octobre 2010
Magali Volery, psychologue et diététicienne, coordinatrice du Centre de Consultations Nutrition et Psychothérapie, Genève
L’insatisfaction corporelle ne touche pas que les personnes souffrant d’anorexie et de boulimie, la préoccupation du poids est omniprésente dans notre société. Près de la moitié des Européens aimerait être plus mince. En Suisse, chez les 14-17 ans, 62% des filles souhaitent maigrir et 77% se trouvent trop grosses (Narring N. & al. 2004). Chez les adultes (OFS 2004), 35% de la population est insatisfaite de son poids. En France, parmi les femmes de poids normal, 51% suivent un régime et parmi les femmes en excès de poids non obèses, 64% sont au régime parce qu’elles se trouvent trop rondes (Hubert A. & al. 2004).
Le régime amaigrissant est la réponse la plus populaire pour perdre du poids 1. Modifier intentionnellement et souvent temporairement ses habitudes alimentaires pour perdre du poids est la porte d’entrée la plus classique pour tomber dans un trouble alimentaire. Depuis les années nonante, les données scientifiques sont sans équivoque: face au surpoids, en suivant un régime, même équilibré, seuls 5 % des gens arrivent à perdre 5% de leur poids au-delà de cinq ans (Anderson J.W. & al. 2001; Douketis J.D. & al. 2005; Neumark-Sztainer D. & al. 2007; Phelan S. & al. 2003; Sacks F. & al. 2009; Summerbell C.D. & al. 2009). Les régimes sont inefficaces pour perdre du poids à long terme. La pratique des régimes amaigrissants favorise la prise pondérale et aggrave, voire induit des troubles du comportement alimentaire. Suivre un régime peut aussi avoir des conséquences sur la génération suivante. Les mères au régime ont plus de risque d’avoir des enfants présentant des troubles alimentaires ou des problèmes d’obésité.
Promouvoir l’abandon des régimes amaigrissants auprès de la population et des professionnels est un message de santé publique de lutte à la fois contre les troubles alimentaires et l’obésité.
Le canton de Genève, en suivant l’avis d’un ensemble d’experts, s’est engagé à diffuser un message pour remplacer les régimes amaigrissants par une bonne hygiène de vie: «Maigrir fait grossir» est l’un des slogans du programme «Marchez et mangez malin!» du Plan cantonal de promotion de la santé et de prévention, coordonné par le Département des affaires régionales, de l’économie et de la santé et soutenu par Promotion Santé Suisse. Le message est accompagné de la mention: «Les «régimes-miracle» font grossir à long terme dans 95% des cas à cause de l’effet «yo-yo». En faisant un régime, on perd du poids. Dès l’arrêt du régime, on reprend davantage de poids. En cas de surpoids ou d’obésité, les «régimes-miracle» ne sont pas une solution. «Marchez et mangez malin!» est une bien meilleure solution »
Les effets visés par ce message sont, d’une part, de limiter la pratique de régimes amaigrissants au niveau individuel, et d’autre part, de diminuer l’offre de régimes amaigrissants, notamment celle des professionnels qualifiés, pour contribuer à l’amélioration de notre cadre de vie (Débenay E. & al., 2007).
L’exemple du canton de Genève est éloquent, la prévention de l’obésité en Suisse pourrait inclure davantage de messages essentiels pour lutter contre la préoccupation du poids et l’insatisfaction corporelle, communes à l’obésité et aux troubles alimentaires.
En revanche, les messages classiques des programmes de lutte contre l’obésité comme: «Manger cinq fruits et légumes par jour» ou «Pour votre santé, éviter de manger trop gras, trop sucré, trop salé» questionnent certains spécialistes 2. Diffuser de tels messages ne reviendrait-il pas à encourager l’ensemble de la population à contrôler son alimentation, voire à se restreindre?
Il a été clairement décrit que, chez des sujets préoccupés par leur apparence physique, contrôler et restreindre son alimentation peut induire des sentiments de restriction et de frustration. Ce qui peut entraîner, à plus ou moins long terme, des troubles alimentaires tels que compulsions alimentaires, grignotages intempestifs, hyperphagie boulimique ou crises de boulimie (Fairburn, C. G. 1997). Les fluctuations pondérales qui résulteraient de ces comportements de restriction aboutiraient à aggraver l’épidémie d’obésité et tiendraient un rôle contre-productif par rapport aux objectifs des experts en prévention, tant pour l’obésité que pour l’anorexie ou la boulimie.
Essentiel à relever, il existe des actions de prévention efficaces et validées pour lutter à la fois contre les troubles alimentaires et le surpoids.
Une équipe américaine au Texas, sous la direction d’Eric Stice (Stice E. & al. 2008) a développé une méthode auprès des adolescents dans les établissements scolaires, efficace en termes de changement d’attitude et de comportement. L’objectif est de réduire le risque actuel ou futur de troubles du comportement et de surpoids. L’intervention est constituée de 4 séances d’une heure ou de 2 séances de deux heures en groupe de 6 ou 8 participants, à raison d’une séance par semaine sur un mois, centrée autour de la remise en cause de l’idéal de minceur de la société. Des exercices verbaux, écrits et comportementaux (création de slogans, d’affiches, par exemple), réalisés pendant et entre les séances ont pour objet de produire une dissonance cognitive réduisant l’intériorisation de l’idéal de minceur et orientant les participants vers l’intégration d’un idéal de santé. Suite à ce programme, les participants ont présenté une réduction de l’internalisation de l’idéal de minceur, de l’insatisfaction corporelle, des symptômes boulimiques et des risques de surpoids, en adoptant des comportements de contrôle de poids adaptés, et cela maintenu au-delà d’un an après l’intervention.
Ce modèle d’intervention est basé sur la théorie de la dissonance cognitive de Festinger. Cette théorie postule que si un individu réalise librement des actions non conformes à ses croyances, cela produira un conflit interne et une remise en question de ses croyances. Il s’agit de produire une dissonance en réalisant des actions ou en développant des arguments allant à l’encontre de l’idéal de minceur véhiculé par les médias. Il n’est pas fait mention des troubles alimentaires eux-mêmes, étant donné qu’il a été démontré que l’apport d’informations sur les problèmes a un effet contre-productif. De telles interventions ont déjà été utilisées pour le sevrage tabagique et seraient utilisables dans d’autres champs de la prévention, comme la prévention du suicide ou l’abus d’alcool ou de drogues, par exemple.
Les interventions préventives de type didactique donnant des informations sur les troubles alimentaires (Mann T. & al. 1997) peuvent engendrer ou aggraver les troubles. Le fait de citer des moyens de contrôle du poids peut avoir un effet incitatif, provoquer une augmentation des préoccupations corporelles, rendre le trouble attractif ou encore produire une banalisation des comportements en question.
Les programmes de prévention non spécifiques aux troubles des conduites alimentaires et centrés sur le développement des compétences transversales, ont démontré leur efficacité. Ainsi des ateliers d’affirmation de soi, de résolution de problèmes, de prise de décision, de relations, permettent de renforcer l’autonomie et les capacités d’action des individus. Avec ce type d’interventions, on cible l’amélioration de l’estime de soi, de la gestion des émotions et des facteurs de résilience des jeunes.
En école primaire, trois axes pourraient être développés:
Aujourd’hui, parmi les professionnels de la santé, il y a un clivage: d’un côté, les troubles alimentaires et les médecins-psychiatres, de l’autre côté, l’obésité et les médecins-somaticiens. De plus, on constate aussi un fossé entre les spécialistes de la promotion de la santé et les spécialistes du traitement. Développer une passerelle entre les professionnels de ces réseaux permettrait d’initier des réflexions communes et de créer de nouvelles idées.
Former et informer les professionnels est essentiel. La prévention des troubles alimentaires et du surpoids doit être de plus en plus intégrée aux formations de base des professionnels de la santé, du social, de l’éducation, du sport et de la restauration, afin que les connaissances et les pratiques des professionnels soient en adéquation avec les données scientifiques et contribuent à la diffusion des messages-clés.
Si vous êtes parents, donnez l’exemple, mangez et bougez régulièrement, prenez plaisir à partager des moments conviviaux à table. Si vous êtes préoccupés par votre apparence physique ou que vous valorisez souvent ouvertement la plastique des tops modèles à la télévision ou dans les magazines, cela témoigne de l’importance que vous accordez à l’apparence physique qui est un facteur de risque de développer un problème de comportement alimentaire.
Lors des visites de santé dans les écoles, contrôler le poids et la taille d’un enfant et signaler un surpoids ou une obésité est un acte intégré dans les pratiques quotidiennes. Percevoir une insatisfaction corporelle ou une obsession de la minceur nécessite davantage de temps et d’écoute. L’observation de comportements inquiétants récurrents doit nous alerter.
Il existe un questionnaire très court, le SCOFF, élaboré par une équipe de chercheurs à Londres permettant de déceler rapidement un problème de comportement alimentaire. Facile à utiliser, il pourrait être intégré dans les visites de santé systématique du cycle d’orientation, ou dans les clubs sportifs.
Aujourd’hui, la prévention de l’obésité est une priorité de santé publique. En 2002, l’Organisation Mondiale de la Santé a été jusqu’à qualifier l’obésité d’épidémie, alors qu’à priori c’est une maladie non contagieuse. La prévalence de l’obésité en Suisse est de 10 à 15% de la population, environ une personne sur dix présente une obésité. En France ou dans d’autres pays européens, les taux sont aux environs de 20% alors qu’aux Etats-Unis, certains Etats affichent une prévalence jusqu’à plus de 30%, une personne sur trois souffre d’obésité. Ces chiffres alarmants ainsi que l’impact connu de l’obésité sur les maladies cardio-vasculaires, le diabète et certains cancers ont orienté l’utilisation de fonds publics pour lutter contre cette problématique de santé.
Le taux de personnes souffrant de troubles alimentaires est bien en-dessous des chiffres de l’obésité. C’est pourquoi il est rare de voir les pouvoirs publics financer des actions de prévention ciblant directement l’anorexie ou la boulimie. Dans ce contexte, l’accès à des financements, pour la prévention des troubles alimentaires, pourrait être possible en s’associant à la prévention de l’obésité. Avis aux professionnels et aux décideurs!
Il est essentiel de communiquer l’avancée des recherches dans le champ de la prévention pour que les acteurs soient informés, de même que les pouvoirs publics, afin de favoriser le financement et la mise en place d’actions efficaces validées. Il s’agit d’un domaine à investir davantage afin de permettre une réduction de l’incidence des troubles de l’alimentation et du surpoids.
Dans le cadre de la mise en œuvre d’interventions de promotion de la santé et de prévention des troubles alimentaires et du surpoids, certains axes sont à travailler en priorité:
Les résultats apportés par les programmes fondés sur la dissonance cognitive en font un modèle de prévention qui gagnerait à être utilisé pour d’autres actions visant la modification des attitudes et des comportements comme la réduction du tabagisme, de l’abus d’alcool, des rapports sexuels non protégés, etc.
Le développement de projets permettant de prévenir l’obésité tout en réduisant le risque de troubles alimentaires serait à considérer comme une priorité.