décembre 2017
Daniele Schibano par Frank Zobel
Frank Zobel : Quand et dans quelles circonstances avez-vous entendu parler pour la première fois du CBD ?
Daniele Schibano : Je me suis beaucoup intéressé à la plante de cannabis quand j’étais jeune, et j’ai toujours été convaincu qu’elle avait un potentiel en matière de santé. Au milieu des années 1970, des études avaient été menées sur les effets thérapeutiques du CBD, d’abord sur des animaux, puis avec des patients. L’effet sédatif de la molécule a été découvert à ce moment-là, et les études ont montré que le CBD pouvait avoir des effets positifs chez des patients atteints de troubles du sommeil. Malgré ces premiers résultats, l’intérêt des chercheurs a nettement diminué durant la décennie suivante. Au tournant des années 1980 et 1990, certains se sont intéressés au potentiel du CBD pour le traitement des psychoses et des états d’angoisse. La recherche s’est aussi intéressée davantage au potentiel thérapeutique du cannabis, ce qui a mené à la découverte du système endocannabinoïde, soit les récepteurs cannabinoïdes qui se trouvent dans notre système nerveux. Cette découverte a ouvert la voie à d’autres recherches.
J’ai commencé à cultiver du cannabis dans les années 1990. D’abord mes propres variétés dans des serres, puis plus tard en indoor. J’ai aussi produit une liqueur à base de chanvre. En l’an 2000, j’ai créé ma première entreprise, qui s’occupait de la culture du cannabis et de sa transformation. Avec une équipe de spécialistes, nous avons développé nos connaissances concernant la production de cette plante. Ensuite, nous avons créé notre laboratoire certifié BPF (bonnes pratiques de fabrication) spécialisé dans l’extraction des principes actifs de plantes, particulièrement du cannabis. En février 2016, nous avons obtenu une autorisation API de Swissmedic pour la production de substances thérapeutiques, par exemple, pour les études cliniques. Depuis un peu moins d’un an, nous écoulons une grande partie de notre production à travers notre société de distribution Swiss Cannabis dans les 22 Hanftheken/Cannathèques en Suisse ainsi que dans certaines pharmacies.
Quand avez-vous pensé pour la première fois qu’il pouvait y avoir un marché pour le cannabidiol et qu’un tel marché pouvait se développer en Suisse ?
J’ai compris qu’il pourrait y avoir un marché pour le cannabidiol seulement en 2010, lorsque nous nous sommes intéressés de manière approfondie au CBD dans le cadre de projets de recherche avec des équipes américaines et italiennes. Nous avons alors observé que cette molécule constituait un antagoniste utile et efficace pour diminuer les effets secondaires du THC. Ce n’est que plus tard que nous avons compris qu’il ne s’agissait pas que d’un antagoniste, mais aussi d’un groupe de cannabinoïdes avec des effets spécifiques. En 2014, nous avons découvert, dans le cadre de plusieurs projets de recherche, notamment au Canada et en Australie, qu’il était possible d’extraire proprement le CBD de la plante. Comme nous n’avions pas les moyens d’acquérir les machines pour l’extraction du CBD, nous avons commencé à le faire à l’aide d’un évaporateur. C’est à ce moment-là que nous avons aussi compris le potentiel du CBD. Peu après nous avons investi dans les premières installations et, fin 2015-début 2016, nous avons intégré le marché avec nos produits.
La limite de 1% de THC pour le cannabis légal avait déjà été définie en 2011. Pourquoi les produits à base de CBD n’ont-ils été mis sur le marché que cinq ans plus tard ?
De nombreuses questions restaient ouvertes après la révision de la Loi fédérale sur les stupéfiants. Il fallait donc d’abord clarifier la situation avec les autorités. Il était aussi nécessaire de définir l’ensemble des processus pour établir un laboratoire qualifié, rédiger la documentation, développer les méthodes et leur validation. Nous n’avons ainsi pu entrer sur le marché avec notre premier produit que quatre ans plus tard. Il s’agissait de gélules à base d’huile, que nous avons développées avec l’entreprise pharmaceutique et pionnière du cannabis médical MMJ Phytotech. Ce n’est qu’ensuite que sont apparus les premiers substituts du tabac riches en CBD, comme le C-Pure de l’un de nos concurrents.
Le marché a rapidement grossi depuis l’été 2016. L’OFSP et les douanes parlent de plusieurs centaines de demandes d’autorisations pour vendre des produits fumables contenant du CBD en Suisse. Quelle est aujourd’hui la structure de ce marché : y a-t-il quelques acteurs clés et beaucoup de petits joueurs ? Comment peut-on classer les acteurs de ce marché ?
Le marché actuel du CBD en Suisse est composé d’un petit ensemble d’acteurs et de producteurs de taille importante, d’un réseau croissant de vendeurs, des régulateurs et de la direction générale des douanes. Chez les producteurs, le marché se divise entre une grande majorité d’acteurs qui offre des substituts du tabac (fleurs de cannabis à fumer), et une poignée qui se spécialise sur les aspects médicaux et sur les principes actifs.
Y a-t-il encore de la place sur ce marché ? La demande est-elle encore beaucoup plus importante que l’offre ? Y a-t-il aussi de la place pour de nouveaux produits comme, par exemple, des produits comestibles ?
Le marché du CBD en général, et celui des substituts du tabac en particulier, semblent progressivement se saturer en Suisse. En ce moment, il y a un grand intérêt pour les cigarettes contenant du CBD, mais il pourrait diminuer prochainement. Il y a désormais une offre très diversifiée de magasins, de concepts, de lounges et de kiosques, qui tous vendent essentiellement des produits fumables provenant de l’étranger, et qui importent aussi d’autres produits contenant du CBD. Selon moi, il reste certainement une place pour des produits d’origine suisse de qualité, dans les domaine des aliments bio, des compléments alimentaires, des produits cosmétiques et du Lifestyle. Notre objectif est de travailler davantage avec des entreprises locales pour lancer des produits suisses de qualité. En ce moment, nous essayons de couvrir la demande de produits alimentaires bio provenant du chanvre et de cosmétiques contenant du CBD. Je pense aussi que les compléments alimentaires contenant du CBD ont un avenir, mais, dans ce domaine, le cadre légal doit encore être précisé.
Peut-on gagner beaucoup d’argent sur ce marché aujourd’hui ?
Il faut différencier ici les vendeurs et les producteurs. Pour les vendeurs, la forte demande pour des produits contenant du CBD, et plus généralement pour ceux liés au cannabis, peut être à l’origine d’une importante source de revenu. Pour un producteur et pionnier de ce domaine, qui développe des produits CBD de qualité pharmaceutique, l’amortissement des investissements reste le premier enjeu. Cela comprend les coûts de recherche et de développement, l’achat de machines modernes, les processus de production complexes, ainsi que des coûts pour le contrôle et l’assurance de qualité. On ne fait pas de tels investissements si on veut gagner de l’argent rapidement, mais plutôt parce que l’on a une vision entrepreneuriale, et que l’on est convaincu de l’énorme potentiel de cette plante.
Le cannabis riche en CBD et les produits qui lui sont liés, vendus en Suisse, sont-ils produits en Suisse ou importés ? S’ils sont importés, d’où viennent-ils ? Et, à l’inverse, exportons-nous une partie de la production à l’étranger ?
La part des producteurs suisses qui cultivent leurs plantes et obtiennent le CBD en Suisse est extrêmement petite en regard de l’importation. Ce sont surtout des produits originaires d’Asie, des États-Unis et de l’Union européenne, qui sont importés. En comparaison, l’exportation de cannabis suisse n’en est encore qu’à ses débuts. Nous allons toutefois bientôt développer cet aspect et prévoyons de premiers projets sur le marché italien.
Comment voyez-vous les développements à court et à long terme du marché du CBD en Suisse ? Et, selon vous, de tels marchés vont-ils aussi se développer ailleurs en Europe ? Si oui, quels sont les pays où ce marché pourrait se développer ?
Le boom du cannabis ne fait que commencer. Selon nous, l’industrie du cannabis a un important potentiel de développement, tant en Suisse qu’en Europe. Nous partons du principe que, cette année, le chiffre d’affaire du CBD atteindra 100 millions de francs en Suisse. Il ressort aussi d’une étude de marché du nova-Instituts (Hürth) et de HempConsult (Düsseldorf) qu’un tel développement devrait aussi avoir lieu à travers l’Europe. Selon cette étude, le CBD comme médicament pour les maladies chroniques aurait un potentiel allant jusqu’à 2 milliards d’euros par an en Europe. Mais, pour que ce potentiel soit réalisé, il faudra encore une prise de conscience du public et de l’État, ainsi que des conditions cadres appropriées. Ces dernières peuvent fortement influencer la taille du marché du CBD. La prise de conscience des consommateurs, les investissements dans la recherche médicale et une réglementation appropriée sont essentiels. On observe actuellement que, malgré les restrictions légales, les études se multiplient. Dès 2018, nous obtiendrons de nouvelles connaissances nous permettant le développement de nouveaux médicaments à base de CBD.
Comment jugez-vous la régulation actuelle du marché en Suisse ?
Après des décennies de prohibition, le cannabis vit actuellement une renaissance. L’actuelle popularité du CBD semble aplanir la route pour faire avancer également la régulation du cannabis contenant du THC. Le débat politique a aussi repris avec les projets pilotes de vente de cannabis en pharmacie à Berne, à Zürich, à Genève et à Bâle *. Que les produits à base de CBD puissent être acquis librement est certainement un développement que je salue. Il est grand temps que les autorités cessent de diaboliser le cannabis. Personnellement, je serais en faveur d’une vente légale de cannabis, selon des règles strictes et avec des contrôles de qualité, qui ne se ferait que par des magasins dûment licenciés et devant s’engager concrètement en faveur de la protection de la jeunesse.
Comment pensez-vous que le marché du cannabis se développerait, s’il n’était plus illégal en Suisse ?
Les produits issus du cannabis et ceux contenant spécifiquement du CBD me semblent répondre à une large demande au sein de la population. Je pars du principe que le développement de ce marché est important et durable, tant pour les produits à base de CBD que pour le cannabis avec du THC, s’il était légalisé en Suisse. Je pense aussi que la légalisation du cannabis favoriserait le développement du cannabis médical.
Souhaiteriez-vous ajouter quelque chose qui nous permette de mieux comprendre ce marché du CBD ?
Le marché suisse du CBD renvoie à la naissance d’un marché mondial qui favorise l’usage du cannabis à des fins médicales. Alors qu’il a longtemps été dans l’ombre du THC et de ses effets psychotropes, le CBD est aujourd’hui en train de montrer qu’il peut exister de manière indépendante du THC. Il y a désormais au niveau international de multiples études cliniques sur le CBD, dont certaines se déroulent depuis déjà deux ans. Il faut juste encore un peu de patience jusqu’à ce que les résultats des premières études soient analysés et rendus publics. Le boom du CBD, avec ses nombreux avantages, a attiré l’attention de cercles de chercheurs du secteur de la santé et de la population. L’un des effets positifs est que la recherche s’intéresse de manière encore plus intensive à la plante de cannabis et à sa centaine de cannabinoïdes. Chacune de ces substances a des effets spécifiques. Le potentiel du CBD en matière de santé nous a tellement convaincus, que nous avons déjà fait un pas de plus, et que nous nous intéressons maintenant au CBG. Le Cannabigerol est un autre phytocannabinoïde extrait du cannabis. De premières études montrent qu’il n’est pas psychotrope, mais qu’il agit sur le système nerveux central. Cela peut suggérer un immense potentiel thérapeutique pour traiter de multiples symptômes, et celui-ci pourrait même, dans le meilleur des cas, remplacer le THC dans le domaine du cannabis médical. Pour le vérifier et le prouver, il faudra encore de solides études cliniques. Selon nous, le CBG pourrait bientôt élargir et compléter le marché du CBD, et offrir une alternative non psychotrope au THC.
Je vous remercie pour cette interview.