octobre 2010
Michel Graf, directeur d'Addition Info Suisse, Lausanne
Sous l’impulsion des nouvelles découvertes en matière de neurosciences, le débat sur les addictions et la manière d’en circonscrire l’étendue est à nouveau mis sur le tapis. À nouveau, car le concept de dépendances, dans les années nonante déjà, avait fait surgir une liste incroyable de produits dont on pouvait devenir dépendant, éclatant ainsi la simple logique des substances psychoactives en y ajoutant qui le sucre, qui le chocolat, et en y associant des comportements comme le travail ou le sexe. À cette époque-là déjà, on pouvait craindre que les amalgames faits ne soient préjudiciables à la cause que les professionnels du domaine veulent défendre: la souffrance humaine liée aux conséquences de la perte de contrôle et de liberté de choix.
Oui, les neurosciences mettent en évidence des mécanismes de régulation du système nerveux générant des modifications temporaires et d’autres de longue durée dans notre chimie cérébrale. Je renvoie ici les lectrices et lecteurs à des ouvrages plus spécialisés pour approfondir la question des récompenses naturelles, des taux de dopamine et des espaces synaptiques 1. Mon propos se situe ailleurs, non pas dans les définitions des addictions, qu’elles soient issues du DSM-IV ou V ou de la CIM-10, mais dans l’image que nous voulons, en tant que professionnels, faire passer auprès du grand public et des décideurs politiques à travers le discours que nous tenons sur les addictions. Selon moi, nous avons une responsabilité, un rôle à jouer dans les enjeux d’apprentissage sociétal 2 en la matière. Affirmer que tel ou tel comportement est une addiction n’est pas sans conséquences sur la manière dont le grand public et les autorités politiques, via les médias essentiellement, vont appréhender ensuite le sujet et considérer (pour ne pas écrire «juger») les individus qui sont directement concernés. Plus encore, à l’instar de la réflexion posée dans le récent rapport des trois commissions fédérales «Défi addictions» 3, les propos des milieux spécialisés – pourtant nuancés et précautionneux au plan scientifique, comme c’est le cas de cette publication – peuvent être instrumentalisés par les médias (ou d’autres milieux politiques et économiques) pour créer des amalgames douteux, et mettre dans le même sac l’alcool, l’héroïne et le tabac! Le mal est fait: si addiction = addiction, alors tout est comparable, tout doit être traité (dans tous les sens du terme?) de la même manière. Tout est soit excessif, soit banalisé. Plus aucune place pour la nuance, la différence, la différenciation n’est possible.
Si tout est addiction, ça fait quoi? Voici un florilège de possibilités, non hiérarchisées mais interdépendantes les unes des autres, forcément incomplet, forcément partial. Cynique aussi, parce qu’il porte un regard critique sur notre discours, sur notre posture, sur notre manière de nous mettre en scène publiquement, y compris lorsque c’est le fait du directeur d’une institution qui a choisi de porter depuis mai de cette année le nom d’Addiction Info Suisse 4 , et donc de relayer ce concept dans le grand public.
… ça fait peur
Jusqu’où iront-ils? À force de décrypter n’importe quel phénomène de société comme étant un comportement addictif, le spectre de la perte complète de maîtrise peut s’installer. On peut devenir accro à l’alcool, à la cigarette, à l’héroïne, ça on le savait. Au jeu, on veut bien le croire. Au travail, il faut presque le vouloir, pense-t-on. Mais à la nourriture, comment est-ce possible? Et là, les explications des professionnels du domaine sont peu convaincantes, surtout, elles sont nuancées. Les mécanismes qui conduisent un individu à l’addiction ne sont pas vraiment bien connus. Ils sont multifactoriels, ne dépendant pas que de l’individu concerné et impliquent aussi son contexte de vie. Alors quoi, un nouveau problème qu’on met au grand jour sans proposer de réelle solution? Sans médicament, sans thérapie? Sans financement par les caisses maladie, ou pire encore, un poids de plus pour les assurances sociales? Quelle sera la prochaine addiction que nous allons découvrir? Quelle substance ou quel comportement seront marqués du tampon «addict»? Les professionnels de la santé et du social exagèrent! Ils veulent nous faire peur pour qu’on ne développe pas des maladies qui coûtent à la société! Ce sont des hygiénistes, des moralisateurs, des «tue plaisir»!!! Alors, que répondre à cela? Doit-on avoir peur de l’addiction? Voulons-nous faire peur en parlant d’addiction? Où se situe le point de bascule entre plaisir et addiction, entre modération et abus? Comment expliquer ces concepts à la population, aux personnes concernées, à celles en situation de risque? Il y a encore beaucoup à faire en termes de relations publiques dans notre domaine.
… ça fait «soft»
Pour d’autres, si tout est addiction, alors, c’est que rien n’est grave, entend-on aussi. Ce n’est qu’une question de morale dominante, de contrôle étatique des individus, au nom de notre bien-être! Les technocrates de la santé nous veulent du bien, ils dramatisent tout, diabolisent tout, surtout les choses qui font plaisir! On ne peut plus boire un verre, on ne peut plus jouer au loto, sous prétexte que cela rend accro! Dès lors, certains médias font l’éloge des épicuriens qui, eux, savent prendre du plaisir même sans retenue. On donne largement la parole aux personnes qui fument et évoquent l’immense plaisir qu’elles ressentent ce faisant. On encense tel grand patron d’entreprise qui travaille jour et nuit et se contente de trois heures de sommeil par jour. On le prétend «accro au travail»? Mais en fait, quel exemple pour nos milieux économiques, quel engagement, quel don de soi! Tout cela est bien moins pire que les comportements d’abus, d’excès visibles, comme ces gens qui se biturent en pleine rue ou qui se shootent sur les places publiques, qui finissent aux urgences le weekend! Voilà le vrai problème: les abus, et non pas l’addiction, qui, elle, a le mérite d’être «soft», longtemps discrète, qui se développe sans faire de bruit ni gêner les voisins. Et puis, l’addiction, on peut la cacher, on peut créer des lieux d’injection, des centres pour ces individus.
… ça coûte cher
Bien sûr, de telles infrastructures coûtent cher. Mais, on l’a dit, l’addiction se développe dans la durée. Toutes les personnes qui en souffrent ne terminent pas dans un service de traitement. Et puis, même si on force le trait, cela touche peu de monde: la proportion des individus concernés se situe dans une fourchette entre 2 et 4% de la population adulte, quelle que soit l’addiction. Peu de monde, donc, mais dont le coût par individu est élevé. Et dès lors…
… ça stigmatise
C’est vrai, ça! Ces gens-là nous coûtent cher, alors qu’ils pourraient bien, comme la majorité, maîtriser leur comportement! Le font-ils exprès? N’ont-ils pas assez de volonté? Ne devrait-on pas leur faire payer seuls le coût de leur addiction? Quoique. Si addiction = addiction, alors les personnes qui fument devraient, elles aussi, payer les coûts des maladies dues au tabagisme: toujours d’accord de les laisser payer seules? Pousser la comparaison trop loin, c’est traiter les fumeuses et les fumeurs de toxicos. C’est un peu ce qui a été fait lorsque, en guise d’illustration de mise en garde sur les paquets de cigarettes, on a mis une image de seringue pour évoquer l’addiction 5. Erreur de communication regrettable, à mes yeux. Quel message positif, porteur d’espoir, mobilisateur, donne-t-on à une personne qui fume en induisant que son addiction est comparable à celle d’un héroïnomane? Comparaison n’est pas raison!
… ça excuse
Si l’addiction est une maladie ayant un fondement dans notre chimie cérébrale, alors on n’y peut rien! En plus, on ne sait pas pourquoi on devient accro, ni vraiment comment et si on peut en guérir totalement. Cette «excuse», on la connaît bien et depuis longtemps dans le domaine de l’alcool et des drogues. Comment dès lors responsabiliser et motiver au traitement les individus concernés, si tout est addiction? De moins en moins simple à expliquer.
…ça réduit à ça
L’addiction n’est qu’une facette des problèmes de consommation et de comportements addictifs. Le terme générique «addiction» a ceci de pratique qu’il regroupe toute une famille de phénomènes ayant au moins un enjeu semblable: celui de la perte d’autonomie du sujet par rapport à un produit ou un comportement, caractérisée par la souffrance de la personne et les changements de son rapport au monde (définition proposée par le GREA 6). Or, cette perte d’autonomie peut se traduire par de graves intoxications, des maladies associées, des violences, des accidents, de la désinsertion sociale, etc. qui se manifestent très différemment selon que l’on parle d’alcool, de jeu, de sexe ou de cocaïne, par exemple. Ainsi, il est indispensable d’associer systématiquement au concept de l’addiction celui de la consommation ou du comportement problématique pour élargir la réflexion. Cela fait belle lurette que ce fait est acquis dans le domaine de la prévention auprès des enfants et adolescents. Il reste encore beaucoup de chemin à faire pour que cela soit ancré dans les logiques politiques.
… ça braque
Développer des approches politiques cohérentes sur la base du postulat que «tout est addiction» rend le travail de lobbying encore plus difficile. Bien entendu, nous visons à expliquer que, s’il y a des similitudes entre les produits et comportements, il y a aussi – et surtout – des différences. C’est d’ailleurs un message central du rapport «Défi addictions». L’ancrage social et économique, la dangerosité intrinsèque du comportement, la toxicité du produit, tout cela compte! Mais l’amalgame addiction = addiction demeure. Et il est facile de détruire une approche structurelle ciblée sur l’alcool en dénonçant les prétendus excès de zèle de la politique fédérale «anti-tabac». Tout comme le débat sur la dépénalisation des drogues pâtit de ce même biais: tout mettre dans le même panier et comparer l’incomparable.
… ça nécessite d’expliquer encore et encore
Or, n’est-ce pas nous, professionnels des addictions, qui avons voulu mettre en avant le terme addiction dans le débat public et politique? C’est à nous en tous les cas de corriger ces fausses images, d’expliquer encore et encore que si beaucoup de comportements et substances ont un potentiel addictif, tous ne se ressemblent pas au point d’être abordés politiquement ou thérapeutiquement de manière identique.
Les TCA sont-elles des addictions? Je crois pour ma part que la réponse à donner ne doit pas seulement se fonder sur les critères scientifiques. Elle doit impérativement inclure des éléments de la réflexion – certes lacunaire – que je propose ici, afin de contribuer au processus d’apprentissage sociétal que nous avons le devoir de constamment nourrir et faire évoluer.