février 2021
André Beugger (Fondation Aigues-Vertes)
En 1998, la publication de la classification québécoise du Processus de Production du Handicap a fait souffler un vent nouveau sur l’accompagnement des personnes ayant des limitations de capacités. Tant les milieux institutionnels que l’hébergement en milieu ordinaire, les lieux de travail en milieux protégés ou dans le premier marché du travail ont été concernés. Tous les autres domaines de la vie, par exemple la pratique des loisirs, ont aussi été impactés. Ce mouvement s’est vu renforcé par la diffusion de la Convention des Nations Unies relative aux droits des personnes handicapées en 2006, Convention ratifiée par la Suisse en 2014.
Depuis 2005 environ, ce modèle conceptuel a été introduit comme référence au sein de la Fondation Aigues-Vertes. Celle-ci propose aux personnes adultes vivant avec une déficience intellectuelle des prestations d’accompagnement dans les domaines de l’hébergement et du travail.
La ligne pédagogique de la Fondation cite Johan Priou en exergue : « La participation sociale des membres de la société et la liberté offerte à chacun d’accomplir son projet de vie sont un objectif central pour assurer l’exercice effectif de la citoyenneté »1. Pour tenter de mettre en pratique cet objectif de l’exercice de la citoyenneté à part entière, il fut nécessaire de repenser l’accompagnement des personnes vivant et/ou travaillant à Aigues-Vertes, de le faire évoluer au travers d’un nouveau prisme. C’est dans le modèle conceptuel du MDH-PPH (Modèle de développement humain – Processus de production du handicap) de Patrick Fougeyrollas et al. que nous avons trouvé cette orientation nouvelle.
Dans la conceptualisation du modèle, Fougeyrollas rend attentif aux multiples dimensions nécessaires à une autre compréhension du handicap : « Il m’apparaît fondamental d’arrimer deux dynamiques pour assurer l’exercice des droits humains et la participation des personnes ayant des déficiences et des incapacités persistantes et significatives : la réduction des obstacles environnementaux collectifs à la participation sociale d’une part et le processus individualisé par lequel chaque personne peut exercer ses choix et donner un sens à son projet de vie, d’autre part. »2
Il s’agit alors de prendre en compte d’une part les facteurs personnels, à savoir les facteurs identitaires et les capacités et limitations de capacités de la personne. D’autre part, il faut considérer les facteurs environnementaux, tant physiques que sociaux, afin d’évaluer la participation sociale ou les situations de handicap vécues par la personne, au regard des habitudes de vie valorisées par la personne elle-même et/ou son entourage. Le modèle brise ainsi la logique de la responsabilité de la personne « handicapée » sur son état et sur son degré de participation sociale. Il faut ici entendre la participation sociale au sens de « réalisation des habitudes de vie importantes pour la personne », selon la définition du PPH. Avec ce modèle, nous comprenons que ce sont les interactions entre les facteurs personnels et les facteurs environnementaux qui génèrent des situations de handicap ou qui favorisent la participation sociale. La personne y est perçue avec ses propres ressources qui lui permettent d’être actrice de son projet. Dans le même temps, elle prend en considération ses limites et la part des éléments contextuels qui vont influer sur la réalisation de ses habitudes de vie.
Lorsque ce modèle est introduit comme référence théorique, ceci ne signifie pas encore que les pratiques d’accompagnement changent automatiquement du jour au lendemain. Pour réaliser ce changement, il faut un travail d’élaboration d’outils, de réflexion autour de la documentation existante, mais aussi une évolution de la manière de penser les actions et une démarche d’appropriation par le personnel d’accompagnement et par la hiérarchie sont nécessaires.
Dans un premier temps, il s’agit de porter un regard nouveau centrant la construction du projet de vie sur la réalisation des habitudes de vie telle qu’elles sont définies par le modèle du PPH, à savoir « une activité courante ou un rôle social valorisé par la personne ou son contexte socioculturel selon ses facteurs identitaires (l’âge, le sexe, l’identité socioculturelle, etc.). Elle assure la survie et l’épanouissement d’une personne dans sa société tout au long de son existence »3. Cette vision nouvelle oriente également le projet de vie sur le respect des droits de la personne, conformément à la Convention des Nations Unies, et ne centre plus l’intervention principalement sur les difficultés de la personne, en matière de limitations de capacités et/ou de troubles comportementaux.
Dans le cadre de l’accompagnement des personnes, la mise en place d’objectifs spécifiques vise in fine l’augmentation de la participation sociale et la réduction des situations de handicap auxquelles la personne est confrontée. En ne ciblant plus les objectifs sur les fragilités et les faiblesses de la personne, mais en y incluant une visée positive d’augmentation de la participation sociale, en lien avec les habitudes de vie significatives pour la personne, tout le réseau (familial, professionnel…) est amené à se questionner non seulement sur la dimension personnelle, mais également sur les possibilités d’adaptation de l’environnement qui contribueront à la réduction des situations de handicap. De ce fait, l’échelle de mesure principale n’est plus celle de la capacité de la personne à réaliser par elle-même une action ; c’est le degré de participation sociale atteint qui est mesuré, incluant l’évaluation de la satisfaction de la personne concernée. Ainsi, les professionnelles et professionnels agissent autant, et parfois même principalement, sur les facteurs environnementaux faisant obstacle que sur le soutien au développement des capacités individuelles.
À titre d’exemple, nous pourrions ici penser à un objectif lié au comportement agité à table d’une personne dans un environnement collectif. L’aménagement d’un espace restreint et plus intime où cette personne pourrait partager son repas avec des amis d’un autre lieu de résidence, avec qui elle émet le souhait de partager le repas, pourrait diminuer ou faire disparaître les comportements inadéquats. Un autre exemple serait une personne pour qui une équipe éducative pose depuis plusieurs années un objectif autour de l’autonomie dans la prise de la douche quotidienne. Or pour cette personne, c’est un moment privilégié avec le personnel d’accompagnement, moment auquel elle tient beaucoup. Elle n’a donc guère d’intérêt à atteindre un objectif qui la privera de ces moments privilégiés en augmentant sa capacité d’autonomie, si d’autres moments d’attention privilégiée ne sont pas pensés et proposés pour maintenir un lien important pour elle, tout en gagnant en autonomie dans ses soins personnels.
Le PPH propose deux outils d’un type nouveau qui sont utilisés de manière adaptée à l’institution. Il s’agit de la MHAVIE (Mesure des habitudes de vie) et de la MQE (Mesure de la qualité de l’environnement). Ces deux outils seront utilisés de manière différente selon l’usage souhaité et en fonction des réalités du milieu et des personnes concernées. Ils permettent, parce qu’ils mesurent des données non évaluées jusque-là, de penser le projet de vie différemment.
La MQE permet de mettre en évidence, dans le cadre du projet de vie de la personne, les facteurs environnementaux, facilitateurs ou obstacles, qui vont impacter la réalisation de certaines habitudes de vie. Nous pouvons ici citer en exemple l’accessibilité des commerces environnants par les transports publics ou des services de transports adaptés et aux formations proposées à l’interne de la Fondation, non seulement d’un point de vue de l’accessibilité physique des lieux de formation, mais également de celui de l’adaptation des documents de formation (document rédigé en FALC – facile à lire et à comprendre) et de la composition de groupes favorisant les échanges, etc. L’environnement est également à prendre en compte sous l’angle des contraintes organisationnelles qui pourraient limiter certaines libertés généralement admises dans la population. Il est aussi possible d’agir sur l’environnement en réduisant ces contraintes dans une perspective d’augmentation de la participation sociale des personnes accueillies. Il est à noter que certains facteurs environnementaux pourront être obstacles pour certaines personnes et être facilitateur pour d’autres, de même qu’ils auront un impact positif sur certaines habitudes de vie et seront des freins à la réalisation d’autres habitudes de vie.
La MHAVIE permet de mesurer le niveau de participation sociale et de mettre en évidence les habitudes de vie sur lesquelles un accompagnement peut être proposé, sur la base de l’importance que celle-ci revêt pour la personne et des difficultés qu’elle rencontre pour les réaliser. Ainsi, lors de la rencontre annuelle de réseau, l’accent n’est plus porté sur une forme de jugement de la personne avec les progrès ou régressions qu’elle a effectués durant l’année, mais bien sûr l’évolution de la participation sociale ou des situations de handicap rencontrées. Dans la MHAVIE, trois critères sont évalués : le niveau de réalisation, le besoin d’aide associé au niveau de difficulté rencontrée et la satisfaction de la personne. C’est la mise en commun de ces trois critères qui donne la mesure du degré de participation sociale. La personne concernée est donc impliquée dans cette évaluation directement, ainsi que les équipes éducatives et tous les autres partenaires lorsqu’il s’agit de comprendre et faire émerger les souhaits de la personne ayant des limitations de capacité.
Cette approche va renforcer le travail en réseau. Chaque acteur et actrice sont impliqués dans une collaboration autour du projet de vie de la personne et va intervenir selon ses spécificités : amis, parents, professionnels d’horizons divers. Les dimensions de la compensation des déficiences et des incapacités, ainsi que la réduction des obstacles et la mise en place de facilitateurs environnementaux, apparaissent donc complémentaires. Chacun et chacune peut s’investir en gardant en tête l’objectif commun de la participation sociale ou de la réduction des situations de handicap. Il est évident que les enjeux du travail en réseau demeurent importants et que le modèle du PPH, s’il tend vers cette interdisciplinarité, ne résout pas de lui-même des tensions qui peuvent naître ou exister entre les différents intervenants. En s’appuyant sur une classification qui fournit un guide pour un langage commun, cela favorise la mise en commun des visions singulières de chaque personne. Un enrichissement mutuel permet l’élaboration du projet de vie et des interventions qui s’y rattachent, avec la personne concernée, dans la mesure de ses capacités.
Dans la pratique, il s’agit de documenter ensemble les différents volets du « Projet de réalisation personnelle », tel que nous nommons le projet de vie à Aigues-Vertes. La personne elle-même, de manière directe ou indirecte, va y apporter sa contribution. Chaque partenaire du réseau peut y apporter son expertise construite dans la relation à la personne dans un contexte donné. Certaines habitudes de vie vont apparaître clairement comme très importantes dans un milieu donné (la famille, les organismes de loisirs, le lieu de vie ou de travail) et ne pas être repérées dans un autre contexte, de même que certaines capacités vont pouvoir s’exprimer ou non dans des contextes variés. La mise en commun de ces observations permet de mieux comprendre la personne et de construire un projet de vie plus complet et diversifié que ne le permet un regard unique. À partir de là, le choix des domaines d’interventions ou d’accompagnement se fait sur la base du dialogue.
Charles Gardou nous rappelle que « le désir d’estime sociale, qui fonde l’estime de soi, définit l’homme… Tout être déchu de sa valeur sociale est menacé de tomber hors du monde. »4. La société inclusive est au cœur du débat. Le modèle du PPH qui a été adopté comme concept de référence à la Fondation Aigues-Vertes depuis plusieurs années amène à repenser nos actions, notre rôle auprès des personnes ayant des déficiences et des limitations de capacités. Il met parfois en avant des contradictions, des paradoxes entre un modèle et les réalités du quotidien. Ce regard nouveau nous fait avancer. Parfois, le contexte contraint à faire un pas en arrière ou de côté. Il n’est pas toujours aisé de mettre en congruence les valeurs prônées et certaines réalités qui remettent en question les volontés de chacune et chacun.
L’exclusion, les discriminations guettent encore les personnes les plus vulnérables. C’est donc un constant et stimulant travail que d’accompagner les personnes vers la reconnaissance d’une citoyenneté à part entière. Le parcours est semé d’embûches pour les personnes elles-mêmes en premier lieu, leurs proches et pour les professionnels qui s’efforcent d’œuvrer en ce sens. Le modèle conceptuel du PPH favorise la compréhension des phénomènes de production du handicap. Son application au sein d’une Fondation comme celle d’Aigues-Vertes nous soutient vers cette prise en considération des facteurs favorisant la participation sociale ou générant des situations de handicap. Il nous encourage à aller de l’avant et à poursuivre notre démarche sur le chemin de la construction d’une société pleinement inclusive.