septembre 2011
Laurent Médioni (pharmacien cantonal, Fribourg)
Les médicaments psychotropes contiennent des substances qui agissent principalement sur le système nerveux central en modifiant la transmission de signaux biologiques. Ces médicaments peuvent être regroupés selon différentes classifications, notamment en fonction de leurs propriétés pharmacologiques. Les classes les plus importantes sont les psychostimulants, (qui accélèrent le fonctionnement du système nerveux), les psychosédatifs (qui ralentissent le fonctionnement du système nerveux) et les antidépressifs (qui ralentissent le fonctionnement du système nerveux après une phase d’excitation). Des ouvrages décrivent avec précision les particularités de ces produits.
Une autre classification a été établie par l’Organisation mondiale de la santé (OMS): elle se fonde sur des critères de dépendance psychique, de dépendance physique et de tolérance pouvant résulter de l’utilisation à moyen ou à long terme des «médicaments psychotropes». Ces derniers figurent dans des listes, en fonction de l’importance des risques que peut engendrer leur usage. Des mesures spécifiques sont applicables à chacune des listes. Les médicaments concernés sont, entre autres, les stimulants tels le méthylphénidate et les tranquillisants-sédatifs appartenant à la famille de benzodiazépines telles l’oxazépam ou le midazolam. Le présent article se réfère aux médicaments psychotropes selon la classification de l’OMS.
Les médicaments psychotropes présentent un grand intérêt pharmaco-thérapeutique, ce qui explique leur utilisation fréquente. Il importe donc de garder à l’esprit les précautions à observer pour éviter l’effet pervers de la pharmacodépendance.
Les médicaments psychotropes sont soumis d’une part à la législation fédérale sur les produits thérapeutiques (LPTh), qui fixe les critères qualitatifs auxquels ces produits doivent répondre et, d’autre part, à la législation fédérale sur les stupéfiants (LStup), qui vise à combattre l’usage abusif de ces produits. Ce n’est que depuis 1996 que les médicaments psychotropes sont soumis à la LStup, soit vingt-cinq ans après l’entrée en vigueur la Convention internationale sur les substances psychotropes de l’Organisation des Nations-Unies de 1971. La législation helvétique est donc harmonisée avec celle des autres pays: les listes des médicaments psychotropes contrôlés se fondent sur les décisions de la Commission internationale des stupéfiants.
Curieusement, les professionnels de la santé ne savent pas tous que la LStup s’applique également aux médicaments psychotropes. Le présent article permet de rappeler ce fait à ceux n’en auraient pas encore pris conscience.
L’article 11 de la Loi fédérale sur les stupéfiants stipule que les médecins sont tenus de n’employer, dispenser ou prescrire les stupéfiants que dans la mesure admise par la science. Cette disposition implique que ces produits soient prescrits avec la prudence nécessaire, en particulier lors de l’initialisation des traitements. Sachant le risque élevé de dépendance lié à une utilisation prolongée, la prescription des médicaments psychotropes devrait, autant que possible, être d’une courte durée.
Une importante révision de la LStup est entrée en vigueur le 1er juillet 2011: parmi les modifications, la stratégie des quatre piliers de la Confédération en matière de politique de la drogue (prévention, thérapie, diminution des risques et répression) y est maintenant ancrée.
La législation fixe donc un cadre destiné à permettre un usage sûr et adéquat des médicaments psychotropes. En matière de dépendances, les autorités y trouvent les outils leur permettant de lutter contre les abus manifestes, entre autres lorsque le comportement problématique de personnes (par exemple la conduite d’un véhicule par un patient utilisant de grandes quantités de médicaments psychotropes) peut provoquer des dommages autant pour eux-mêmes que pour leur entourage social et pour la collectivité.
De nombreux travaux ont été publiés à propos des graves problèmes qui peuvent résulter de la dépendance, notamment aux médicaments psychotropes. Bien qu’aucun ne préconise de solution patentée menant systématiquement à la résolution des problèmes, des éléments intéressants peuvent y contribuer.
Parmi les publications, il faut relever le rapport de 2010 «Défi addictions» établi sur mandat de l’Office fédéral de la santé publique. Ce rapport présente une conception originale, notamment par le fait que son champ s’étend à toutes les substances (alcool, tabac, drogues, médicaments, etc.), ainsi qu’aux comportements addictifs (internet, jeux, etc.). Il pose les fondements d’une approche durable de la politique des addictions en Suisse. Le pragmatisme et l’interdisciplinarité constituent des éléments importants de la conception. Avec les dix lignes directrices qui y sont proposées, ce rapport constitue un outil utile pour faire face au problème des addictions, notamment à celle aux médicaments psychotropes.
Plutôt que de réinventer la roue, en particulier lorsque les ressources sont restreintes, il est judicieux de connaître les travaux et publications déjà réalisés et de s’en inspirer. Ce principe simple constitue à lui seul un défi qu’il vaut la peine de relever.
Les médicaments psychotropes existent depuis des dizaines d’années et sont bien connus. Les principaux problèmes liés à l’utilisation régulière de ces médicaments sont:
Les personnes devenues dépendantes peuvent être incitées à:
Une fois la dépendance aux médicaments psychotropes installée, s’en dégager représente une épreuve fréquemment difficile: les méthodes de sevrage impliquent toutes une ferme volonté, des efforts et même de la souffrance.
L’information, la diligence et l’incitation constituent des outils figurant dans la panoplie des moyens de prévention. L’information au sujet de l’utilisation raisonnée des médicaments psychotropes est déjà connue de la plupart de leurs utilisateurs: elle doit cependant être répétée et élargie, comme le font les publicitaires qui martèlent un message. Parmi les informations destinées aux patients, les médecins et les pharmaciens doivent attirer leur attention sur les précautions à observer: risques de dépendance en cas d’utilisation prolongée, risque de diminution des réflexes et de l’attention, renonciation à la prise simultanée d’alcool, etc. Ils devraient également recommander la lecture de la notice d’emballage et proposer leur aide en cas de questions éventuelles.
Les professionnels de la santé (notamment médecins et pharmaciens) sont soumis à un devoir particulier de diligence au sujet des médicaments psychotropes. Le médecin doit s’assurer que le bénéfice du traitement avec ces produits est supérieur aux risques encourus (dépendance et autres), surtout lors de la prescription initiale. Une nouvelle évaluation du bien-fondé d’une prescription doit être faite s’il s’avère nécessaire de pour-suivre les traitements. En cas de doute, le médecin peut, par exemple, demander à son patient s’il a déjà obtenu des prescriptions de médicaments psychotropes d’autres médecins, respectivement si un autre médecin lui en prescrit simultanément. S’il faut poursuivre le traitement, le médecin peut demander au patient une appréciation de l’efficacité du traitement ou s’il ressent une dépendance. Les pharmaciens vérifient quant à eux systématiquement que les patients n’utilisent pas des quantités de médicaments dépassant largement celles qui correspondent à la posologie prescrite par le médecin: en cas de problème, ils prennent contact avec les médecins prescripteurs.
Dans le canton de Fribourg, les pharmaciens sont particulièrement attentifs à l’égard des patients qu’ils ne connaissent pas et qui présentent des ordonnances comportant des médicaments psychotropes. S’ils ont le moindre doute à propos de l’authenticité d’une ordonnance, les pharmaciens prennent contact avec le médecin l’ayant rédigée. Si ce dernier n’est pas atteignable, un document tel qu’une carte d’identité, un permis de conduire, un abonnement de transport public ou autre pièce équivalente (par exemple la carte de fidélité d’une chaîne de magasins) peut être demandé au porteur de l’ordonnance pour vérifier son identité. Si le patient ou la personne chargée de l’acquisition des médicaments psychotropes ne dispose d’aucun document permettant de s’assurer de son identité, le pharmacien refuse la dispensation. Dans les cas d’urgence, le pharmacien est habilité à remettre un petit nombre de comprimés permettant aux patients de poursuivre leur traitement, ceci dans l’attente de pouvoir contacter le médecin.
Parmi les mesures d’incitation figure une limitation de prescription prévue par la législation sur les stupéfiants: la quantité de médicaments psychotropes pouvant être prescrite au moyen d’une ordonnance ne peut dépasser celle permettant un mois de traitement. Dans des cas exceptionnels justifiés, cette durée peut être étendue à six mois de traitement au maximum. Passé ce délai, une nouvelle ordonnance doit impérativement être établie. La raison de cette limitation est bien compréhensible: par principe, la prescription des médicaments psychotropes doit être de courte durée pour éviter le problème de la dépendance. Pour les patients «chroniques», la durée de prescription peut être étendue pour éviter des consultations trop fréquentes, mais pas au-delà de six mois. Au-delà de cette période, le patient ayant besoin de médicaments psychotropes doit obtenir de son médecin une nouvelle ordonnance au terme d’une consultation. Elle permet au médecin d’évaluer le déroulement du traitement et d’apporter un soutien psychothérapeutique minimal, et plus s’il l’estime nécessaire.
Il existe des informations très globales sur l’utilisation des médicaments psychotropes. L’Institut suisse des produits thérapeutiques (Swissmedic) établit des statistiques nationales à l’intention de l’Organe international de contrôle des stupéfiants de l’ONU (INCB), en application de la Convention internationale sur les substances psychotropes de 1971. Les données sont publiées dans le rapport annuel de cette organisation, à côté de celles des autres pays (www.incb.org/incb/fr/annual_report.html). Une analyse fine des chiffres publiés n’est cependant pas possible.
Une récente étude intitulée «prescription et dispensation des benzodiazépines et substances analogues dans le canton de Fribourg – état des lieux et recommandations» a été réalisée dans le cadre d’un travail de diplôme d’une pharmacienne avec le soutien du Service fribourgeois de la santé publique. Les benzodiazépines constituent le groupe le plus important des médicaments psychotropes au sens du présent article. L’étude a notamment consisté à analyser les dispensations de ces produits en se fondant sur les ordonnances (6’700) présentées dans cinquante pharmacies publiques fribourgeoises durant le mois d’août 2010. Le travail d’investigation a été effectué en veillant à assurer strictement la protection des données personnelles. L’étude n’est pas encore publiée, mais les résultats provisoires permettent de dégager des éléments intéressants, parmi lesquels les cinq faits suivants:
Proportion d’ordonnances de benzodiazépines
2.8% des ordonnances (6’700) présentées dans les pharmacies comportent la prescription de benzodiazépines.
Différenciation hommes / femmes
Les femmes constituent 66% des destinataires de ces ordonnances.
Classes d’âge des patients
La proportion de patients concernés s’élève sensiblement à partir de l’âge de 35 ans.
Types de médicaments psychotropes figurant sur les ordonnances
Parmi les 26 substances prescrites, le zolpidem (27,5%), le lorazépam (20%), et l’oxazépam (9,4%) occupent les trois premières places du hit-parade.
Durée des traitements
Pour la plupart des patients (75%), l’utilisation des benzodiazépines est régulière et à long terme (durée supérieure à 6 mois).
La publication de cette étude devrait intervenir à la fin de l’automne 2011.
Elle s’appuie sur la législation et sur les recommandations et lignes directrices diverses existantes, comme par exemple sur le rapport «Défi addictions».
Pour les patients, l’accès aux traitements légitimes est encouragé, tout comme leur supervision thérapeutique par les professionnels de la santé. Les médecins et pharmaciens connaissent les risques liés à l’utilisation des substances psychotropes. Partant de ce principe, les autorités soutiennent leur engagement.
Lorsque des patients sont devenus dépendants, ce qui est fréquent, il y a lieu de distinguer une utilisation problématique ou non. Les autorités de contrôle, en particulier le pharmacien cantonal, le cas échéant en collaboration avec le médecin cantonal, ne se mêlent des traitements qu’en cas d’utilisation problématique, et seulement si des risques le justifient.
Les autorités ont besoin d’un système pour détecter les cas particuliers d’utilisation des benzodiazépines, de sorte à disposer d’informations. Dès qu’elles en sont en possession, elles peuvent procéder à des éclaircissements, et le cas échéant lutter contre les abus. Par cas particulier, il faut comprendre des prescriptions «hors étiquettes», cette expression désignant une utilisation en dehors de l’indication admise par l’autorité compétente responsable des autorisations de mise sur le marché (Swissmedic), comme par exemple la prescription d’un somnifère trois fois par jour (matin, midi et soir) ou la prescription de médicaments à une posologie qui dépasse largement celle admise selon le Compendium suisse des médicaments, par exemple une posologie de six comprimés par jour d’un médicament psychotrope dont la posologie journalière maximale usuelle est de deux comprimés. Avant le 1er juillet 2011, les pharmaciens fribourgeois avaient été priés de signaler au Service cantonal de la santé publique les faits particuliers qu’ils constataient lors de l’exécution des ordonnances, tels ceux figurant dans les exemples cités. Depuis le 1er juillet 2011, les modifications de la LStup sont entrées en vigueur. Le nouvel article 11bis prévoit que les médecins qui prescrivent des stupéfiants autorisés en tant que médicaments pour une indication autre que celle qui est admise doivent notifier leur prescription dans un délai de 30 jours aux autorités cantonales compétentes. Sur demande des autorités précitées, les prescripteurs doivent fournir toutes les informations nécessaires sur la nature et le but du traitement. Une base légale fédérale permet donc maintenant aux autorités cantonales d’obtenir les informations qui leur sont nécessaires.
En procédant à des éclaircissements ciblés, les autorités examinent si les prescriptions particulières dont elles ont connaissance représentent une solution appropriée ou non. Il existe en effet des prescriptions qui ne reposent pas sur une base scientifique reconnue, mais qui constituent un compromis acceptable, même s’il en résulte une grave dépendance de certains patients (par exemple pour faire face à une maladie incurable, au décès d’un être très cher, à une affaire de mœurs ou à la perte d’un emploi avec de sombres perspectives pour en trouver un nouveau). Il existe également des raisons pharmacogénétiques qui peuvent nécessiter des posologies plus élevées que celles admises selon le Compendium suisse des médicaments; les autorités peuvent les admettre, pour autant que les dossiers des patients concernés soient documentés. En cas de doute au sujet de prescriptions particulières, les autorités peuvent demander qu’un second avis médical indépendant soit établi. Si des abus manifestes et importants sont commis, les autorités y mettent fin, respectivement les répriment.
Parmi les utilisations problématiques à risques élevés figurent les combinaisons de médicaments psychotropes avec de l’alcool et/ou d’autres drogues (notamment le cannabis). S’ils conduisent un véhicule, les patients concernés mettent leur vie en péril, respectivement celles d’autres personnes se trouvant sur la voie publique. Pour de tels patients, les autorités recommandent à leurs médecins d’examiner la nécessité d’une suspension de leur permis de conduire. Pour ce faire, les médecins annoncent les patients concernés à l’Office fribourgeois de la circulation et de la navigation (OCN), qui procédera le cas échéant au retrait du permis de conduire. La menace du retrait du permis de conduire peut constituer une incitation positive.
Lorsqu’un patient demande à son médecin une ordonnance lui permettant d’obtenir une quantité importante et non justifiée de médicaments psychotropes, le médecin ne devrait pas y donner suite. Si le patient exerce de fortes pressions, le médecin peut argumenter un refus par les contrôles rigoureux effectués par les autorités sanitaires: elles demandent aux médecins les raisons détaillées justifiant ce type de prescriptions, qui doit nécessairement reposer sur des bases scientifiques. Pour aider un tel patient, le médecin peut lui proposer un soutien psychothérapeutique ou/et un sevrage, voire la consultation d’un médecin spécialisé en matière de prise en charge des addictions.
En cas de dérapage grave, une collaboration étroite est requise entre le patient et son médecin pour y remédier. Un soutien psychothérapeutique constitue l’une des mesures importantes du traitement. Un sevrage aux médicaments psychotropes doit être envisagé, ou la prise en charge par une institution spécialisée. Si un patient est particulièrement difficile et qu’il ne suit pas les instructions de son médecin malgré sa situation délicate et/ou dont l’attitude n’est pas acceptable (profération d’insultes, de menaces, ou autres), des mesures contraignantes peuvent être décidées à son encontre par les autorités: en concertation avec son médecin, un cadre strict est fixé au patient. Un médecin traitant ou une institution spécialisée, respectivement une pharmacie, sont désignés comme seuls habilités à sa prise en charge thérapeutique. Les médicaments psychotropes peuvent être dispensés de façon fractionnée, par exemple à raison de la seule quantité journalière. Si cela se justifie, d’autres partenaires peuvent être impliqués pour la mise en charge du patient (services régionaux de santé, services sociaux, etc.). Des contrôles ciblés permettent aux autorités cantonales de s’assurer du respect et de l’efficacité des mesures décidées.
Si des personnes sont identifiées pour avoir commis des actes illégaux (vol ou falsification d’ordonnances, vente de médicaments au marché noir), la loi sur les stupéfiants prévoit des poursuites pénales. Il peut s’y ajouter des mesures de limitation ou organisationnelles pour y mettre fin, lesquelles sont faciles à appliquer et d’une très bonne efficacité.
Les médicaments psychotropes contribuent à soulager les symptômes de la plupart des patients les utilisant régulièrement: pour ceux qui en ont besoin pendant une longue durée, l’effet secondaire de la dépendance est en général d’une gravité limitée. L’intérêt des patients peut justifier la décision médicale de prescrire ces médicaments.
Pour des personnes dont la qualité de vie n’est pas bonne (grave anxiété ou sérieux troubles du sommeil, maladie chronique, problèmes familiaux ou professionnels, etc.) et sans perspectives d’amélioration en vue d’une existence plus prometteuse, la dépendance aux médicaments psychotropes représente un moindre mal. La prescription de doses élevées pour de tels patients est acceptable, pour autant que le suivi thérapeutique soit assuré et que les patients collaborent au succès de leur traitement.
Se fondant sur l’évaluation des risques spécifiques à chaque patient, le médecin doit également prendre des mesures pour éviter que la prescription des médicaments psychotropes ne provoque des conséquences négatives (notamment des accidents) pour la collectivité publique.
Existe-t-il des alternatives efficaces, économiques et dépourvues d’effets secondaires dont celui de la pharmacodépendance lié aux médicaments psychotropes? Les patients concernés seraient très heureux d’en profiter. Malheureusement, actuellement, aucune solution de remplacement ne fournit une réponse permettant de renoncer à l’utilisation de ces médicaments.