septembre 2011
Michel Graf (Addiction Suisse, Lausanne)
J’entends souvent la crainte que les spécificités des substances disparaissent lors de l’élaboration d’une politique globale des addictions. Cela ne devrait pas être le cas, si ladite politique globale des addictions vise à une meilleure cohérence et cherche d’abord pour cela les points communs entre les différentes substances et comportements avant d’en esquisser les différences. C’est sur ces dénominateurs communs que pourra se construire ensuite une stratégie intégrative et évolutive. Intégrative, parce qu’elle doit respecter les différences existant entre les substances et comportements, tant au plan des risques et effets qu’au niveau de leurs ancrages sociétaux et économiques. Evolutive, parce qu’elle va prendre en considération l’émergence de nouvelles réalités de consommation, lesquelles sont susceptibles d’engendrer de nouveaux problèmes. Ces principes-là me semblent intégrés dans le rapport «Défi addictions».
L’alcool n’est pas le parent pauvre de cette réflexion initiale: la diversité des risques et effets de la consommation d’alcool est intégrée dans les approches de santé publique, comme les grandes orientations politiques proposées par le rapport «Défi addictions» en témoignent. En postulant qu’il faut réfléchir et agir au-delà de la dépendance, du statut légal et des substances psychoactives, le groupe d’experts a repris des constats faits depuis longtemps par les professionnels du terrain.
Au-delà de la dépendance
Les problèmes liés à la consommation d’alcool ne sont pas générés uniquement par les personnes alcoolodépendantes, loin s’en faut! Les modes de consommation problématique d’alcool, comme l’excès ponctuel, la consommation chronique à risque et la consommation inadaptée à la situation, sont des réalités prises en considération au niveau des approches préventives. Il est vrai que le soutien politique à des mesures structurelles efficientes n’est pas très élevé! En ce sens, un cadre politique plus global pourrait nous servir. Pour les professionnels de la prise en charge médicale ou/et sociale, ces faits sont hélas avérés quotidiennement. Cette réalité est une évidence dans les services d’urgence, qui accueillent des accidentés de la route, des victimes de violence, entre autres situations pour lesquelles l’alcool a joué un rôle important. Pour les spécialistes de la prise en charge ambulatoire ou résidentielle des problèmes d’alcool, la distinction entre addiction et consommation chronique élevée a permis de réfléchir à des approches thérapeutiques différenciées, qui intègrent désormais la consommation contrôlée et la réduction des risques.
Au-delà du statut légal
Le statut légal de l’alcool doit nous inciter / nous inviter à légiférer là où il nous semble nécessaire de le faire, comme c’est manifestement le cas pour protéger la jeunesse et les individus les plus fragiles de notre société. Parfois même en visant à réduire l’attractivité de l’alcool, afin qu’il ne soit pas consommé en trop grandes quantités; c’est le fondement de mesures qui interdisent les Happy Hours et toute autre forme d’offres promotionnelles. L’alcool est légal, oui, cependant, il ne doit pas être commercialisé n’importe comment!
Au-delà des substances psychoactives
Les comportements addictifs comme le jeu sont souvent associés à des consommations problématiques d’alcool et génèrent des coûts humains et sociaux qu’il s’agit de réduire au plus vite!
Les orientations stratégiques du rapport correspondent elles aussi aux préoccupations du domaine «alcool».
Au-delà de la responsabilité individuelle
Dépasser l’unique responsabilité individuelle pour soutenir l’application de mesures structurelles est une approche de la politique «alcool» qui s’est fortement développée depuis la publication de l’ouvrage de T. Babor en 2003, «L’alcool, un bien de consommation pas ordinaire» 1. Il reste toutefois encore beaucoup à faire! La notion de réduction des risques est aussi de plus en plus présente, que ce soit en prévention (le conducteur désigné, par exemple) ou dans le traitement (avec la consommation contrôlée, entre autres). Le financement des prises en charge est un droit affirmé par le rapport: alors, à quand une concrétisation dans la LAMal, laquelle devrait dès lors admettre que la dépendance alcoolique est une maladie?
Au-delà de la protection de la jeunesse
Si la protection de la jeunesse reste un axe prioritaire, y compris via des mesures structurelles très attendues comme l’interdiction de la publicité par exemple, elle ne doit pas être l’unique justification d’une politique de santé publique en matière d’alcool; là encore, le rapport est complètement en phase avec les experts du domaine. Reste que, si l’on se préoccupe depuis peu des personnes âgées, il serait judicieux de ne pas oublier dans nos stratégies préventives les adultes entre 30 et 60 ans, qui représentent la population la plus touchée par la consommation chronique élevée d’alcool.
Au-delà des mesures de politique sanitaire
Le dernier axe stratégique concerne l’ouverture des politiques sectorielles à une vision plus transversale des choses. Les botellónes et autres apéros géants ont fait prendre conscience que l’alcool n’est pas uniquement une question sanitaire, mais aussi sécuritaire. Les aspects économiques des problèmes d’alcool sont largement révélés en milieu professionnel, où leurs coûts ont été récemment évalués à 1 milliard de francs par année 2. Enfin, le fait que l’alcool est une réalité de société et que le débat doit être lancé non pas uniquement entre spécialistes mais aussi – et surtout – avec la société civile s’est concrétisé en mai 2011 avec la campagne «Santé! La Suisse parle d’alcool!» 3, initiée par l’OFSP en collaboration avec Addiction Info Suisse et les trois associations professionnelles des addictions.
La thématique de l’alcool trouve donc sa place dans les enjeux globaux du champ des addictions, tels que posés par le rapport «Défi addiction».
Quelles perspectives de développement les dix lignes directrices offrent-elles aux approches en matière d’alcool pour le futur? Petit état des lieux, dans le désordre.
Le rapport demande que les politiques futures soient adaptées aux dommages potentiels et à la charge des dommages réels (ligne directrice n°2). Le coût social de l’alcool s’élève à 6,7 milliards de francs par an 4; ce simple chiffre devrait suffire pour faire bouger les autorités politiques! Mais les quelque 8 milliards de revenus pour l’économie semblent affaiblir l’enthousiasme de nos élus… surtout s’ils ont des liens avec les milieux économiques.
Dès lors, l’implication des producteurs, des distributeurs et des vendeurs (ligne directrice n°7) est-elle à double tranchant! Les impliquer signifie selon moi leur donner une place dans la discussion autour des mesures qu’ils doivent prendre pour contribuer à la prévention. Or, ces mesures sont toutes de nature à restreindre leurs bénéfices, puisqu’elles visent à réduire l’attractivité et l’accessibilité à l’alcool. On doit donc tout faire pour éviter qu’en étant partie prenante des discussions autour desdites mesures, ces acteurs économiques ne créent de nombreux blocages dans le seul but de préserver leurs intérêts! Pourtant, les exclure de ces réflexions, c’est leur donner la possibilité de déclarer publiquement que leur volonté de participer est écartée du débat, afin de pouvoir ensuite dénoncer le fait que ce dernier est confisqué par les extrémistes de la prévention, fermés à toute forme de collaboration. Ce genre de déclaration a été fait par les milieux alcooliers avant même le lancement du Programme national alcool (PNA), afin de saper un certain nombre de mesures structurelles avant l’heure, avec succès, hélas.
Plus près de nous, la conceptualisation par la Régie fédérale des alcools (RFA) des récents «Modules de formation concernant la remise d’alcool aux jeunes» 5 souffre de cette difficulté, de cette tension politico-diplomatique. Les acteurs économiques ont été invités à participer à la conception de ces modules. Du point de vue de leur contenu, de leur adéquation avec la réalité du personnel de service et de vente, c’est certainement une bonne chose. Ma crainte, fondée sur des pratiques dénoncées au plan international (voir en cela la publication «The seven key messages of the alcohol industry» EUCAM; février 2011 6), est que cette participation aux travaux conceptuels ne soit ensuite utilisée comme prétexte pour ne plus rien soutenir d’autre en matière de lois protégeant la jeunesse ou restreignant l’accès à l’alcool.
L’argument: «Nous collaborons déjà activement avec les milieux de la prévention, nous faisons notre travail, nous assumons nos responsabilités!». Alors que, en se donnant les moyens de respecter la loi, les milieux économiques ne font que leur devoir, rien de plus.
Ainsi, la prévention par le biais de mesures structurelles visant l’entourage (ligne directrice n°6) peut facilement être fragilisée politiquement. Les messages distillés à l’occasion du débat sur la révision totale de la Loi sur l’alcool sont révélateurs de cette attitude de blocage évoquée précédemment. L’USAM (Union suisse des arts et métiers) a publié un communiqué de presse pour diffuser les conclusions d’une étude affirmant que la publicité pour l’alcool n’exerce aucune influence sur la consommation des jeunes. Le tout émaillé de phrases comme: «Ces mesures restrictives ne se fondent pas sur des faits scientifiques (…)». Décidément, les milieux politiques et économiques, accrochés à un bénéfice financier à court terme, ne s’embarrassent pas d’éthique pour défendre leurs portemonnaies. Ils négligent pourtant totalement le fait que ces mesures structurelles préviennent de nombreux cas d’alcoolodépendance future, donc de coûts médicaux et sociaux très élevés. Là aussi des coûts, mais pour d’autres portemonnaies?
Les coûts de traitement sont pourtant déjà bien présents, mais ils ne sont pas vraiment supportés par les caisses maladie quand il s’agit de dépendance alcoolique! Peut-on espérer que la garantie de l’accès au traitement et à la prise en charge (ligne directrice n°4) soit un jour une réalité? Sur quel lobby politique pourrons-nous compter à l’avenir?
Peut-être qu’en incitant à une plus grande participation de la société civile (ligne directrice n°9), nous arriverons petit à petit à convaincre l’opinion publique que l’addiction est une maladie. Le rapport suggère sur ce point d’impliquer les acteurs de la société civile dans des activités de prévention et de réduction des risques.
Les clubs sportifs, les associations culturelles et de loisirs, les associations de quartier, sont des acteurs qui peuvent effectivement, dans leur contexte de vie, «faire de la prévention», même sans le dire ouvertement: l’écoute active, la solidarité, l’entraide sociale, la promotion de la santé, sont entre autres des démarches ayant un potentiel de prévention des problèmes d’alcool qui doit être dit, stimulé et promu. On peut ainsi facilement élargir le domaine d’application (ligne directrice n°3) de la prévention à toutes les addictions, avec ou sans substances. On peut aussi ainsi ancrer les approches de réduction des risques (ligne directrice n°5) dans les lieux et les moments où elles sont appropriées et bien comprises. Une fête de quartier sans alcool? Un match de foot ou de hockey de ligue locale durant lequel on ne sert que des bières légères? Un groupe de parents qui s’organise pour coordonner des transports nocturnes? La liste des possibilités est immense.
En implantant les approches de prévention au plus près des besoins des groupes de population, on incite à mettre en œuvre des approches différenciées en fonction des populations visées (ligne directrice n°8). Il est cependant de la responsabilité des professionnels du domaine d’encadrer toute démarche de repérage précoce, pour éviter que celles-ci dérivent vers des formes de normalisation ou/et de stigmatisation 7.
Ces spécialistes des addictions doivent pouvoir bénéficier de la meilleure formation de base et du meilleur perfectionnement professionnel possible. Augmenter les connaissances passe donc par plus de recherche, formation, monitoring et évaluation (ligne directrice n°9). On ne peut donc que se réjouir du fait que l’OFSP ait initié un monitorage des dépendances au niveau national. Diffuser les savoirs en matière d’addiction, et d’alcool en particulier, est aussi une nécessité. Ces savoirs ne doivent pas rester l’apanage des professionnels pointus des addictions. Pour que notre cause puisse réellement évoluer, pour que les problèmes d’alcool deviennent une priorité pour tous les acteurs du médical, du social, du psychologique, de l’éducation, etc. il faut intensifier les efforts de formation dans tous ces secteurs. Qui paiera pour cela?
Si les autorités politiques de ce pays visent les recommandations du rapport «Défi addictions», lequel revendique une politique cohérente (ligne directrice n°1), il faudra alors qu’elles s’en donnent les moyens financiers et politiques. L’argent se définit dans un budget. Quant au courage politique, on devrait le trouver dans les urnes… L’automne 2011 nous fera-t-il ce cadeau?
Je l’espère. Sinon, l’alcool sera dilué, non pas dans la politique des addictions, mais dans … la politique tout court.