septembre 2011
Myriam Pasche et Karin Zürcher (Centre d'information pour la prévention du tabagisme (CIPRET-Vaud))
En Suisse, la lutte contre le tabagisme peut être pensée en regard de la Convention-cadre de lutte contre le tabagisme (CCLAT, Framework Convention on Tobacco Prevention FCTC) de l’Organisation Mondiale de la Santé (OMS), traité international servant de cadre à des interventions efficaces et balisant ainsi les champs d’action. Toutefois, elle doit également être intégrée à un système politique fédéral générateur de pluralismes. Cette Convention est la première à avoir une nature juridiquement contraignante pour les Etats qui la ratifient; ces derniers doivent obligatoirement en appliquer les mesures définies par la Conférence des Parties (organe directeur de la Convention). Premier traité global de santé publique, cette Convention est l’une des plus ratifiées de l’histoire des Nations Unies. Depuis son entrée en vigueur en 2005, 173 Etats l’ont ratifiée.
Si le Conseil fédéral a signé cette convention en 2004 exprimant ainsi sa volonté d’en devenir Parties, la Suisse fait partie du petit nombre d’Etats qui ne l’a, à ce jour, pas encore ratifiée. Pour ce faire et afin de ne pas déroger au droit suisse, la Confédération doit préalablement mettre son droit interne en accord avec le traité international. La ratification de la Convention-cadre ne pourra être effective qu’une fois certaines dispositions légales prises, comme par exemple l’interdiction de la publicité en faveur du tabac, une protection contre l’exposition à la fumée du tabac suffisante sur le plan fédéral, une interdiction de vente aux mineurs, ou encore une accessibilité renforcée de l’aide à l’arrêt. Actuellement, la Suisse n’a donc qu’un statut d’observateur lors des négociations des Parties de la Convention-cadre.
En mars 2011, l’Association des Ligues Européennes contre le Cancer a publié un classement de l’état d’avancement de la politique de prévention du tabagisme dans 31 pays (The Tobacco Control Scale 2010 in Europe 1).
La Suisse figure au 11e rang de ce classement. Sa législation lacunaire en matière de publicité pour le tabac et sa non-ratification de la Convention-cadre sont les zones d’ombres de la politique préventive en Suisse, alors que l’existence du Fonds de Prévention du Tabagisme (FPT) et le déploiement de campagnes de sensibilisation large public lui permettent de ne pas se classer en queue de peloton.
A ce jour, le commerce du tabac, héritier de l’histoire, est réglementé de manière diffuse par plusieurs textes tels que la Loi fédérale sur les denrées alimentaires, la Loi fédérale sur la radio et la télévision, la Loi fédérale sur l’imposition du tabac… Le développement d’un cadre légal cohérent englobant tous les aspects liés à sa production, son imposition et sa consommation est indispensable pour assurer l’efficacité des mesures structurelles en termes d’impact sur la santé de la population. Or, les opportunités d’actualiser la législation aux connaissances actuelles se confrontent à la réalité de l’agenda politique qui ne coïncide pas toujours avec les préoccupations des professionnels de la santé publique. Cet état de fait doit enjoindre les promoteurs de la santé à apprécier les victoires passées, sans perdre de vue les challenges à venir qui sont nombreux et pour lesquels un engagement concerté et sans relâche est nécessaire.
Si ni la Loi sur le tabac, ni la Convention-cadre ne sont pour l’heure entrés en vigueur en Suisse, un certain nombre de jalons ont tout de même été atteints avec succès récemment. C’est notamment le cas en matière de protection contre le tabagisme passif puisqu’une quinzaine de législations cantonales ainsi qu’une loi fédérale ont vu le jour. Pour atteindre cette protection aussi large et efficace que peu coûteuse dans les cantons, un débat social nourri a été nécessaire, mobilisant de nombreuses forces et alimentant un changement complet des normes sociales. S’il subsiste encore aujourd’hui des disparités qui font que la protection contre la fumée passive n’est pas la même selon qu’un travailleur de la restauration est employé à Lausanne ou à Lucerne, c’est que certains cantons ont tiré parti du fédéralisme pour développer des législations éprouvées en termes de santé publique, sans attendre ni la volonté ni le consensus au plan national. En effet, il s’est agi, dans des régions culturellement plus sensibles à l’utilité et à l’acceptabilité de mesures structurelles, d’activer quelques «locomotives». Ce fut, par exemple, le cas du Tessin qui, en 2006, fut le premier à légiférer pour une interdiction de fumer dans les lieux publics (protection contre le tabagisme passif), ouvrant la brèche à plusieurs législations cantonales qui vont au-delà du minimum requis par la loi fédérale. Cette dernière, entrée en vigueur au printemps 2010, est totalement insuffisante pour protéger équitablement l’ensemble de la population suisse, dans la mesure où de nombreux travailleurs demeurent exposés à la fumée de tabac dans plusieurs cantons. Le Conseil fédéral lui-même, dans son message au Parlement du 11 mars 2011, concédait cette insuffisance, tout en rejetant l’initiative populaire «Protection contre le tabagisme passif» née de ce constat et lancée par la Ligue pulmonaire suisse. Cette dernière et son Alliance ambitionnent une harmonisation en se fondant sur les expériences cantonales réussies de presque tous les cantons latins et de plusieurs cantons alémaniques.
Il est un autre succès récent au niveau national, c’est celui qui concerne le conditionnement et l’étiquetage des paquets de cigarettes. En effet, depuis 2010, des images de mise en garde combinées à la mention de la ligne nationale d’aide à l’arrêt sont obligatoires sur chaque paquet. Par ailleurs, depuis 2004, l’industrie du tabac a l’obligation de déclarer annuellement à l’Office fédéral de la santé publique les éléments constitutifs de chaque produit vendu. Comme nous l’évoquions plus haut, en termes de ressources, la prévention du tabagisme en Suisse a également connu un essor important grâce à la création, en 2004, du Fonds de prévention du tabagisme, alimenté par une taxe obligatoire sur la vente de tabac.
La campagne nationale «Smokefree» et les actions de communication développées récemment sont également à considérer comme des succès, permettant le débat social et la prise de conscience d’une priorité de santé publique encore largement sous-estimée il y a une décennie.
Ces succès sont autant de jalons qu’il s’agit de saluer et dont on peut se réjouir aujourd’hui. Toutefois, à l’instar de ce que démontre le classement européen, de nombreuses mesures doivent encore être prises si la Suisse ambitionne véritablement de réduire le tabagisme sur son territoire; une épidémie dont l’évolution est, à l’échelle mondiale, pour le moins préoccupante. En effet, le tabagisme continue à être en tête des principales causes de décès évitables dans le monde et l’OMS prédit un total de 8 millions de morts par année d’ici à 2030 si la tendance ne s’inverse pas 2.
Si la Suisse entend ratifier la Convention-cadre, de nombreux progrès doivent encore être opérés dans divers domaines tels que ceux couverts par les articles de la Convention. Ces mesures, aussi éloignées qu’elles puissent paraître les unes des autres, n’en sont pas moins intimement liées dans leur conceptualisation; idéalement, elles devraient être mises en œuvre conjointement. Cependant, elles sont également tributaires du processus long et complexe mené par la Conférence des Parties pour l’édiction de directives d’application de la Convention. Nous proposons donc de considérer en premier lieu les articles sur lesquels des directives (7) ont d’ores et déjà été adoptées.
Développement d’une stratégie et de plans multisectoriels de lutte antitabac (art. 5.3):
Jusqu’à fin 2007, les juges «encouragent» les jeunes à entrer dans une démarche thérapeutique lorsqu’ils font état d’une surconsommation de drogues. Ils ont une certaine réticence à utiliser les articles de lois existants et n’ordonnent que très peu de traitements ambulatoires. Interpellée à ce propos, une ancienne présidente du Tribunal rétorque que, selon une croyance encore bien vivante dans le réseau genevois, l’ordonnance d’un traitement aurait une influence négative sur celui-ci. Dans les faits, en 2007, sur les centaines de situations instruites par le Tribunal, seuls trois jeunes prennent effectivement contact avec la Consultation Adolescents de la Fondation Phénix.
Protection contre l’exposition à la fumée de tabac (art. 8)
Comme souligné plus haut, la législation fédérale actuelle est insuffisante en termes de protection contre l’exposition à la fumée de tabac et une harmonisation est indispensable pour envisager une ratification.
Réglementation de la composition des produits du tabac (art. 9) et réglementation des informations sur les produits du tabac à communiquer (art. 10)
La réglementation de la composition et de la communication sur les produits du tabac a été révisée en 2004 dans l’Ordonnance fédérale sur le tabac en s’alignant sur les exigences de l’Union européenne. Cette obligation de déclaration annuelle de l’ensemble des substances donne à l’Office fédéral de la santé publique (OFSP), un aperçu des substances utilisées. Même si les mesures nécessaires sont déjà appliquées en Suisse, une amélioration doit être apportée à la publication des informations.
Conditionnement et étiquetage des produits du tabac (art. 11)
Depuis 2008, la Suisse répond entièrement aux exigences de la Convention-cadre en matière de conditionnement et d’étiquetage des paquets; ces derniers comportant des mises en garde en images rectoverso, ainsi qu’un numéro d’appel pour la ligne nationale d’aide à l’arrêt. Cependant, il est à noter que certains pays n’hésitent pas à aller au-delà des exigences de la Convention-cadre et à développer de nouvelles stratégies pour débanaliser l’acte de fumer auprès des jeunes, cible prioritaire de l’industrie du tabac. C’est le cas notamment de l’Australie où le «plain packaging» ou «paquet neutre» sera la règle dès 2012 et de la Grande-Bretagne où les points de vente ne pourront plus exposer les paquets de cigarettes à la vue des clients potentiels. Si ces stratégies étaient à l’agenda en Suisse, il y aurait fort à parier sur un débat riche et animé entre les tenants de la liberté de commerce et ceux de la santé publique.
Education, communication, formation et sensibilisation du public (art. 12)
Si la Suisse remplit les critères de la Convention-cadre en matière d’information et de sensibilisation du public général et de formation des professionnels aux conséquences sanitaires du tabagisme, un effort de plus pourrait être fait pour développer encore l’accès à l’information quant aux conséquences environnementales et économiques de la production de tabac, ainsi qu’à certains aspects spécifiques aux activités de l’industrie du tabac.
Publicité en faveur du tabac, promotion et parrainage (art. 13)
En 2010, la Suisse était la lanterne rouge du classement européen en ce qui concerne la publicité pour le tabac. Cette dernière est réglementée de façon très partielle et non homogène sur l’ensemble du territoire suisse, alors que les directives de la Convention-cadre exigent une interdiction de toutes les activités de promotion directe ou indirecte de la consommation de tabac. D’importants efforts doivent par conséquent encore être accomplis en la matière. Genève a été le premier canton à se doter de mesures restrictives pour la publicité par voie d’affichage visible du domaine public en 2000. Quatorze cantons ont suivi depuis, incluant d’autres clauses restrictives comme, par exemple, l’interdiction de publicité dans les cinémas, ou l’interdiction du sponsoring à Soleure. Cette hétérogénéité législative laisse une marge de manœuvre très confortable à la publicité, manque son objectif de protection, et sème la confusion. Au niveau national, la mesure visant la restriction du parrainage et de la publicité prévue par le Programme national tabac 2008 – 2012 n’a pas encore pu être réalisée.
Mesures visant à réduire la demande en rapport avec la dépendance à l’égard du tabac et le sevrage tabagique (art. 14)
En termes d’aide au sevrage tabagique, la Suisse remplit les conditions minimales telles que prévues par la Convention-cadre; en cela qu’elle assure le remboursement du conseil médical pour tous par l’assurance maladie de base (LAMal). Cependant, la prise en charge des médicaments visant, entre autres, à soutenir l’arrêt par la substitution de nicotine n’est, à ce jour, pas remboursée.
Dans la mesure où il est établi scientifiquement, d’une part, que certains de ces médicaments augmentent les chances d’arrêter de fumer et, d’autre part, que leur remboursement en facilite l’usage par les fumeurs, il convient peut-être de presser le débat pour un changement de pratique.
Les articles de la Convention cités ci-après n’ont pas encore fait l’objet de directives par la Conférence des Parties. Par ailleurs, le champ d’action les concernant est encore faiblement investi en Suisse. Cependant, il est important de les prendre en considération afin, d’une part, de garder à l’esprit la complexité et l’inter-dépendance des mesures nécessaires pour lutter contre l’épidémie de tabagisme et, d’autre part, d’anticiper les travaux et défis à venir.
Mesures financières et fiscales visant à réduire la demande de tabac (art. 6)
Concernant les mesures financières et fiscales, la Suisse compte parmi les pays où le prix du tabac est le plus bas en relation avec le pouvoir d’achat de ses habitants. En effet, 14 minutes de travail suffisent à un Helvète pour s’acheter un paquet de cigarettes alors qu’un fumeur norvégien ou anglais doit respectivement travailler 39 et 36 minutes pour en acquérir un 3. Sachant que le prix du paquet joue un rôle clé en termes de prévention, en particulier pour dissuader le démarrage de la consommation chez les jeunes, la Suisse devrait être plus audacieuse en la matière et adapter ses prix de façon cohérente avec le pouvoir d’achat.
Commerce illicite des produits du tabac (art. 15)
Les règlements fiscaux, douaniers et antifraudes en vigueur en Suisse devront être réévalués en fonction des directives que la Conférence des Parties devraient arrêter en 2012.
Vente aux mineurs et par les mineurs (art. 16)
Dix-sept cantons suisses ont légiféré sur l’interdiction de vente de tabac aux jeunes, posant tantôt la limite d’âge à 16 ans, tantôt à 18 ans. Dans le canton de Vaud, premier canton à légiférer, cette mesure est entrée en vigueur isolément en janvier 2006 et est très marginalement appliquée à ce jour. Une approche coordonnée, soutenue par un débat et/ou un consensus social aurait probablement eu plus d’impact qu’une mesure cantonale isolée.
Fourniture d’un appui à des activités de remplacement économiquement viables (art. 17) et Protection de l’environnement et de la santé des personnes (art. 18)
Un groupe de travail établi par la Conférence des Parties est chargé d’élaborer une directive commune pour l’application de ces deux articles. En Suisse, il n’y a, à ce jour, aucune disposition légale spécifique.
Responsabilité pénale et civile (art. 19)
Pas de dispositions légales spécifiques prises à ce jour en Suisse.
Recherche, surveillance et échange d’informations (art. 20)
Pas de dispositions légales spécifiques à ce jour en Suisse, mais des activités de recherche, de surveillance (Monitorage sur le tabac Suisse TMS) et d’échange d’informations dans le réseau des acteurs de la prévention du tabagisme.
Notification et échange d’informations (art. 21)
Pas de dispositions légales spécifiques à ce jour en Suisse.
Coopération dans les domaines scientifique, technique et juridique et fourniture de compétences connexes (art. 22)
Pas de dispositions légales spécifiques à ce jour en Suisse.
Les mesures structurelles inclues dans la Convention-cadre sont des piliers essentiels pour le développement d’une action préventive coordonnée et efficace. Elles doivent nécessairement s’accompagner de la mise en œuvre de mesures ciblées dans un contexte où le tabagisme est un révélateur des inégalités sociales de santé et d’accès à la prévention.
Le développement de méthodes de soutien à des populations spécifiques et/ou vulnérables paraît, tout comme dans d’autres champs de l’addiction, de plus en plus indispensable. La consommation tabagique n’est pas homogène, mais est inscrite dans des réalités sociologiques et culturelles variées, nécessitant de fait, des approches nuancées et sensibles aux spécificités de chacun. Pour ce faire, il s’agit de poursuivre la recherche et la compréhension spécifique et affinée du phénomène du tabagisme dans ses dimensions biologique, psychologique, sociale ou politique, et en regard d’autres champs de l’addiction afin de développer une vision commune sur des réalités tantôt identiques, tantôt plurielles.
Le lien entre les différents champs de l’addiction paraît évident en termes de risques pour la santé, mais particulièrement en ce qui concerne le développement de conditions-cadre agissant directement ou indirectement sur les comportements individuels. Pour n’en citer que quelques-unes, voici les pistes de réflexions qui pourraient être menées de façon conjointe: le débat sur la publicité, la promotion et le parrainage ainsi que la vente aux mineurs concernent aussi bien les questions de tabac et d’alcool que celles liées au jeu. Les neurosciences et la compréhension affinée des comportements de l’addiction peuvent également apporter un éclairage utile pour l’ensemble des thématiques. Concernant l’aide au sevrage, le remboursement de la substitution de nicotine pourrait être discuté sur la base de l’expérience acquise et positive d’autres méthodes de substitution (alcool et héroïne). Par ailleurs, la production du tabac dans les pays du Sud et le trafic illicite posent des questions environnementales, sociales, juridiques et économiques complexes au même titre que la production de drogues dites illégales. Si une approche concertée doit sans conteste être développée, il faut cependant, dans un contexte politique pluriel tel que le nôtre, prendre en compte pour chaque mesure les chances de réussite d’une avancée groupée comparativement aux chances d’avancer plus particulièrement sur une thématique.
Finalement, les acquis de ces dernières années en termes de prévention du tabagisme sont encourageants et doivent inciter les professionnels de la santé publique à communiquer plus et mieux auprès de l’ensemble de la population et des politiques au sujet de l’utilité des mesures structurelles. Les prochains jalons à soutenir sont incontestablement ceux sur lesquels la Conférence des Parties a posé des directives: l’initiative populaire fédérale «Protection contre le tabagisme passif», les mesures visant à interdire la publicité, la promotion et le parrainage par l’industrie du tabac tout en poursuivant les efforts de sensibilisation et de communication auprès du public élargi.