octobre 2010
Alain Perroud, psychiatre, Clinique Belmont, Genève
Les troubles des conduites alimentaires (TCA) regroupent diverses entités cliniques, au premier rang desquelles nous connaissons tous l’anorexie mentale et la boulimie qui représentent à elles deux près de la moitié de ces pathologies. L’autre moitié est représentée par ce qu’on a coutume d’appeler aujourd’hui les Troubles des Conduites Alimentaires Non Spécifiés (TCANS) au sein desquels le succès médiatique de l’hyperphagie boulimique l’a fait connaître un peu mieux que les autres. Les autres TCANS sont essentiellement des formes infracliniques de l’anorexie ou de la boulimie ayant un impact sur la vie psychologique et sociale des sujets quasiment comparables au syndrome complet, ou des manifestations très marginales et particulières telles que des vomissements psychogènes ou une tendance à mâcher sans avaler les aliments, par exemple.
Le point commun, et c’est essentiel dans la classification actuelle des troubles alimentaires, c’est le désir de contrôler son poids en contrôlant son alimentation. Si on revient au modèle de conceptualisation le plus validé actuellement, ce souci extrême de contrôler son poids et sa silhouette découle directement du fait que l’aspect physique représente aujourd’hui pour beaucoup de femmes des sociétés modernes un élément essentiel de l’estimation de leur valeur personnelle.
Cette étiopathogénie commune des troubles des conduites alimentaires (TCA) conduit, donc, à les considérer comme un groupe de troubles à part entière, relativement uniformes dans leur fonctionnement, quoique diversifiés dans leurs manifestations cliniques. C’est aujourd’hui la position, par exemple, du Pr. Fairburn à Oxford qui milite pour qu’on cesse de morceler les TCA en diverses sous-entités cliniques, dans la mesure où les modes de fonctionnement et par conséquent les procédures thérapeutiques sont similaires pour chacun de ces troubles.
Cet argument fait ressortir que les TCA sont sur ces points différents de la plupart des addictions, puisque dans les addictions le moteur principal est l’impulsivité, laquelle est renforcée par un besoin irrépressible d’atténuer une souffrance psychologique par un passage à l’acte plus ou moins dommageable. C’est toutefois un débat pertinent dans la mesure où l’on retrouve essentiellement dans la boulimie et l’hyperphagie boulimique des comportements impulsifs qui répondent tout à fait à cette définition. L’étiopathogénie n’est pas la même, mais une part de la symptomatologie se recoupe donc assez nettement avec les addictions.
Selon un des modèles classiques de l’impulsivité (UPPS), on distingue 4 composantes : l’Urgence (tendance à vouloir apaiser rapidement les affects négatifs), le manque de Persévérance (tendance à ne pas aller au bout des actions), le manque de Préméditation (tendance à mal anticiper les situations problématiques) et la recherche de Sensation (tendance à avoir besoin de fortes stimulations). Dans la phase de passage à l’acte et de crise de la boulimie, les jeunes filles qui en souffrent ont un comportement impulsif en grande partie lié au besoin d’apaiser une tension. À la différence de certaines addictions, la recherche de plaisir ou la recherche de sensations reste modestement impliquée et l’anticipation qui est faible dans les addictions est plutôt importante dans ces troubles. Quant à l’anorexie restrictive, elle ne répond à aucun de ces critères. Ce sont là des différences qui méritent d’être soulignées.
Pour mémoire et afin de cerner clairement les entités cliniques, nous pouvons donner quelques définitions claires de l’anorexie. Ce trouble se caractérise principalement par un état de maigreur avec un indice de masse corporelle inférieur à 17,5 pour un adulte ou une perte de poids d’au moins 15% du poids d’équilibre du sujet. Cette perte de poids est volontaire et délibérée et associée donc à des manœuvres pour réduire les apports caloriques et/ou augmenter les dépenses. La perception de l’image du corps est très souvent faussée chez ces personnes. Leur tendance à percevoir pour elles-mêmes un poids supérieur à la réalité contraste avec leur aptitude préservée à évaluer correctement le poids des autres personnes. Cette caractéristique existe aussi dans la boulimie mais elle est moins systématique et, surtout, moins radicale. À l’inverse, l’aménorrhée qui a longtemps été un des symptômes clefs de ce trouble, se voit aujourd’hui de plus en plus contestée par les nosographes. Ce symptôme devrait être écarté dans les versions ultérieures du DSM et de la CIM du fait qu’il est très inconstant et n’a guère d’intérêt clinique et pronostique.
Quant à la boulimie, la définition de ce trouble repose essentiellement sur la présence de crises d’hyperphagie, lesquelles se caractérisent par l’ingestion massive de nourriture dans un délai réduit. Ces crises sont nécessairement suivies de comportements compensatoires au premier rang desquels se trouvent les vomissements. Cependant, on peut citer aussi l’usage et l’abus de laxatifs, ou encore de diurétiques ou l’hyperactivité physique. Ce trouble s’assortit, par ailleurs, d’une tendance à attribuer à son poids, à sa silhouette et à la capacité de contrôler son alimentation une valeur importante dans l’estime de soi.
L’hyperphagie boulimique se différencie essentiellement de la boulimie par son absence de comportements compensatoires, ce qui explique que ce trouble est fréquemment associé à un surpoids, voire une obésité. On considère actuellement que deux crises par semaine sont nécessaires pour remplir les critères de ces pathologies, mais la tendance à venir sera de ramener ce critère à une crise par semaine probablement, puisque les études démontrent que la souffrance personnelle des sujets et l’impact sur leur vie psychologique et sociale sont à peu près les mêmes avec une ou deux crises par semaine. Le dernier critère pour ces troubles repose sur le fait qu’ils évoluent depuis au moins 3 mois. En deçà de cette période, le diagnostic doit être réservé.
Pour ce qui est du mode de fonctionnement de l’anorexie, son lien avec les addictions semble encore plus éloigné que celui de la boulimie. Le comportement de restriction qui en est le symptôme central n’est animé ni par un certain degré d’impulsivité, ni par la recherche de la satisfaction immédiate d’un besoin ou d’un plaisir.
Dans l’ensemble des pathologies alimentaires, le sex-ratio est extrêmement tranché. On retrouve, selon les études, entre 85 à 95% des sujets féminins souffrant de ces troubles, ce qui est là encore une différence notable avec les comportements addictifs où le sex-ratio est beaucoup plus équilibré.
Il existe par ailleurs des facteurs de prédisposition et des traits de personnalité qui ont été beaucoup mieux inventoriés ces dernières années. Ils contribuent à comprendre le mode de fonctionnement de ces pathologies et guident pour une grande part les traitements actuels. Qu’on prenne l’une ou l’autre de ces pathologies, le déficit majeur de l’estime de soi est le trait le plus souvent retrouvé chez toutes ces personnes. Il a un caractère à la fois spécifique et significatif. Ce point est d’ailleurs à mettre tout au sommet de la hiérarchie des facteurs de prédisposition.
Il s’y ajoute, et là encore de façon très spécifique et significative, une tendance au perfectionnisme et un très haut niveau d’exigences personnelles. Cette particularité se manifeste entre autres par un mode de pensée dichotomique très marqué. Ces personnes ont donc tendance à fonctionner en «tout ou rien» et en «tout, tout de suite». C’est plus particulièrement le cas lorsque des crises et/ou des vomissements sont présents. Cet aspect les rapproche des conduites d’addiction. Le dernier trait, moins spécifique mais tout autant significatif, est le tempérament anxieux très fréquemment retrouvé dans les études au titre des caractéristiques préalables des sujets.
On peut conclure de ces données que le traitement des troubles des conduites alimentaires relève de spécificités particulières et les nouvelles directions de recherche actuelle dans ce domaine prônent une prise en charge a priori plutôt de type comportementale et cognitive. En effet, cette approche est celle qui a le mieux démontré son efficacité dans ces pathologies, bien que l’écart entre les sujets traités et non traités reste peu important et que son efficacité reste mal démontrée dans l’anorexie mentale. Il est à noter que pour cette pathologie les seules études, véritablement probantes, sont celles portant sur les thérapies de famille, a priori d’orientation systémique, lesquelles seraient les plus adaptées dès lors que la personne souffrant d’anorexie a moins de 19 ans et que son trouble évolue depuis moins de trois ans. Dans ces conditions, on trouve un niveau d’efficacité supérieur aux autres méthodes.
Depuis 2003, un modèle d’approche transdiagnostique a été proposé et évalué par Fairburn et semble très prometteur. Il dérive des techniques de la TCC dont il est une forme améliorée («Enhanced Cognitive Behavior Therapy»). Les premiers résultats tendent à prouver la pertinence d’une thérapie centrée sur les symptômes communs à tous les TCA (restrictions, estime et image de soi, perfectionnisme, régulation des émotions, relations interpersonnelles). Ils confirment implicitement l’hypothèse de cette équipe: les TCA sont des variantes cliniques d’une seule et même pathologie mentale. Ils doivent être considérés comme une entité nosographique particulière et relèvent d’une prise en charge spécifique.
Ce propos serait incomplet si on ne faisait pas part, ici, du fait que ce courant de pensées et de pratiques s’oppose à une autre école. Cette dernière tend à souligner, au contraire, les différences importantes entre les TCA. Par exemple, elle s’insurge contre l’idée de conduire de manière identique la démarche de soin d’une jeune femme terriblement maigre, hypercontrôlée et peu consciente de sa maigreur et celle d’un homme obèse ayant fait de nombreuses tentatives de régime sans succès et qui perd le contrôle de son alimentation chaque fois qu’il est en difficulté.
Si on se place maintenant sous l’angle émotionnel, les TCA apparaissent nettement plus en lien avec les mécanismes de l’anxiété que, par exemple, ceux des troubles de l’humeur ou l’agressivité. Les comportements d’évitement des aliments caloriques, la peur panique de prendre du poids même lorsque celui-ci est très faible, les rituels autour de la nourriture ou encore le besoin de se contrôler parfaitement en toutes circonstances sont autant de manifestations de cette tendance anxieuse. Les personnes souffrant de TCA ont très souvent des troubles anxieux associés. Ces troubles peuvent avoir précédé le trouble alimentaire ou apparaître comme une complication ultérieure mais les études rétrospectives tendent à montrer que le tempérament anxieux est un des facteurs de prédisposition les plus significatifs. Face à cette notion très claire, certains auteurs ont proposé de placer les TCA au sein des troubles anxieux plutôt que de leur faire une place à part. Ils pourraient, en effet, cohabiter aisément avec l’anxiété généralisée, les phobies spécifiques ou les TOC.
Pour d’autres, enfin, on pourrait assimiler ces pathologies au groupe des Troubles Somatoformes, au côté de l’hypocondrie ou de la dysmorphophobie.
On peut s’attendre donc à de sérieux remaniements de la nosographie dans les années prochaines mais il est peu probable qu’on atteigne au consensus idéal dans le DSM-V ou la CIM 11 en gestation pourtant depuis plus de dix ans.
En résumé, les TCA offrent une grande variété de formes cliniques sur un fond commun pourtant très délimité et particulier. Leurs traitements sont encore mal codifiés et la recherche y est très active au sein des équipes du monde entier. C’est un champ captivant de la psychiatrie moderne pour toutes ces raisons. Il reste plein d’incertitudes mais aussi de promesses pour l’avenir. Traiter une personne souffrant d’anorexie, de boulimie ou d’un TCANS nécessite de la part des soignants un investissement intense en termes d’implication personnelle et d’inventivité. C’est ce qui contribue à rendre ce travail si passionnant.