décembre 2017
Laurent Médioni (pharmacien cantonal du canton de Fribourg)
Les stupéfiants et les psychotropes peuvent être utilisés à titre récréatif ou à titre thérapeutique. L’auteur du texte qui suit traite exclusivement de l’usage de ces produits en tant que médicaments.
Les médicaments psychotropes dont il est question ne recouvrent pas les antidépresseurs, ni les neuroleptiques, ceux-ci n’étant pas réputés addictifs.
Les stupéfiants sont des produits extraits de plantes (pavot, coca, cannabis) ou fabriqués au moyen de processus chimiques. L’industrie pharmaceutique et, dans une moindre mesure, les pharmacies, mettent sous forme de médicaments ces produits. Ils sont utilisés sous des formes orales (comprimés, capsules, gouttes), des formes injectables (à administrer par voie intraveineuse, intramusculaire ou sous-cutanée) ou dermatologiques (systèmes transdermiques). La palette de ces produits et les multiples formes pharmaceutiques disponibles permettent notamment une administration ciblée pour chaque patient(e), avec une durée d’action qui est appropriée (de très courte à très longue).
Le mode d’action de ces médicaments est complexe. Ils agissent sur le système nerveux central en interférant sur la transmission de neuromédiateurs endogènes. La dopamine est l’un des neuromédiateurs importants impliqués: sa libération dans les fentes synaptiques peut être augmentée, ou sa recapture dans les neurones présynaptique bloqués. Une fois libérée, la dopamine interagit avec différents récepteurs et provoque ses effets. À titre d’exemple, la morphine bloque les synapses du cheminement central de la douleur, étant un agoniste des récepteurs mû, delta et kappa.
Les médicaments contenant des stupéfiants sont utilisés principalement pour le traitement de la douleur, comme médicaments de substitution pour les personnes souffrant d’addiction aux opiacés, pour le traitement des troubles de l’attention et de l’hyperactivité et comme antitussif.
Les psychotropes sont obtenus exclusivement au moyen de processus chimiques. Ils font principalement partie d’un groupe de produits désignés comme « benzodiazépines », respectivement de molécules apparentées faisant partie de la classe des imidazopyridines. Les médicaments qui en contiennent sont surtout administrés sous formes orales (comprimés, capsules, gouttes, sirops) et, occasionnellement, sous formes injectables. Ces produits agissent comme frein du cerveau. Ils ont une affinité pour les récepteurs GABA et agissent comme des agonistes sur ces récepteurs.
Ces produits sont utilisés principalement comme anxiolytiques ou comme somnifères. Ils peuvent également être employés comme anticonvulsivants ou comme myorelaxants.
Si les stupéfiants sont des produits connus depuis très longtemps, notamment l’usage de l’opium, les premiers psychotropes ne sont apparus en tant que médicaments que dans les années soixante.
La prescription et la remise aux patient(e)s des médicaments contenant des stupéfiants et des psychotropes nécessitent une vigilance particulière de la part des médecins et des pharmaciens. Ces professionnels de la santé doivent fournir des recommandations, notamment en matière de risque de dépendance, aux utilisateurs, et plus particulièrement aux conducteurs de véhicules ou aux utilisateurs de machines potentiellement dangereuses. L’emploi de ces produits doit autant que possible être de courte durée, ou intervenir ponctuellement. Les professionnels de la santé sont tenus de vérifier la compliance par les patient(e)s.
Les demandes spontanées de patient(e)s qui sollicitent des prescriptions ou remises de ces médicaments doivent être évaluées attentivement, surtout si ces patient(e)s ne sont pas connu(e)s et, le cas échéant, refusées en proposant d’autres solutions.
L’usage des médicaments psychotropes par les personnes âgées augmente le risque de chute, ce qui peut justifier l’emploi d’autres médicaments pour éviter ce risque.
Si ces principes de base sont bien connus, la réalité montre que des professionnels de la santé n’assument pas toujours suffisamment leur devoir de diligence, contribuant ainsi à ce que des patient(e)s tombent dans le piège de la dépendance, avec des conséquences pouvant être graves pour la qualité de leur existence. Une fois pris dans l’engrenage, le sevrage est difficile et douloureux. Il est intéressant de relever qu’une patiente a récemment porté plainte contre son médecin en le rendant responsable de sa dépendance!
Des professionnels de la santé ont été condamnés pour mésusage grave de médicaments stupéfiants et psychotropes (détournement, trafic), et leurs droits de pratique ont été suspendus, voire retirés.
Les dispositions légales concernant l’utilisation médicale des stupéfiants et des psychotropes se trouvent notamment dans la Loi fédérale sur les stupéfiants et ses ordonnances d’application, ainsi que dans la Loi fédérale sur les produits thérapeutiques.
La législation sur les stupéfiants est en grande partie applicable aux médicaments contenant des psychotropes. Les notices d’information contenues dans les emballages mentionnent expressément que tous ces médicaments sont soumis à la législation sur les stupéfiants.
Trois caractéristiques principales distinguent les médicaments stupéfiants des médicaments psychotropes :
1. Les médicaments contenant des stupéfiants doivent être prescrits en utilisant des ordonnances spécifiques numérotées, et dont les prescripteurs sont identifiés, alors que les médicaments contenant des psychotropes peuvent être prescrits au moyen d’ordonnances ordinaires.
2. La quantité de médicaments prescrits est fixée en principe à un mois au maximum. Les médecins peuvent cependant étendre leurs prescriptions à une quantité destinée à couvrir un traitement de trois mois au maximum pour les stupéfiants, et à six mois au maximum pour les psychotropes, si les circonstances, évaluées avec prudence, le justifient. En pareil cas, le médecin prescripteur doit indiquer sur l’ordonnance la durée précise du traitement. Cette limitation vise à assurer un suivi médical au moins minimal des patient(e)s utilisant de tels médicaments. Si le traitement se poursuit au-delà de trois, respectivement de six mois, une nouvelle ordonnance doit être établie.
3. Les médicaments contenant des stupéfiants, dont la prescription nécessite une ordonnance médicale, sont munis d’une vignette rouge indiquant qu’ils sont soumis à la législation sur les stupéfiants, ce qui n’est pas le cas pour les médicaments contenant des psychotropes.
La Loi fédérale sur les stupéfiants repose elle-même sur trois Conventions internationales de l’ONU. Lesdites Conventions visent à harmoniser, au niveau mondial, les activités de contrôle permettant d’une part de lutter contre le trafic des stupéfiants et des psychotropes, d’autre part de fixer un cadre concernant l’utilisation légitime de ces produits, lorsqu’ils sont destinés à un usage médical.
La première Convention internationale concerne les stupéfiants, la version actuelle a été approuvée en 1961 par les pays membres de l’ONU. Si cette Convention règle le domaine des stupéfiants, ce n’est qu’en 1972 qu’une autre Convention internationale a été approuvée pour couvrir le domaine des médicaments psychotropes. En 1988, une troisième Convention internationale de l’ONU a été décidée pour couvrir le domaine des substances qui, elles-mêmes, ne sont ni des stupéfiants ni des psychotropes, mais qui servent à la fabrication des stupéfiants et des psychotropes. À titre d’exemple, l’éphédrine, en tant que telle, n’est ni un stupéfiant ni un psychotrope, mais ce produit peut être utilisé pour fabriquer de l’amphétamine et des substances dérivées.
Un système de contrôle international se fondant sur les Conventions permet de surveiller de façon précise le flux des produits sous forme de substances ou de médicaments (fabrication, importation, exportation, utilisation au niveau national).
Au niveau suisse, la liste des substances soumises à la législation fédérale sur les stupéfiants est fixée dans une ordonnance fédérale du Département fédéral de l’intérieur de la Confédération. Les substances qui figurent sur cette liste, ainsi que tous les médicaments qui en contiennent, sont l’objet de mesures de contrôle. Elles sont différenciées en fonction du risque d’abus et de dangerosité. Les substances qui n’ont en principe pas d’utilisation médicale sont classées dans la liste des stupéfiants prohibés (par exemple les amphétamines ou l’ecstasy). Les substances qui présentent le risque le plus élevé, mais qui peuvent être utilisées à titre médical (par exemple la morphine ou le fentanyl), figurent dans la liste des produits pour lesquels les mesures de contrôle sont les plus strictes (suivi précis de toute activité de prescription et de remise). Les psychotropes sont soumis à des contrôles ciblés moins rigoureux. Les médicaments contenant des stupéfiants, dont le risque d’usage abusif, est limité peuvent être obtenus dans les pharmacies publiques en petites quantités sans ordonnance médicale (par exemple la codéine ou la pholcodine).
En Suisse, les transactions de stupéfiants et de psychotropes destinées à une utilisation médicale, de même que celles de médicaments qui contiennent des produits, sont soumises à un devoir de notification. Chaque livraison des fabricants, distributeurs ou grossistes autorisés est annoncée à Swissmedic, l’Institut suisse des produits thérapeutiques, en indiquant le nom du fournisseur, le nom du destinataire, la désignation de la substance ou du médicament en contenant, la date de la livraison, ainsi que la quantité livrée. Il est ainsi possible de tracer chaque livraison. Plusieurs millions de transactions sont ainsi notifiées chaque année à Swissmedic. Les autorités cantonales ont accès à la banque de données : ce moyen leur permet d’effectuer le contrôle de l’utilisation de ces produits par les professionnels de la santé.
La législation est ainsi faite que les substances sont soumises au contrôle que pour autant qu’une évaluation approfondie et complète par l’ONU permette de conclure à la nécessité de leur mise sous contrôle. Actuellement, des substances analogues peuvent être soumises au contrôle ou non. À titre d’exemple, le zolpidem est une substance classée comme psychotrope, alors qu’une molécule de structure très similaire, la zoplicone, n’est soumise à aucune mesure de contrôle. Donc pour détourner le contrôle des autorités, il suffit de prescrire ou d’utiliser la zopiclone. Un autre exemple intéressant et récent concerne le CBD (cannabidiol) : cet alcaloïde tiré du cannabis n’est pas soumis au contrôle des stupéfiants, n’ayant pas encore été évalué en tant que tel. Cette situation fait le bonheur des vendeurs de cette substance, qui la commercialise en affirmant qu’il s’agit d’un «stupéfiant légal».
Des moyens électroniques performants permettent de gérer les notifications concernant les livraisons de produits soumis à la législation sur les stupéfiants : ils permettent de trier les informations selon des critères sélectifs. Outre les vérifications de la légitimité des remises de stupéfiants et de psychotropes, il est ainsi possible d’établir des statistiques d’utilisation.
a. Stupéfiants
Il apparaît que l’utilisation médicale du méthylphénidate (Ritaline®, Concerta® et autres médicaments contenant cette substance) a été très importante au cours des dernières années, notamment suite aux prescriptions de ce produit à des adultes, alors qu’il était précédemment destiné aux enfants et aux adolescents souffrant de troubles de l’attention et d’hyperactivité. Dans le canton de Fribourg, les prescriptions de méthylphénidate ont été multipliées par 6 entre 2000 et 2016. Cette tendance est analogue dans les autres cantons. En 2016, la quantité de méthylphénidate remis dans le canton de Fribourg s’est élevée à 8,9 kilos, alors que la quantité remise en Suisse s’est chiffrée à 344,2 kilos. La proportion de ce produit utilisé dans le canton de Fribourg représente 2,6%, alors que sa population fribourgeoise représente 3,6% de la population suisse.
Le fentanyl est également un stupéfiant dont l’utilisation médicale a sensiblement crû au cours des dernières années, notamment suite à la prescription de médicaments sous forme de systèmes transdermiques pour soulager les douleurs sévères. L’utilisation des autres stupéfiants opiacés n’a pas considérablement varié.
b. Psychotropes
En se fondant sur une analyse systématique des ordonnances médicales du canton de Fribourg durant trois mois en 2010, il ressort que :
• Cinq molécules sont principalement prescrites et représentent à elles seules 80% du nombre de médicaments remis aux patient(e)s. 34% des médicaments prescrits contiennent du zolpidem, 20% du lorazepam, 11% de l’oxazepam, 9% de bromazepam, 6% de l’alprazolam. Le zolpidem apparait comme le somnifère « de choix », alors que les autres molécules ont un profil principalement anxiolytique.
• De l’ordre de 4% des patient(e)s se présentent dans une pharmacie avec une ordonnance comportant au moins un médicament psychotrope.
• Deux tiers des prescriptions sont destinées à des femmes et un tiers à des hommes.
• Tant pour les femmes que les hommes, les psychotropes sont surtout prescrits à des personnes de plus de 40 ans.
• Plus de 75% des personnes recevant des prescriptions utilisent ces produits durant une durée dépassant six mois, et sont donc vraisemblablement dépendantes.
• Ce sont surtout les médecins généralistes qui prescrivent des psychotropes (70,3%, 19,3% étant prescrits par des médecins psychiatres, les 10,4% restants étant prescrits par d’autres spécialistes).
• La prescription de médicaments contenant des psychotropes est associée à la prescription d’antidépresseurs ou/ et de neuroleptiques pour 53% des patient(e)s.
Les données plus récentes tirées de la banque de données de Swissmedic et les données obtenues grâce aux analyses effectuées dans les cercles de qualité entre médecins et pharmaciens du canton de Fribourg montrent une tendance analogue aux résultats de l’étude de 2010, en ce qui concerne les produits anxiolytiques, et une augmentation significative des prescriptions du zolpidem, produit très largement en tête des prescriptions de médicaments somnifères.
• Madame X utilise chaque soir un somnifère depuis plus de quarante ans. Ses deux parents, se considérant comme des insomniaques, utilisaient eux aussi un somnifère. Madame X est clairement dépendante de son somnifère. Plusieurs tentatives de sevrage ont échoué. Elle devra vraisemblablement consommer ce médicament jusqu’à la fin de ses jours. Son état psychique est apparemment normal; à l’exception de quelques situations particulières, elle ne dépasse qu’occasionnellement la posologie prescrite. Par crainte de manquer de son somnifère, elle a constitué des réserves qu’elle conserve précieusement.
• Étant confrontée à de sérieux problèmes de famille, Madame Y s’est annoncée à son médecin de famille, qui lui a prescrit des anxiolytiques et des somnifères. Ces médicaments permettent à Madame Y de soulager un peu ses souffrances, aide qu’elle apprécie dans un premier temps.
Après quelques mois, l’utilisation de médicaments psychotropes par Madame Y est devenue très élevée (entre 8 et 12 comprimés par jour). Cette consommation dépasse largement la posologie fixée par son médecin de famille. Pour se procurer le surplus des médicaments, qu’elle considère comme indispensables pour oublier ses problèmes, Madame Y se livre à un tourisme médical et pharmaceutique à l’insu de son médecin de famille. Elle est également devenue une spécialiste des copies d’ordonnances médicales.
Sur la base d’informations fournies par des pharmaciens, le médecin de famille de Madame Y s’est rendu compte de sa dérive et l’a adressée à un psychiatre. Ce dernier a été désigné comme seul médecin pouvant lui prescrire des médicaments psychotropes.
Malgré une prise en charge médicale spécialisée, Madame Y reste obsédée par son besoin insatiable d’utiliser ses médicaments. Elle n’a pas supporté plusieurs tentatives de sevrage qu’elle a interrompues. Madame Y ne travaille plus. Les relations avec sa famille sont devenues très difficiles. Elle veut se libérer de sa dépendance, mais n’a pas la force morale nécessaire pour y parvenir. Elle est très malheureuse et n’a plus envie de vivre.
• Monsieur Z est un jeune homme multidépendant (opiacés, cocaïne, cannabis, médicaments psychotropes, alcool et tabac). Il est au bénéfice d’un traitement de substitution supervisé dans une institution spécialisée. Monsieur Z a obtenu une rente de l’assurance-invalidité. Il complète son revenu par du trafic de produits (parmi lesquels des médicaments), et il se prostitue occasionnellement. Monsieur Z aimerait devenir «clean», mais n’est pas capable de faire des efforts pour y parvenir. Il considère sa vie comme un enfer.
Les trois cas illustrent bien la variété des situations des personnes qui utilisent des médicaments psychotropes et des stupéfiants. Le problème de la dépendance lié à l’utilisation de ces produits est fréquent, avec des conséquences pouvant être de gravité modérée (pour une majorité de patient(e)s) à élevée (problèmes de santé et d’intégration dans la société et le monde du travail).
Il existe de multiples types de dépendances (jeux, alcool, tabac, etc.). La dépendance aux médicaments psychotropes et stupéfiants se caractérise notamment par le fait qu’elle implique directement des professionnels de santé.
Il serait inapproprié de renoncer à l’utilisation de médicaments efficaces et peu coûteux sous prétexte qu’ils peuvent provoquer des problèmes de dépendance. Cependant, la prescription et la remise de ces médicaments par les professionnels de la santé nécessite une stricte observance du devoir de diligence (prudence, durée courte, mise en garde des patient(e)s, surveillance de la compliance des traitements, recherche de solutions autres que médicamenteuses pour résoudre des problèmes rencontrés par les patient(e)s. Ceux qui ne tiennent pas suffisamment compte de ces principes de base rendent un mauvais service aux patient(e)s, et prennent le risque d’être tenus comme responsables ou coresponsables de leur dépendance.
Les patient(e)s eux-mêmes doivent contribuer au succès des thérapies dont ils ou elles bénéficient, notamment en suivant les instructions des professionnels de la santé et en leur fournissant toutes les informations concernant leur traitement. Les patient(e)s qui trompent leurs médecins, par exemple en leur cachant une utilisation plus importante de médicaments psychotropes et stupéfiants que celle qui a été prescrite, augmentent sensiblement le risque de dépendance à ces produits, et la difficulté à s’en débarrasser ultérieurement.
Si la difficulté de sevrer des personnes dépendantes des médicaments contenant des stupéfiants et des psychotropes est bien connue, il est d’autant plus nécessaire qu’aussi bien les professionnels de la santé que les patient(e)s évitent ce piège en observant strictement les principes de base visant à un usage raisonné de ces produits.