combustion peut être freinée ou accélérée par les autorités. Les mesures futures d’encouragement ou de restriction impacteront directement la capacité du vapotage à concurrencer efficacement l’usage de tabac combustible.
Le premier projet de loi sur les produits du tabac assimilait le vapotage au tabac, sans créer un cadre favorable à la réduction des risques et des dommages. Dans sa proposition13 de renvoyer ce projet au Conseil fédéral, la Commission de la sécurité sociale et de la santé publique du Conseil des États (CSSS-E) s’est prononcée en faveur d’une réglementation différenciée des produits de vapotage. Le fait que le Parlement l’ait suivie est un premier pas vers une solution de normalisation d’un marché, qui touche potentiellement le quart de la population générale qui consomme de la nicotine. Quelle que soit la solution législative envisagée, la Suisse se doit d’évoluer rapidement pour mettre fin à la prohibition d’un outil de réduction des risques.
En conclusion, sachant que le marché est un levier redoutable pour initier un changement au sein de l’industrie du tabac, la Suisse ne devrait-elle pas mieux éduquer sa population à la réduction des risques et des dommages, afin que les usagers de nicotine puissent faire des choix éclairés menant, plus rapidement que prévu, à la disparition de la demande pour des produits du tabac combustibles ?