septembre 2011
Jean-Patrick Villeneuve (Unité Gouvernance Publique Internationale, IDHEAP, Chavannes-près-Renens)
En Suisse, l’évolution de la législation dans le domaine des jeux de hasard et d’argent a donné lieu à un système dual avec d’un côté, un monopole des loteries et des paris relevant de la compétence des cantons (soumis à la Loi fédérale sur les loteries et paris professionnels de 1923 (LLP) et au Concordat de 2006) et de l’autre, des casinos réglementés au niveau fédéral (soumis à la Loi fédérale sur les jeux de hasard et les maisons de jeu de 1998). Il s’agit donc de deux secteurs distincts avec leur dynamique propre. Le caractère dual du système s’observe également aux niveaux politique, économique, fiscal et social. Les casinos sont du ressort de la Confédération alors que les loteries relèvent des compétences cantonales. Il existe deux commissions de surveillance distinctes: la Commission fédérale des maisons de jeu (CFMJ) et la Commission des loteries et paris (ComLot). Les impôts prélevés sur les revenus bruts des maisons de jeu, selon un taux variant entre 40% et 80%, servent à financer l’AVS (405,9 millions de francs suisses en 2009) et pour les casinos de type B, le canton d’établissement (73,1 millions de francs en 2009). Quant aux sociétés de loterie, elles reversent leurs bénéfices à des associations culturelles, sportives et sociales d’utilité publique (544,6 millions en 2009).
Les programmes de mesures sociales de prévention du jeu excessif sont également différents. Les mesures des casinos sont limitées dans l’espace et dans le temps. Elles s’arrêtent «à la porte» du casino, c’est-à-dire que le joueur n’est pris en charge que le temps de son séjour dans l’établissement de jeu. Ces mesures sont les suivantes: information aux joueurs et prévention, détection précoce des personnes potentiellement dépendantes, formation du personnel chargé d’appliquer le programme, ainsi qu’interdiction de jeu et exclusion des joueurs à risque. En comparaison, le programme social des loteries a une portée plus générale. Outre des mesures de prévention, il comprend une taxe de 0,5% prélevée sur le revenu brut des jeux (RBJ) 1 affectée à la prévention et à la lutte contre la dépendance au jeu, ainsi qu’un usage modéré concernant la publicité pour des loteries.
Ce ‘modèle suisse’ présente une possibilité parmi d’autres de réguler le secteur des jeux de hasard et d’argent.
Les options de régulation dans le secteur des jeux sont nombreuses. L’on dénombre six critères principaux permettant de dresser une typologie des systèmes de régulation.
Le premier critère correspond au périmètre de la régulation, à savoir ce qui est considéré ou non comme un jeu de hasard. Une approche évalue (celle de la prépondérance) la proportion du hasard et de l’habileté qu’un jeu nécessite. La proportion la plus importante déterminera si le jeu est soumis, ou non, à la législation sur les jeux de hasard (France, Italie). L’autre approche (celle du tout ou rien) consiste à soumettre un jeu à la loi sur les jeux de hasard dès la moindre présence de chance susceptible de déterminer l’issue du jeu (Canada, Royaume-Uni).
Le second critère concerne la portée géographique de la régulation. L’un détermine un cadre pour tout un pays ou pour un sous-état (province, canton). Les états fédéraux penchent généralement pour une approche décentralisée (Suisse, Canada, Etats-Unis, Allemagne).
Le troisième critère correspond à la fragmentation ou non de la régulation: deux lois et régimes de régulation distincts pour les loteries et les casinos (Suisse, France, Royaume-Uni, Etats-Unis), ou une seule législation pour l’ensemble des jeux (Canada).
Le quatrième critère concerne la structure du marché. Certains pays interdisent par exemple tout simplement le jeu (Pakistan), alors que d’autres le réservent aux ressortissants étrangers (Cambodge). Les options principalement choisies sont le monopole (principale forme pour les loteries), les licences fermées avec un nombre prédéterminé de droits à distribuer (casinos suisses) et les licences ouvertes (paris sportifs au Royaume-Uni).
Le cinquième critère correspond aux mécanismes financiers. L’appropriation des bénéfices peut prendre la forme d’un impôt général (soit sur les mises, soit sur les gains) ou encore de diverses taxes d’opération. La redistribution de ces sommes peut aussi se faire de différentes façons: par le biais de l’Etat central (France, Canada), par une affectation à un objet particulier (AVS pour les casinos suisses, éducation ou santé pour les loteries américaines) ou encore, quoique plus rarement, sur le modèle des loteries suisses, directement à l’utilité publique.
Le sixième critère, quant à lui, concerne directement le jeu excessif. Les modèles de financement des programmes de prévention vont d’une taxe obligatoire (le 0,5% Suisse), à des formes de financement extérieures au secteur (lorsque l’argent provient directement de l’Etat).
Comme on peut le voir, il n’y a pas une seule voie possible pour la régulation du secteur des jeux de hasard et d’argent mais de nombreuses possibilités. Cependant, ces solutions nationales font toutes face à des défis qui sont, eux, de plus en plus internationaux.
En Suisse, le secteur des jeux est en pleine ébullition: I) dans un arrêté de septembre 2009, la Cour Européenne de Justice a limité les possibilités d’une ouverture complète, en Europe, du marché des paris sportifs en ligne; II) à la même période, les médias se sont fait l’écho d’un scandale international de paris truqués sur des matchs de football qui a touché plusieurs clubs suisses; III) en octobre, l’initiative «Pour des jeux d’argent au service du bien commun» a abouti; IV) en janvier, le Tribunal administratif fédéral a admis que les tactilos étaient des jeux de loterie et pouvaient être exploités par les sociétés correspondantes. Parallèlement, la Confédération a lancé un processus de réévaluation du cadre de régulation des loteries et des paris. C’est dans ce contexte que doivent se comprendre les grands défis auxquels fait face le secteur.
Dématérialisation de l’offre
Le plus grand défi au niveau international est le développement du jeu sur internet. Ces offres, pas toujours légales, sont peu réglementées et drainent des sommes importantes aux opérateurs légaux. Les réactions des différents pays face à cette situation sont très différentes. Aux États-Unis, les jeux d’argent en ligne sont en principe interdits, alors qu’en France un cadre réglementaire de légalisation est maintenant proposé pour contrecarrer le développement et l’attractivité de cette offre illégale en ligne. En Suisse, des jeux de loterie sont déjà offerts en ligne et le débat actuel tourne autour de l’ouverture des jeux de casinos sur internet. Un rapport fédéral propose l’ouverture d’une offre de jeux en ligne basée sur l’octroi de licences. La question demeure cependant posée: faut-il interdire le jeu en ligne ou le permettre? Quelle sera la meilleure approche pour combattre à la fois les dérives illégales et le jeu excessif?
Pressions pour une libéralisation au niveau européen
À plusieurs reprises, au cours des dernières années, la Cour européenne de justice a dû statuer sur des cas opposant des opérateurs de jeux nationaux, souvent en position de monopole, à des opérateurs internet, généralement localisés à Malte ou Gibraltar. Ces divers cas, se basant sur les clauses 43 et 49 du traité de l’Union, respectivement la liberté d’établissement et la liberté de provision des services, attaquent l’idée même de la légalité de ces monopoles dans le cadre européen et prônent le développement d’un marché libéralisé et paneuropéen.
Diverses décisions de la Cour européenne de justice ont favorisé l’adoption d’une règle européenne en faveur de la ‘libre circulation’ des opérateurs de jeu. Cependant, un jugement de la Cour de septembre dernier, le «cas portugais», a complété, pour ne pas dire modifié, la jurisprudence. Cette décision a posé les bases d’une prérogative nationale et non paneuropéenne, des paris sportifs en ligne. En l’absence d’harmonisation communautaire, il n’y a pas de reconnaissance mutuelle entre les Etats des licences de jeu octroyées au niveau national. Cette décision valide, jusqu’à un certain point, les droits exclusifs consentis à un opérateur placé sous le contrôle de l’État. D’autres décisions, au niveau national, ont depuis confirmé cette tendance. Les évolutions dans ce secteur, bien que limitées par cette dernière décision, continuent cependant d’exercer une forte pression pour une ouverture éventuelle du secteur à une plus grande européanisation. Quid de la Suisse dans un marché éventuel de centaines de millions de joueurs?
Consolidations des acteurs
Les défis de l’évolution du secteur des jeux sont aussi stratégiques. Le marché suisse, bien que très dynamique, demeure petit en comparaison internationale. Au niveau mondial, des groupes tels que Lottomatica (opérant dans plus de 50 pays), ou encore les grands groupes casinotiers américains, sont des conglomérats de plus en plus intégrés, et ce, à la fois verticalement et horizontalement. Ils développent une stratégie d’acquisition d’autres opérateurs de loteries, de sociétés développant des jeux ou de manufacturiers de machines à sous. Face à ces entités, quel poids peuvent avoir les opérateurs suisses? Les coûts fixes des opérations informatiques, ou encore de la sécurité, sont identiques que l’on s’adresse à quelques millions de joueurs ou à des dizaines, voire des centaines de millions ailleurs. À quand des solutions de jeux internationalisées et contractualisées par les Etats à des opérateurs internationaux? Les implications de tels développements sont cependant claires et soulèvent d’importantes questions de contrôle et de souveraineté.
Dérives illégales
Les dérives illégales dans le secteur ont toujours été présentes et sont sous-jacentes à la volonté même d’une régulation par l’État. C’est pour ces raisons que des directives et stratégies précises encadrent les opérations de tous les acteurs du secteur. Cependant, l’internationalisation et la dématérialisation du jeu ont rendu ces opérations et ces dérives encore plus complexes à contrôler et à identifier. Les nombreux cas récents de matchs truqués n’en sont que l’exemple le plus flagrant. Comment est-il possible, dans un pays européen, de contrôler les énormes flux d’argent pariés sur des matchs nationaux, souvent depuis d’autres continents? L’ampleur des sommes en jeu est colossale. Pour un match de 1re ligue anglaise, les mises peuvent même dépasser le milliard de francs. Ces problèmes sont un souci majeur pour le sport. Il en va de sa réputation et de l’intérêt même de cette activité. Ils sont cependant encore plus graves au vu des dérives criminelles consécutives, allant de gains illégitimes à de vastes opérations de blanchiment d’argent.
Le jeu excessif pose à tous les acteurs du système d’énormes questions quant aux équilibres à atteindre et aux mécanismes et structures à mettre en place. Historiquement, la question des enjeux sociaux s’est toujours posée en opposition aux retombées économiques. Avec l’accélération des dynamiques de ce secteur et leur internationalisation, d’autres éléments se doivent maintenant d’être pris en compte pour pouvoir faire face de manière crédible et efficace aux problèmes d’addictions. Comme plusieurs autres secteurs, celui des jeux est aux prises avec une offre qui s’est globalisée et un cadre réglementaire et politique qui demeure national. II est illusoire de penser que le développement d’un cadre national performant peut faire l’impasse sur les dynamiques qui animent ce secteur en Europe et dans le monde.