octobre 2010
Jean-Marie Coste, coordinateur traitement jeu excessif à la Fondation Neuchâtel Addictions
Personne ne sait exactement quand a été inventé le gambling, c’est un peu comme la musique, cela existe depuis la nuit des temps. On attribue toutefois les origines du gambling à l’utilisation des osselets. Les osselets étaient avant tout utilisés dans les arts divinatoires, ils permettaient de sonder la volonté divine. L’inconvénient avec les osselets, c’est que le lancer n’est pas tout à fait équitable vu l’asymétrie des faces. Les dés vont alors leur succéder et apparaître entre deux et trois mille ans avant J.-C.
Les deux spécificités des JHA, à savoir aléa et argent (ou espérance de gains), sont évoquées dans l’Antiquité. Aristote disait déjà, à propos de l’argent, que le désir est sans limite! Derrière le fantasme de la prospérité se tapit l’angoisse de la ruine et du désœuvrement. Dans la pratique des JHA, l’homme se confronte en permanence à la dialectique de la prospérité et de la ruine.
La confrontation à l’aléa fait référence à une relation animiste que nous entretenons avec notre destin par le biais de notre «pensée magique». Cette confrontation au destin associée au risque de tout y laisser (son argent et peut-être ainsi sa vie) renvoie pour certains au concept d’ordalie, concept qui a également été proposé pour la compréhension de l’addiction aux substances. La conduite ordalique est définie comme le fait pour un sujet de s’engager de manière plus ou moins répétitive dans des épreuves comportant un risque mortel. Cette «interrogation» du jugement divin se retrouvera au Moyen Âge dans les provocations en duel afin de régler un litige ou aujourd’hui encore dans des pratiques tribales où le sorcier ordonne l’ingestion d’un poison aux suspects afin d’élucider un problème (le coupable succombera au poison, l’innocent pas). Lorsqu’on se l’impose à soi-même, cette épreuve non prévisible, exalte paradoxalement la sensation d’exister, et redonne pour un temps du sens à la vie. En quelque sorte, on jouerait avec la mort pour mieux rebondir dans la vie!
Au Moyen Âge, l’Eglise fustige le jeu qu’elle considère comme un péché. À l’époque de Charlemagne, où le jeu de dés passionnait les fidèles et pouvait déjà ruiner des familles, l’Eglise catholique se prononcera en interdisant les jeux de hasard lors du concile de Mayence en 813. Au XVe siècle, Savonarole et Saint Bernardin de Sienne dénoncèrent le jeu en tant que pratique hérétique. On brûlait les cartes à jouer et les dés, au même titre que certains livres ou autres «objets de vanité» (miroirs, robes…). Derrière la pratique des JHA se cache l’invocation de Dieu à qui l’on demanderait de nous venir en aide en influençant le tirage. L’Eglise condamne ainsi les jeux de hasard sur l’interprétation du troisième commandement «tu ne prononceras pas le nom de l’Eternel ton Dieu en vain». On peut aussi considérer que le jeu représentait un objet d’idolâtrie qui détournait de la foi chrétienne («tu n’auras pas d’autres dieux devant ma face»).
La condamnation des JHA par l’Eglise et leur interdiction par l’Etat monarchique ne paraissent pourtant pas avoir freiné leur expansion, au point qu’en 1776, ce même Etat devient opérateur de jeux (création de la Loterie Royale de France) afin de renflouer les caisses. Cette démocratisation du jeu permettra de toucher à plus grande échelle les couches laborieuses.
L’accroissement de l’offre de jeux engendre inévitablement des problèmes sociaux qui éveillent régulièrement l’inquiétude des politiques, philosophes ou religieux. Du coup, les périodes d’exploitation des jeux alterneront avec des périodes d’interdiction, et ceci jusqu’à aujourd’hui. L’Etat, mais aussi l’Eglise bénéficieront tout au long de ces siècles de l’apport des jeux d’argent qui permettront, entre autres, la restauration de nombreux bâtiments.
Le hasard est un mot qui provient de l’arabe et qui a d’abord signifié jeu de dés. Ce n’est que tardivement, suite au développement des sciences modernes, où l’on associe un effet à une cause (compréhension rationnelle des phénomènes), que sa définition sera comprise comme un événement non prévisible, sans cause apparente. Autrefois, il était considéré le plus souvent comme un événement derrière lequel se cachait une volonté divine.
C’est au XVIIe siècle que sont apparus les premiers casinos. Bénéficiant des connaissances récentes liées à la discipline mathématique des probabilités, certains nouveaux jeux vont se développer à l’image de la roulette. Ces jeux permettront aux exploitants de casino d’obtenir un avantage statistique prépondérant sur les joueurs et ainsi une espérance de gains positive leur permettant de s’enrichir. Les premières machines à sous apparaissent à la fin du XIXe siècle. Leur taux de redistribution sera bien évidemment à leur avantage, elles ne rendront qu’une partie de l’argent encaissé. Un joueur aura donc face à la machine «une espérance de gains négative»; en d’autres termes, si on joue un grand nombre de fois, on aura in fine moins d’argent qu’au début. Cet argument rationnel («plus on joue, plus on perd») n’est en général pas suffisant pour le joueur pathologique qui pense détenir un moyen de vaincre la loi de probabilité des grands nombres.
Les thérapies cognitives mettent d’ailleurs l’accent sur cette interprétation erronée du hasard. Pour qualifier la dynamique du joueur en situation de jeu, on parle alors «d’illusion de contrôle» et d’«erreur fondamentale d’attribution» vis-à-vis du hasard. Ces «distorsions cognitives» vont induire le joueur dans un sentiment de «toute puissance», il perdra ainsi la dimension du hasard et se concentrera sur la possibilité de contrôler ou d’influencer le jeu en sa faveur. Ces éléments seront centraux, tant au niveau du diagnostic que de la thérapie, où il s’agira de repérer puis de modifier ces interprétations erronées de maîtrise du hasard.
Cette notion d’aléa est d’ailleurs souvent partiellement perçue et comprise par le joueur, mais il lui oppose des raisonnements pseudo-scientifiques à l’image de ce qu’on peut lire dans le livre «Le Joueur» (Dostoïevski, 1866). Le héros du livre recherche désespérément une loi des séries parmi les tirages des numéros de la roulette afin d’obtenir une stratégie gagnante. L’histoire raconte l’itinéraire d’un homme qui se laisse fasciner progressivement par l’univers des casinos et des jeux d’argent et qui sera progressivement ruiné par sa «passion» du jeu. On notera au passage, que dans le récit de Dostoïevski, le joueur obtiendra dans un premier temps un gain significatif marquant durablement sa mémoire et l’incitant à renouveler cette expérience. Ce «big win» est parfois comparé au premier flash du toxicomane, sensation forte que l’on cherche à reproduire désespérément.
Dostoïevski était lui-même un joueur excessif. Freud, en y faisant référence («Dostoïevski et le parricide», Freud, 1928) proposera un modèle d’interprétation bien différent des thérapies cognitives. Il met en avant l’intention inconsciente masochiste de perdre, autrement dit un besoin inconscient de punition qui serait en quelque sorte une réponse névrotique aux fantasmes de parricide de Dostoïevski. Le modèle psychanalytique s’élargira par la suite: dans un premier temps, le frisson lié au jeu provoque un sentiment de «toute puissance infantile», il est suivi dans un deuxième temps par l’angoisse de l’attente de la punition pour avoir osé défier la loi. C’est comme si la rébellion contre l’implacable logique mathématique traduisait en fait une opposition à la loi parentale et à son principe de réalité. De manière générale, l’approche psychanalytique cherchera à établir un lien entre la pathologie symptomatique (l’addiction au jeu), l’histoire personnelle du sujet et son fonctionnement psychologique.
L’addiction au JHA comme entité individualisée dans la classification diagnostic du DSM III ne remonte qu’à 1980 sous l’appellation de «jeu pathologique». Ce trouble est actuellement classé dans les «troubles du contrôle des impulsions» au même titre que la kleptomanie ou la pyromanie. Ce qualificatif a été reconduit dans le DSM IV et la CIM 10. On peut noter cependant que la majorité des critères proposés par le DSM pour le jeu pathologique reprennent ceux utilisés pour la définition de la dépendance aux substances psychoactives, comme par exemple les efforts infructueux pour contrôler, réduire ou arrêter sa pratique, l’irritabilité lors des tentatives d’arrêt ou la préoccupation excessive pour le jeu. Aujourd’hui, en plus des critères diagnostics communs, il existe également des arguments épidémiologiques, cliniques, génétiques et neurobiologiques qui démontrent des similitudes entre le jeu pathologique et la dépendances aux substances psychoactives, à tel point que le jeu pathologique est de plus en plus fréquemment décrit comme une addiction sans substance.
Bien que l’addiction aux JHA comporte certaines spécificités, comme la confrontation à l’aléa ainsi que le rapport à l’argent et l’espérance de gains, il existe une parenté des propositions thérapeutiques entre les addictions aux JHA et celles liées aux substances. En 1957 déjà, le programme des «Gamblers anonymous» a vu le jour et s’était justement calqué sur le modèle d’une dépendance à une substance, à savoir celui des Alcooliques Anonymes. Plus récemment, on peut noter également que certains traitements pharmacologiques, à l’instar de la Naltrexone, ont été proposés dans le traitement de la dépendance aux opiacés et à l’alcool, mais également au jeu depuis peu.
Les modèles de compréhension de l’addiction au jeu sont variés et ont évolué au fil des âges en fonction de nouveaux paradigmes dont ils se réclament. La problématique du jeu excessif a transité par le jugement religieux puis moral, pour se diriger, grâce au développement de la science, vers des approches psychologiques (cognitive, psychanalytique…), biologiques (génétique, neurobiologique…) et sociales, sans oublier le point de vue spirituel (dimension observée en particulier chez les «gamblers anonymes»). Toujours est-il qu’on retrouve invariablement, dans la plupart des approches, cette dialectique entre intervention spécialisée et approche globale transversale aux addictions. L’approche spécifique s’intéressera en particulier à la problématique du hasard et des gains, caractérisée chez le joueur par le «chasing» (l’envie de se refaire). L’approche globale, quant à elle, empruntera des interventions cliniques similaires aux autres addictions (entretien motivationnel, prévention de la rechute, travail sur l’histoire du sujet, sens et fonction du symptôme…). L’hétérogénéité des modèles de compréhension de la problématique de l’addiction au jeu semble plaider pour une approche intégrative des différentes possibilités d’intervention thérapeutique, qu’elles soient de nature psychologique, biologique, sociale, voire spirituelle.