septembre 2011
Richard Blättler (Fachverband Sucht, Zurich) Frédéric Richter (GREA, Yverdon)
Sur un mandat de l’Office fédéral de la santé publique (OFSP), le Fachverband Sucht et le GREA ont réalisé un état des lieux sur l’offre de prévention et de traitement de la cyberaddiction en Suisse. Les résultats montrent une hétérogénéité de l’offre au niveau de la prévention ainsi que des manques dans certains cantons. Face à internet, la protection de la jeunesse est devenue un enjeu majeur, beaucoup d’acteurs différents se mobilisent. Entre dramatisation et prévention, loisirs et règlementation, un risque de confusion s’installe. L’usage excessif d’internet est une réalité, mais les champs d’intervention doivent encore être clarifiés. Les professionnels des addictions participent activement à ce nouveau défi.
La société, dans son ensemble, est concernée par la révolution technologique d’internet et des médias électroniques. C’est particulièrement vrai pour la jeunesse, dont 84% utilise, aujourd’hui en Suisse, internet comme moyen de communication 1. Les professionnels de la santé, de la jeunesse, l’administration publique, la police ou encore les milieux politiques sont confrontés à ce thème d’actualité. Face à internet, on assiste à une situation sans précédent, où la jeune génération détient une meilleure connaissance et parfois de plus fines compétences que ses aînés. Pour certains observateurs, nous nous trouvons dans une mutation psychosociale profonde 2, où le danger serait de succomber au conflit intergénérationnel. On ne sait pas encore comment on doit traiter les nouvelles technologies et le monde adulte se trouve face à ses interrogations, un peu à l’image de l’arrivée de la télévision. Cela dépasse de loin la seule problématique des addictions. Les enjeux éducatifs sont nombreux (lien social, image de soi, sexualité, etc.).
Comme tout phénomène nouveau et inattendu, internet génère son lot de crainte et de confusion. En l’absence de références scientifiques solides, chacun développe sa propre manière de concevoir le phénomène. Dans le domaine des addictions, des demandes d’aide pour un usage excessif d’internet sont apparues ces dernières années, en particulier concernant le jeu vidéo, les jeux d’argent ou la cyberpornographie. On parle souvent de cyberaddiction 3, mais ce diagnostic est objet de controverse. Le terme de cyberaddiction est apparu en 1995 en tant que diagnostic psychiatrique (Goldberg), mais celui-ci ne reflèterait pas forcément une réalité clinique bien identifiée; il n’a par ailleurs pas encore été inclus dans le projet de DSM-V 4. Chez certains spécialistes, l’addiction à internet existe. Pour d’autres, plus proches de la jeunesse, on tend à considérer l’usage d’internet comme faisant partie de la vie des jeunes. Cette passion serait souvent éphémère.
L’utilisation du terme cyberaddiction qui est centré sur le trouble (addiction), fait penser que la problématique se réduit aux comportements les plus problématiques, alors qu’il faudrait d’abord rendre compte des usages. Il importe pour cela de donner la parole aux utilisateurs, qui plus est aux jeunes utilisateurs, dont l’usage parfois intense d’internet interpelle les adultes. Un projet pilote mené par le GREA et l’association de joueurs Swiss Gamers Network, a permis d’interroger 270 passionnés de jeux vidéos, âgés en majorité de 15 à 20 ans, sur leur pratique de jeux on line. Ce sont 51% des sondés qui considèrent les jeux multiplayer «sans aucun risque» et 72% qui évaluent les contenus de violence comme «légèrement risqué» ou «sans aucun risque». Par contre, 62% des sondés sont «d’accord» ou «totalement d’accord» avec le fait que prévenir les risques liés à l’usage d’internet est une action nécessaire.
Internet propose beaucoup d’activités pour un nombre incroyable d’utilisateurs. Face à cette évolution marquée par des usages multiples, il n’est pas étonnant d’observer une pluralité de réponses aux difficultés «rencontrées» ou supposées. Ainsi, des intervenants de plusieurs domaines d’intervention construisent des messages sur les dangers d’internet (police, école, protection de l’enfance, prévention, etc.). Pour les professionnels des addictions, le défi est important, car la grande accessibilité à internet, sa permanence et son offre très attractive présentent pour les personnes en situation de vulnérabilité, des risques de perte de contrôle. Pour l’heure, la seule absence d’une terminologie commune en Suisse romande, témoigne d’une approche encore confuse du phénomène 5.
L’OFSP a souhaité mieux connaître l’offre existante en matière de cyberaddiction en Suisse. En 2010, il a donc confié un mandat au Fachverband Sucht et au GREA pour réaliser un état des lieux de l’offre. Existe-t-il des mandats spécifiques pour aborder ces questions de cyberdépendance? Quels sont les acteurs qui interviennent sur ce domaine spécifique? Sont-ils organisés en réseau? Telles sont les questions principales abordées par cette enquête.
Sur la base des constats dressés lors de cet état des lieux, une deuxième phase consistera à dégager une vision interdisciplinaire du phénomène, le processus vise ici à ouvrir un dialogue constructif, élargi aux autres domaines concernés (police, école, sexualité, famille, etc.).
Quatre-vingt-quatre personnes, issues des domaines de la prévention ou du traitement des addictions et de l’administration publique, ont été interviewées à l’aide d’un guide d’entretien. L’enquête a démontré que l’offre existante sur la cyberaddiction est restreinte et globalement peu connue au sein des professionnels des addictions. Dans certaines régions, les centres spécialisés en addiction, ambulatoire ou résidentiel, n’ont aucun mandat spécifique pour traiter la thématique de la cyberaddiction. En Suisse alémanique, les réponses sont souvent peu claires voire même contradictoires. Les personnes interrogées à Bâle mentionnent qu’il manque une offre de prévention spécifique, alors qu’un concept a précisément été élaboré par le canton de Bâle-Ville. Dans les cantons de AI, AR, BL, JU, NW et UR, la prévention et/ou le traitement de la cyberaddiction sont soit inexistants, soit mal identifiés. Dans les cantons de OW et NW, le service de la prévention et de la santé publique est en pleine mutation.
Dans d’autres régions, notamment les plus grands cantons et la Suisse romande, la situation est plus avancée. À Zurich, les 8 centres de prévention des addictions ont placé le thème de la cyberaddiction comme thème principal des addictions sans substance pour 2011. Dans le canton de Berne, la question de la cyberaddiction est abordée depuis plusieurs années, illustrée récemment par le projet «cyber-sm@rt» de Santé bernoise.
Les centres de traitement qui proposent une prestation spécifique sur la cyberaddiction signalent une tendance à l’augmentation des demandes de consultation, en majorité des jeunes hommes utilisateurs de jeux vidéo. En 2010, les demandes de consultation liées à la cyberaddiction varient selon les institutions de 0 à 70 (consultation de Nant à Genève), mais les statistiques d’entrée n’intègrent pas souvent cette problématique en tant que telle. En Suisse romande, dans chaque canton, sauf le Jura, il existe au moins une offre de traitement de la cyberaddiction.
Nous avons observé qu’une offre s’est développée dans les cantons où un mandat clair sur l’addiction aux jeux d’argent existe déjà. En Suisse romande, des spécialistes, soutenus par un programme intercantonal qui délimite clairement les responsabilités, travaillent en réseau depuis plusieurs années sur le domaine des jeux d’argent. À travers le thème du jeu excessif, terme utilisé dans le domaine des jeux d’argent, les centres sont fréquemment sollicités pour répondre aux problèmes de cyberaddiction (jeux vidéo et cyberpornographie surtout). En Suisse romande, chaque canton peut répondre à une demande de traitement lié à un usage excessif d’internet, sauf le canton du Jura. Toutefois, pour ce dernier, des collaborations existent avec une offre spécialisée dans le Jura bernois. Si l’offre est plus étoffée en Romandie, la plupart de ces prestations reposent néanmoins sur des mandats implicites où le thème de la cyberaddiction n’est pas mentionné.
Interrogés pour évaluer l’offre existante sur la cyberaddiction dans leur canton, les professionnels des addictions ainsi que des responsables de l’administration publique ont la vision suivante. Quarante-six personnes interrogées sur 88 estiment que l’offre en matière de prévention n’est pas suffisante (54%). L’offre ambulatoire de conseil et traitement est plutôt jugée suffisante par 34 personnes, soit à peine 40%. Trente personnes ne peuvent cependant pas répondre clairement à cette question. Confirmant un réseau plus performant, l’offre de traitement en Suisse romande (ambulatoire) est jugée nettement suffisante (63%), contre (33%) en Suisse alémanique.
La forte proportion de personnes qui n’ont «pas d’avis» sur la qualité de l’offre de traitement montre de manière significative que les projets existants sont peu connus. Ce score est relativement inquiétant dans la mesure où l’on observe un nombre croissant de demande d’information, de prévention et de traitement sur la cyberaddiction.
Le rapport final «Cyberaddiction: Etat des lieux sur l’offre existante en Suisse» présente des résultats détaillés sur la perception des personnes interrogées sur l’offre de prévention, de traitement ambulatoire et résidentiel, ainsi que sur les ressources existantes pour la recherche et la formation continue. Une fiche par canton signale les prestations actuelles 6.
Nous avons, ici, présenté brièvement les résultats d’une enquête centrée sur l’état des prestations concernant directement la cyberaddiction. Ces prestations sont globalement méconnues, au sein même du réseau des spécialistes. Par conséquent, il est probable que la population ne les connaisse pas non plus. Si la situation est généralement confuse en Suisse alémanique – à l’exception de quelques cantons – les prestations sont mieux connues en Suisse romande grâce en partie à un réseau «jeux d’argent» bien implanté.
Il manque actuellement des données représentatives sur la cyberaddiction en Suisse. Si l’Enquête Suisse sur la Santé 2007 ou la première recherche JAMES 2010 7, apportent des éléments intéressants sur l’utilisation des nouveaux médias, une recherche suivie sur la cyberaddiction est nécessaire.
La prévention des usages d’internet est un domaine où plusieurs acteurs interviennent dont une majorité de non-spécialistes des addictions. La collaboration entre ces différents acteurs reste rare. Chacun diffuse un message propre à son domaine d’intervention (jeu vidéo, cyberpornographie, jeu d’argent, violence). Ces activités sont potentiellement complémentaires, une clarification des moyens mis en œuvre et une meilleure coordination au niveau cantonal sont donc nécessaires.
Une prise de position des professionnels des addictions manque également, celle-ci apporterait de la clarté. Cette démarche est l’objet de la deuxième phase du mandat; un panel de spécialistes intervenant dans le domaine d’internet a été convié à un think tank national dans le but d’élaborer une position interprofessionnelle sur la cyberaddiction.
L’utilisation des nouveaux médias révèle des enjeux intergénérationnels importants. Les jeunes, comme les parents, sont des partenaires indispensables à intégrer au processus de clarification, ils aideront à mieux comprendre les problèmes et à développer des réponses adaptées.
La diversité des acteurs et des thèmes liés aux nouveaux médias rend la situation confuse, mais les travaux sur l’intervention précoce ont montré que les professionnels des addictions ont développé un savoir-faire dans la résolution des problèmes complexes. Au sujet d’internet, il importe encore que les professionnels des addictions précisent le contenu des concepts qu’ils utilisent et délimitent plus exactement ce domaine d’activité. Un nouveau défi!
NB: Cet article est une adaptation de l’article paru dans le «SuchtMagazin» de mars 2011, rédigé par les mêmes auteurs.