août 2020
Florian Meyer (K+A) par Frank Zobel (Addiction Suisse)
Frank Zobel : Monsieur Meyer, pourriez-vous tout d’abord nous rappeler quelle était la situation avant la pandémie ? Comment les structures avec espaces de consommation (Kontakt und Anlaufstellen (K+A)) sont-elles habituellement organisées à Zurich ?
Florian Meyer : Au total, environ 900 personnes fréquentent les trois structures avec espaces de consommation mis à disposition par la ville de Zurich, ce qui représente autour de 300 personnes en moyenne par jour. L’accès des structures est réservé aux personnes qui résident à Zurich. La clientèle a un âge moyen de 48 ans et un quart sont des femmes.
Les structures ont des horaires complémentaires, ce qui permet avant tout de décharger les quartiers où elles se situent. Les clients et clientes peuvent consommer chez nous sept jours sur sept de 7h30 à 21h30. Chaque structure dispose d’un local pour l’injection et d’un autre pour l’inhalation de substances psychoactives. Soixante-cinq personnes provenant des domaines du travail social ainsi que des soins somatiques et psychiatriques s’occupent de la clientèle.
Chaque mois environ 22’000 épisodes de consommation de substances illégales achetées sur le marché noir ont lieu dans nos structures. Avant la pandémie, entre 12 et 14 personnes pouvaient fréquenter chacun des locaux de consommation pendant 30 minutes à la fois. Il y avait ainsi énormément de personnes sévèrement dépendantes qui étaient en contact très étroit les unes avec les autres, et qui évoluaient au sein de groupes qui changeaient fréquemment.
Frank Zobel : Lorsque le Conseil fédéral a décrété le semi-confinement au mois de mars, quelles ont été les conséquences immédiates pour les structures zurichoises ? Qu’avez-vous dû faire et quelles en ont été les conséquences ?
Florian Meyer : Beaucoup de nos clients et clientes souffrent de maladies qui en font des personnes à risque pour la Covid-19. Nous avons aussi estimé que le fonctionnement de nos structures constituait un risque important pour la diffusion rapide du virus. C’est pourquoi, dès le 5 mars, nous avons réduit de 50% le nombre maximum de personnes dans les structures et avons décidé de mesurer la température de toutes celles présentes au moins une fois par jour. Si elle était supérieure à 38 degrés, elles devaient se soumettre à une consultation médicale. Ce n’est qu’après le feu vert du médecin qu’elles pouvaient à nouveau utiliser nos structures. Nous avions aussi introduit des mesures d’hygiène additionnelles à partir de début février, notamment l’augmentation de la désinfection des mains.
La réduction de la capacité d’accueil des structures a conduit à d’importants temps d’attente pour la clientèle, ce qui a conduit à davantage de conflits à l’extérieur de nos locaux. Pour que les personnes qui attendent ne doivent pas le faire sous la pluie, nous avons demandé à la protection civile de mettre en place des abris provisoires.
Le 16 mars, le semi-confinement a été décidé au niveau national. Une distanciation de deux mètres a également été déclarée comme règle impérative. La rapide hausse des cas d’infection a aussi créé des craintes chez le personnel et chez la clientèle. Comme il était impossible de suivre les recommandations de l’OFSP en l’état, il a été décidé de fermer les trois structures le 18 mars. Mais nous nous étions préparés à ce scénario et avions imaginé la semaine précédente une solution d’urgence que nous avons rapidement pu mettre en place.
Frank Zobel : Alors, comment vous êtes-vous adapté durant les semaines suivantes ? Qu’avez-vous fait pour poursuivre vos activités de réduction des risques et d’aide à la survie ?
Florian Meyer : Le jour suivant nous avons ouvert la structure temporaire « Depotweg » sur un terrain dédié à la prostitution autorisée et qui est également géré par la ville de Zurich. Il avait été fermé sur ordre de la Confédération le 16 mars. C’est un lieu très vaste qui dispose de huit box en bois dans lesquels les clients des prostituées parquent leur véhicule. Ces « Sexboxes » ont rapidement été transformées en espaces de consommation sécurisée. À l’aide de tentes, et d’un container existant faisant office de bureau, nous avons créé en l’espace de 24 heures une structure d’accueil en plein air dans laquelle il était possible de respecter les règles de distanciation sociale. Nous avons considéré que cette façon de faire permettait d’atteindre le difficile équilibre entre la diminution des risques de transmission liés à la Covid-19 et le maintien des mesures de réduction des risques pour empêcher la transmission du VIH et des hépatites notamment.
Si nous avions fermé les structures existantes sans les remplacer, la consommation de drogues se serait déplacée dans l’espace public, loin des mesures préventives de nature sociale ou sanitaire et de leurs effets. La clientèle de nos structures est en effet tributaire de l’obtention de substances illégales sur le marché noir et elle est souvent dépendante, en plus de l’héroïne pour laquelle elle est généralement en traitement de substitution, d’autres drogues. En raison de cette dépendance, elle ne va pas simplement rester à son domicile parce que cela lui a été intimé.
Le fait que nous n’opérions plus qu’une seule grosse structure pour une clientèle aussi large a évidemment fait débat. On redoutait notamment un risque élevé de transmission du virus. Cela a conduit à des différends chez les professionnels, mais, à l’aide d’informations, il a été possible de diminuer les critiques vis-à-vis de notre démarche. Le document de l’OFSP du 27 mars adressé aux États-majors de crise cantonaux, qui demandait à ce que les structures pour les personnes dépendantes soient considérées comme l’équivalent des services de santé, a aussi énormément aidé. Cela a renforcé notre position de maintenir avec tous les moyens possibles l’offre de réduction des risques de nos structures.
Entre le 19 mars et le 24 mai, 180 à 250 personnes ont fréquenté chaque jour la structure temporaire mise en place à Zurich Altstetten. La majorité des usagers dépendants a accepté sans autres cette nouvelle offre, et ce d’un jour à l’autre. Il n’y a pas non plus eu de nouvelle scène de la drogue dans l’espace public. Les personnes qui présentaient des symptômes pouvant être associés à la Covid-19 continuaient à devoir aller voir un médecin et ne pouvaient réutiliser la structure que sur présentation d’un résultat de test négatif. La structure avec espaces de consommation en plein air n’a pas seulement été une solution idéale en matière de limitation de la transmission du virus, elle a aussi été très bien acceptée par les clients et clientes de nos structures.
Frank Zobel : Et quelle et la situation aujourd’hui, début juillet ? Tout est-il redevenu comme avant ?
Florian Meyer : Le 25 mai nous avons pu rouvrir les deux structures que nous avons en ville. Les autorisations pour agrandir et transformer les locaux avaient été reçues, ce qui a permis de doubler leur surface, y compris avec une halle de 150m2 pouvant être chauffée et qui est utilisée comme lieu d’accueil et local de consommation. Les règles édictées par l’OFSP peuvent maintenant être suivies dans ces structures. Quant à la troisième structure, elle reste pour l’instant fermée car on ne peut pas l’agrandir. Les deux structures rouvertes requièrent aussi davantage de personnel.
En raison des règles de distanciation sociale qui sont toujours en vigueur, nous ne pouvons toutefois pas encore reprendre nos activités comme auparavant. Nous devrons aussi réfléchir comment nous pourrons reprendre les activités dans la troisième structure. L’infrastructure continue de rester un défi, notamment parce qu’en mars 2022 nous devrons abandonner notre structure la plus grande. Le bâtiment de la K+A Kaserne sera rénové et ensuite utilisé comme lieu de formation. Un lieu de remplacement doit encore être trouvé.
Entre début mars et mi-juin nous avons été informés de seulement deux personnes parmi notre clientèle qui ont été testées positivement pour la Covid-19. Les deux ont été guéries après trois semaines et fréquentent désormais à nouveau les structures.
Frank Zobel : Qu’avez-vous appris de cette période, s’agissant par exemple des usagers des structures ou de leur personnel ?
Florian Meyer : Durant la période de crise, qui a duré deux mois, nous n’avons pas eu le moindre cas de violence dans la structure en plein air du Depotweg. Cela est très inhabituel. Il n’y a pas non plus eu besoin de décréter des interdictions de fréquentation des lieux. Selon nous, et aussi sur la base d’une enquête auprès de la clientèle, cela est dû au fait que nous disposions d’un vaste espace pour nos activités. On pouvait facilement s’y éviter. Cela est particulièrement important pour les personnes qui souffrent de problèmes psychiques et qui ont certains comportements très voyants. L’espace désenvenime la situation et permet l’inclusion des personnes qui se trouvent à la marge de groupes qui sont eux-mêmes déjà largement marginalisés.
La Covid-19 nous a aussi poussés à mener une expérimentation que nous n’aurions jamais osé faire sous cette forme : le déplacement de toute la scène de la drogue depuis le centre-ville vers un quartier périphérique. Nous sommes partis du principe que cela était possible à condition qu’il y ait un lieu de consommation sécurisé en remplacement de l’interdiction et de la pression de la police et du sip züri (travailleurs de rue) dans l’espace public. Dans ce cas, même des lieux relativement peu attrayants en périphérie sont utilisés par nos clients s’il n’y a pas de meilleure alternative. A contrario, cela signifie aussi que moins un lieu est attractif et plus il est important qu’il ait une position de monopole. Ces hypothèses ont été confirmées et c’est un apprentissage important pour nous.
Notre organisation a aussi pu réagir de manière très agile. Cela n’a été possible que parce que beaucoup de nos collègues ont fait beaucoup plus que ce qui est écrit dans leur cahier des charges et ont su faire preuve d’une flexibilité qui a suscité mon admiration. Qu’une nouvelle organisation de cette ampleur ait été mise en place d’un jour à l’autre et que les prestations ont pu être offertes de manière continue est principalement lié à cela. Notre Directeur ainsi que le municipal en charge des affaires sociales de la ville, Raphael Golta, ont aussi soutenu nos idées de bout en bout et ont permis des adaptations rapides. Cette crise nous a en fait renforcés.
Frank Zobel : Vous avez aussi réalisé un drug checking (analyse des substances) dans le cadre de vos structures. Comment l’avez-vous fait et quels en ont été les résultats ?
Florian Meyer : Le 27 avril, nous avons pu mener le premier drug checking dans un K+A au temps du Coronavirus en Suisse. Il a été mené en collaboration avec l’Institut de médecine légale (IRM) de Bâle au sein de la structure temporaire au Depotweg. Onze échantillons ont été collectés puis analysés2. Par ailleurs, dès le 14 avril le Drug checking pour les usagers récréatifs du DIZ (Drogeninformationszentrum) a rouvert. Trois périodes de drug checking, réunissant au total 53 échantillons, ont aussi pu être réunies pour analyse. Le résultat est que tant au DIZ que dans notre structure la cocaïne testée avait un taux de pureté très élevé. La crainte que, en raison de pénuries, l’héroïne et la cocaïne soient davantage coupées avec d’autres produits n’a donc pas été confirmée par nos analyses. À Zurich, l’effondrement du marché prédit par beaucoup de médias et de professionnels n’a pas non plus pu être observé.
Frank Zobel : Merci pour cette entrevue.
Frank Zobel : Monsieur Meyer, pourriez-vous tout d’abord nous rappeler quelle était la situation avant la pandémie ? Comment les structures avec espaces de consommation (Kontakt und Anlaufstellen (K+A[↑]