septembre 2011
Jean-Félix Savary (GREA), Jean-Pierre Gervasoni (IUMSP)
Depuis plusieurs années, les autorités fédérales sont en quête d’un nouveau modèle pour penser la problématique «addiction» de manière globale. Cette préoccupation légitime fait suite à l’expérience des professionnels qui, sur le terrain, sont confrontés depuis longtemps au phénomène de la poly consommation. Si chaque produit a ses spécificités, aussi bien biochimiques que culturelles, la nécessité d’un cadre de référence commun se fait chaque jour de plus en plus pressante. C’est donc là une démarche qu’il faut saluer et encourager.
Pour ce faire, quoi de plus logique que de partir de l’existant. En l’occurrence, les 4 piliers de la politique drogues font figure de référence. Non seulement, c’est le modèle le plus discuté, mais probablement également le plus abouti, au vu des multiples débats qui ont présidé à sa conception, sa mise en œuvre et à la situation exceptionnelle à laquelle il répond. Ce n’est donc pas surprenant qu’il ait souvent servi de base à une réflexion transversale. C’est ce qui s’est passé avec le rapport Psychoaktiv.ch, qui étend le modèle aux autres substances, en le complexifiant.
Le rapport «Défi Addictions», quant à lui, adopte une orientation santé publique. La problématique sanitaire prend le pas sur les dimensions sociales et sécuritaires, plus présentes sur le terrain dans la politique drogues. Pourtant la réflexion transversale sur les addictions reste très souvent liée aux expériences de la politique drogues. Le débat sur le concept de «réduction des risques» appliqué aux autres domaines est là pour le prouver.
Aujourd’hui, tout le monde s’accorde pour dire qu’il nous faut développer un modèle qui intègre les différentes substances sans égard à leur statut légal, tout comme les problèmes d’addictions comportementales. Mais nous ne devons pas oublier que la cohérence doit aussi être recherchée à l’intérieur des différents domaines (drogues, alcool, tabac, jeux). À ce propos, un examen des développements récents de la politique drogues suisse laisse songeur. Vingt ans après son lancement officiel, le modèle des 4 piliers serait-il en danger?
En effet, la politique drogues de la Suisse, parfois vantée comme le parangon de la réponse publique à un problème complexe 1, ne constitue pas forcément un tout cohérent. À l’intérieur de ce que nous nommons la «politique des drogues illégales», de sérieuses divergences de pratiques se font jour, selon le canton ou le produit considéré. Y aurait-il discrépance entre le discours sur la politique drogues et sa réalité sur le terrain? Ne serait-on pas en train de «défaire» ce qui a patiemment été construit durant ces vingt dernières années? C’est la question que nous proposons de développer dans cet article, sans prétendre apporter des réponses définitives.
Lors des années quatre-vingts et nonante, les acteurs suisses ont réussi sur le terrain plusieurs percées significatives, qui ont permis d’accoucher de ce modèle original. Nous ne reviendrons pas ici sur cette histoire plusieurs fois racontée 2. Retenons cependant que la politique se dote d’un cadre souple mais cohérent qui permet, avec un pragmatisme assumé, de s’attaquer aux questions soulevées par l’urgence sociosanitaire et les dilemmes éthiques et moraux.
Face à des problèmes d’ordre divers, la Confédération s’engage résolument derrière le modèle des 4 piliers. Il s’agit de faire travailler ensemble des personnes qui ne partagent pas forcément la même vision du problème, voire même qui n’ont pas les mêmes objectifs. Ce modèle doit aussi s’adapter aux réalités locales fort différentes d’un canton à l’autre, ou entre régions linguistiques.
Pour arriver à le faire fonctionner sur le terrain, l’Etat fédéral va s’engager fortement, non seulement en octroyant des moyens aux acteurs, mais aussi par un rôle de coordination et de promotion active. C’est à cette époque que les groupes de coordination KDS 3 sont mis en place. Par l’échange et le dialogue, les cantons s’engagent dans un processus créatif de co-construction. Les séances et les discussions se succèdent, ce qui peut être vu comme une perte de temps. Cependant, petit à petit, les ponts se créent, les acteurs se comprennent, le respect se construit et la complémentarité devient plus claire pour chacun. Sans aller vers une cohérence sans failles des dispositifs drogues, on assiste alors à une convergence qui y ressemble, sous l’impulsion de l’alliance entre des professionnels engagés et des pouvoirs publics inspirés.
Au tournant des années 2000, de manière imperceptible, un changement s’opère. Le combat militant des acteurs de terrain laisse la place à une lutte politique acharnée pour un ancrage dans la loi des 4 piliers. Ce combat, finalement gagné en 2008, monopolise l’attention politique et médiatique. Par contre, l’urgence sur le terrain est moins visible, voilée par les succès engrangés et par les méandres parlementaires dans lesquels les projets successifs du Conseil Fédéral s’enlisent. La vision d’une politique drogues encore en construction demeure, mais sur le terrain, la dynamique change.
Un intérêt pour les politiques drogues qui s’effrite
Après son acceptation par le peuple, le modèle des 4 piliers semble ne plus devoir bénéficier du même soutien politique qu’auparavant. Les efforts pour l’ancrer dans la réalité sont nettement plus modestes que durant les années nonante. On pourrait croire que le texte d’une loi votée à une majorité des deux tiers peut à lui seul garantir le modèle des 4 piliers. Mais bien évidemment, il n’en est rien. C’est d’abord par le travail de tous les jours, entre les acteurs concernés, que cette politique se construit. Ces derniers ont besoin d’appuis et de considération pour remplir leur mission. La coordination et la concertation supposent des moyens disponibles pour les acteurs sur le terrain, afin de développer de nouveaux services et, répondre à des pratiques en évolution. Aujourd’hui, on peine à aller plus loin que l’existant. Pourtant, des nouvelles pratiques de consommation apparaissent et des populations nouvelles émergent. Avons-nous encore les moyens de développer des réponses adaptées au contexte actuel?
On pourrait aujourd’hui se demander si la Suisse soutient encore sa politique drogues, ou si elle n’a pas simplement tourné la tête pour regarder ailleurs. En effet, le choc des scènes ouvertes du début des années nonante avait fortement marqué les esprits. La question des drogues se trouvait alors au centre du débat public. Aujourd’hui, la tension est retombée et c’est tant mieux. L’opinion publique suisse, elle, se focalise sur d’autres sujets. Le baromètre des préoccupations des Suisses le montre bien. Alors que de 1992 à 1995, la question des drogues se trouvait dans le trio de tête des préoccupations des Suisses, elle a rétrogradé aujourd’hui au 18e rang, et elle semble devoir perdre du terrain année après année.
C’est bien évidemment une bonne chose. Une plus faible attention publique montre incontestablement que notre société apprend à mieux faire face aux problèmes engendrés par les drogues et que certaines des solutions proposées apportent des réponses satisfaisantes. Par contre, dans un contexte d’austérité généralisée des pouvoirs publics, cette situation a des conséquences. Une faible attention publique induit un faible investissement de l’Etat. La responsabilité des politiques sociales et sanitaires est cantonale. L’investissement de la Confédération sur ce terrain ne peut donc qu’être exceptionnel, dans une situation exceptionnelle. Ceci n’est plus le cas aujourd’hui.
On en arrive à la situation suivante. Une politique efficace a pu être mise en place grâce à l’engagement massif de la Confédération, lié à un contexte de crise. Une fois les réponses efficaces trouvées, la situation de crise disparaît en même temps que les finances nécessaires au fonctionnement du modèle.
Des ressources en régression au niveau fédéral
Au niveau fédéral, les temps changent et un double mouvement se fait jour. D’une part, on assiste à un recentrage de la politique de l’Office fédéral de la santé publique (OFSP) sur l’ensemble des produits psychotropes, en mettant l’accent sur les drogues légales. D’autre part, il faut déplorer une diminution régulière des ressources à disposition pour l’ensemble de la section «programme de prévention» qui chapeaute les différents services dans ce domaine.
Le recentrage de l’OFSP sur les drogues légales ne peut que rencontrer l’approbation de tous. S’attaquer aux problèmes principaux de santé publique, notamment en termes de mortalité, ne saurait être contesté. Par contre, la cure d’amaigrissement imposée par nos élus à la prévention ne s’explique que par un opportunisme politique qui frôle l’irresponsabilité. L’excellent rapport de l’Université de Neuchâtel 4, chiffre pourtant le retour sur investissement de la prévention. Selon ce rapport, un franc investi en rapporte entre 9 à 41, selon le domaine concerné.
Ainsi, le nouveau programme de réduction des déficits vient encore trancher dans ces faibles ressources, en ciblant spécifiquement notre domaine comme un «potentiel d’économies» importantes. Au final, c’est 8% du budget prévu qui devront encore être retranchés 5. Après les coupes successives de ces dernières années, on arrive gentiment dans le rouge, si nous n’y sommes pas déjà.
Vers une re-cantonalisation des politiques?
Le contexte de rigueur budgétaire extrême imposé, par le Conseil fédéral, à l’OFSP ou à l’OFAS, a aujourd’hui des conséquences que nous ne pouvons plus ignorer. Le retrait financier de la Confédération se fait ressentir de manière inquiétante. Il est significatif à cet égard de noter que les ressources attribuées à la mise en œuvre de la LStup, pourtant adoptée en votation populaire à plus de 68%, sont restées fort modestes. La Confédération n’a aujourd’hui plus les moyens de donner des directives claires aux cantons sur la mise en œuvre des ordonnances de la nouvelle loi.
Le problème n’est d’ailleurs pas uniquement celui de la Confédération. Du côté des cantons, un certain repli sur soi s’opère également. La diminution des placements intercantonaux en institution est révélatrice de cette tendance (de près de 50% en 1999, ce chiffre tombe à 27% pour 2010) 6.
Sans pilote et sans coordination au niveau national, les politiques cantonales reprennent leur chemin respectif et le modèle des 4 piliers prend le risque d’un étiolage progressif. Avec le retrait progressif de l’OFAS dans le financement des institutions et la mise en œuvre de la nouvelle répartition des tâches entre Confédération et cantons (RPT), les forces centrifuges augmentent et prennent le pas sur les forces centripètes, plus présentes dans les années nonante. Sur une question aussi complexe, un leadership fort est nécessaire. Il faut redonner les moyens à la Confédération pour assumer ce rôle.
Ceci est d’autant plus vrai que la situation continue d’évoluer sur le terrain. De nouveaux besoins se font jour, de nouveaux profils de consommateurs et de nouvelles pratiques nous interpellent. Comment allons-nous y répondre?
Dans un récent article, la question de l’adéquation entre offre et demande dans les structures bas-seuil offrant une aide aux consommateurs de drogues illégales est abordée 7. En effet, la population fréquentant les structures à bas-seuil s’est fortement diversifiée depuis l’ouverture de ces dernières. D’une part, il est toujours difficile d’atteindre les jeunes et les nouveaux consommateurs et d’autre part, on est en présence d’une population vieillissante d’usagers souvent en traitement de méthadone, pour qui la prise en charge ne semble pas optimale. Une réflexion au niveau national semble s’imposer pour réfléchir ensemble aux divers modèles et approches en cours dans les cantons.
De même, les modes de consommation et les produits consommés ont changé durant les vingt dernières années et une prise en charge globale s’avère de plus en plus nécessaire.
Dans un autre domaine, comme celui des consommations de substances légales et illégales en fin de semaine, de nombreux projets ont vu le jour en Suisse. Toutefois, on peut regretter l’absence d’un leadership fort au niveau national pour mieux coordonner et échanger autour des diverses options possibles dans un contexte impliquant des acteurs de nombreux secteurs, alors que, par ailleurs, les médias en font largement écho.
Finalement, au vu des situations de consommations de plus en plus complexes et multiples, les approches que certains cantons développent en termes d’indication au résidentiel ou les efforts faits pour aller vers des approches de casemanagement, mériteraient là aussi, un partage d’informations et un soutien au niveau national pour éviter de réinventer la roue.
En Suisse romande, le oui aux 4 piliers de tous les cantons pouvait faire croire à un changement durable des mentalités. Cette vision apparaît déjà comme un peu optimiste. Le nouveau concordat latin sur le cannabis, premier acte législatif produit après l’ancrage législatif des 4 piliers, semble en effet en contredire l’esprit.
Il est à cet égard significatif de suivre le processus dans le détail. Les professionnels, bien qu’ils en aient fait la demande, n’ont pas pu être intégrés dans le processus pour donner leur vision. Pourtant, la revendication de plus de cohérence sur le cannabis est une demande de longue date du réseau addiction. Avec plus de 70% des dénonciations concernant ce produit, il est capital de pouvoir développer une approche intercantonale, afin d’avoir un discours crédible envers la jeunesse.
Au final, le projet consacre un des 4 piliers, celui de la répression. Les trois autres piliers n’ont malheureusement pas leur place dans ce document. Et pourtant. Un concordat doit être voté par les parlements de chaque canton signataire. N’est-ce pas là une superbe opportunité pour poursuivre ensemble le dialogue social sur les drogues et la gestion des problèmes qui y sont associés?
La politique des 4 piliers est souvent prise comme modèle pour penser un cadre général de «politique des addictions». Cette vision est soutenue par l’ensemble des professionnels et doit être promue. Cependant, dans une vision «politique drogues», le plus important aujourd’hui semble plutôt de retrouver l’esprit de collaboration et de concertation que nous demandent les évolutions actuelles.
L’esprit de la politique des 4 piliers ne sera jamais acquis une fois pour toute. Cette posture qui conjugue des logiques différentes se (re)construit tous les jours sur le terrain, au fil des rotations de personnel et des nouvelles problématiques qui se font jour. L’ancrage législatif de ce principe était une étape nécessaire, mais elle ne saurait être suffisante.
Ce n’est que par un engagement renouvelé des acteurs à tous les niveaux que nous pourrons ancrer la politique des 4 piliers sur le long terme.