décembre 2017
Damien Rhumorbarbe, Ludovic Staehli, Quentin Rossy et Pierre Esseiva (École des sciences criminelles, Université de Lausanne)
Le développement du World Wide Web, que l’on appelle plus communément le web, a fortement diversifié les champs d’activités et d’échanges des vendeurs de stupéfiants. En effet, l’avènement du Web dit 2.0 a facilité le développement de communautés en ligne, où chaque internaute peut diffuser du contenu. Les cryptomarchés sont une forme particulière de ces communautés où il est possible de vendre des marchandises illégales sous couvert d’un certain anonymat. L’utilisation de smartphones, tablettes électroniques et ordinateurs portables, couplée à une meilleure offre de télécommunication mobile ont également contribué à l’essor de nouvelles pratiques. Ainsi, il devient naturel d’utiliser une application connectée dans toutes les activités quotidiennes et routinières, telles que des achats en ligne.
Les cryptomarchés sont des marchés en ligne qu’il s’agit de situer dans l’ensemble de l’espace virtuel du web. Le web de surface (clear web) désigne l’ensemble du contenu web indexé par un moteur de recherche, tel que Google, Yandex ou Baidu par exemple. La vente de stupéfiants s’observe sur le web de surface avec par exemple des profils de vendeurs détectables sur Instagram. Par opposition, le web profond (deep web) englobe tout contenu web non référencé par les moteurs de recherche conventionnels. Il inclut par exemple des intranets professionnels, dont l’accès nécessite une authentification ne permettant pas l’indexation du contenu par des moteurs de recherche. De même, sur Facebook, des groupes fermés peuvent être aisément exploités pour réaliser des transactions puisque ces contenus ne sont pas forcément indexés. De tels espaces du deep web ne peuvent néanmoins toucher qu’un nombre limité d’initiés ayant accès au contenu.
Le dark web quant à lui est l’espace dans lequel se situent les cryptomarchés. Il ne se définit pas en regard de l’indexation des contenus, mais en fonction du mode d’accès. Le dark web n’est en principe accessible que par des réseaux particuliers tels que TOR (The Onion Router), I2P ou Freenet qui intègrent des technologies de chiffrements cryptographiques. Ils offrent ainsi une communication sécurisée et potentiellement anonyme, rendant la surveillance plus difficile. Par exemple, le serveur hébergeant un site web d’intérêt ne peut connaître l’adresse IP de l’internaute et inversement. Ce genre de technologies permet un accès anonyme au clear web, mais favorise également le développement de services cachés. Ces derniers sont des sites web dont il est difficile de trouver le serveur d’hébergement. Le terme darknets est utilisé pour désigner ces réseaux, alors que dark web regroupe l’ensemble des services cachés dont font partie les cryptomarchés. L’installation et l’utilisation des logiciels de navigation sur ces réseaux ne sont pas illégales. Si les darknets offrent des opportunités d’expression et favorisent les libertés individuelles, des activités illégales peuvent aussi être facilitées. Comme dans le cas d’un couteau ou d’une arme à feu, l’usage de logiciels permettant la navigation sur les darknets n’est pas réprimé, tant qu’il ne s’agit pas d’une utilisation à des fins illégales. Le marché des stupéfiants a quant à lui progressivement investi l’ensemble de l’espace virtuel, et en particulier le dark web pour sa capacité à réunir un nombre important d’acheteurs et de vendeurs dans un environnement perçu comme sécurisé et anonyme. À l’heure actuelle, le réseau le plus exploité semble être TOR, même si de nouvelles pratiques émergent telles que l’usage d’Open-Bazaar, un service peer2peer crypté.
Des communautés entières, regroupant vendeurs, acheteurs et administrateurs, se sont créées autour des cryptomarchés. Ces services cachés permettent la rencontre entre des vendeurs et des acheteurs de produits ou de services souvent illégaux. Les sites sont globalement similaires aux sites marchands légaux. Ils disposent de listes d’annonces de produits proposés à la vente. Les utilisateurs peuvent effectuer des recherches par mots-clés ou choisir leurs produits en fonction de catégories prédéterminées. Les transactions s’effectuent au moyen de monnaies virtuelles. La plus populaire à ce jour est le Bitcoin, même si certaines plateformes en proposent d’autres, telles que l’Ethereum, le Monero ou le Dash.
Un cryptomarché repose sur plusieurs composants garantissant le bon fonctionnement des activités. Par exemple, un système d’escrow est généralement exploité. Dans ce cas, la plateforme peut agir en tant que tiers lors de chaque transaction. Le montant de la transaction est ainsi réservé, puis libéré à condition que l’acheteur valide la réception du produit. De plus, l’acheteur est fortement encouragé à laisser une évaluation, notamment au sujet de la qualité du produit et du processus d’envoi. Sur la base de ces informations et du nombre de transactions réalisées, un niveau de réputation est imputé au vendeur.
Pour tous les cryptomarchés existants à l’heure actuelle, les annonces concernent en majorité des produits stupéfiants, leur proportion pouvant atteindre 60 à 70% sur certaines plateformes et générer des revenus mensuels de l’ordre d’une dizaine de millions de dollars pour le monde entier 1. Le premier cryptomarché, Silk Road, a été ouvert en février 2011 et saisi par le FBI en octobre 2013, lors d’une opération menant à l’arrestation de son administrateur, Ross William Ulbricht, connu sous le pseudonyme Dread Pirate Roberts. Ce cryptomarché a gagné en notoriété suite à la publication d’un article dans le journal numérique Gawker 2 en juin 2011. Après sa fermeture, d’autres cryptomarchés ont tenté de s’imposer, entraînant une forte concurrence entre les plateformes. Leurs administrateurs n’ont d’ailleurs pas hésité à engager des hackers pour s’attaquer à leurs concurrents. Cette période a renforcé le développement des mesures de sécurité des cryptomarchés. Plusieurs opérations des autorités ont mené soit à la saisie des serveurs d’hébergement de ces sites web, soit à la fermeture de comptes de vendeurs ou d’administrateurs et à l’arrestation des personnes concernées. Alphabay, le plus grand cryptomarché en termes de nombre de vendeurs et d’annonces en 2017, a été fermé en août de cette année suite à une opération coordonnée des autorités de différents pays à travers le monde.
Les catégories utilisées pour classer les annonces sur les cryptomarchés sont très variables. Elles sont basées à la fois sur les effets (p. ex. Stimulants, Psychedelics, Dissociatives) et sur le type de substances proposées (p. ex. Cannabis, Ecstasy, Opioids), rendant difficile une description du marché. Il est souvent nécessaire de reclassifier ces annonces pour clarifier la diversité du marché 3. Par exemple, sur les 48 000 annonces disponibles sur Evolution, cryptomarché actif entre 2014 et 2015, environ 15% concernaient des médicaments, alors que 50% portaient sur des produits stupéfiants. Parmi ces derniers, près de 40% étaient des produits cannabiques (p. ex. hashish, marijuana, concentré de cannabis). Approximativement 30% des annonces concernaient l’ecstasy et les autres stimulants amphétaminiques. La proportion de nouvelles substances psychoactives (NPS) était de l’ordre 15%, suivie, dans une moindre mesure, par la cocaïne, le LSD et les opioïdes. Quelques annonces portaient également sur du matériel pour fabriquer ou conditionner les stupéfiants (p. ex. emballages, solvants, balances, guides détaillants les étapes de synthèse) 4.
En général, les annonces portent sur des quantités propres à la consommation, de l’ordre de 10 grammes ou moins. L’étude des prix et des quantités fournit par ailleurs des informations intéressantes sur la structure du marché. La plupart des vendeurs semblent effectuer de la revente, offrant de petites quantités au sein d’un marché domestique, notamment en Australie, où les contrôles aux frontières sont particulièrement importants 4. En revanche, dans le cas des NPS par exemple, les vendeurs indiquant envoyer leurs produits depuis la Chine et proposent des quantités plus importantes, de l’ordre de la centaine de grammes, voire du kilogramme, à des prix bien plus avantageux. Ce constat tend à confirmer la place prépondérante, longtemps supposée, de la Chine dans la production de ce type de produits 5. Ainsi, ces vendeurs semblent avoir un rôle de grossiste, et n’hésitent pas à proposer leurs produits dans le monde entier. Des études comparatives sont en cours pour mettre en perspective le marché en ligne et le marché de rue.
Les cryptomarchés pourraient également modifier la perception des consommateurs en termes de qualité. Loin de considérer uniquement la pureté du produit, les consommateurs se basent sur plusieurs critères pour apprécier ce qu’ils consomment 6. Outre le processus de vente en tant que tel, la qualité de l’emballage, et plus particulièrement les techniques évitant la détection du colis, sont régulièrement mentionnées dans les évaluations des utilisateurs. Ces techniques incluent par exemple l’utilisation de sachets hermétiques, antistatiques et scellés thermiquement 3. En effet, l’une des étapes clés du processus repose sur la capacité des vendeurs à transmettre par courrier les produits et qu’ils arrivent chez l’acheteur en évitant les contrôles et les dégradations.
Les livraisons s’effectuant par courrier postal, certains acheteurs semblent préférer les colis qui ne transitent pas par une frontière – réduisant ainsi les risques de détection. Ainsi, les vendeurs indiquent fréquemment d’où les produits sont envoyés, permettant des analyses géographiques. Sur près de 2700 vendeurs actifs sur le cryptomarché Evolution (2014-2015), 13 d’entre eux indiquaient une origine en Suisse. Ils proposaient environ 200 annonces portant essentiellement sur des produits cannabiques, des stimulants (cocaïne, amphétamine, ecstasy) et des opioïdes comme l’héroïne. En juillet 2017, une cinquantaine de comptes vendeur « suisses » (sur un total de 2536) étaient actifs sur le cryptomarché AlphaBay, alors qu’ils n’étaient que trois en mai 2015. Si la place de la Suisse dans ce type de marché est relativement modeste en termes de nombres d’annonces et de vendeurs de stupéfiants, de très nombreux produits pourraient néanmoins y être livrés puisque près de 50% des annonces mentionnent des livraisons possibles dans le monde entier 3.
Les acteurs du marché des stupéfiants exploitent divers espaces virtuels sur Internet, en particulier des communautés en ligne sur le dark web : les cryptomarchés. Depuis l’avènement de Silk Road en 2011, des dizaines d’espaces se sont créés. De nouveaux cryptomarchés se développent et disparaissent continuellement, en raison de problèmes de sécurité liés à la plateforme ou suite à des opérations de répression menées par les autorités. L’investigation des traces numériques issues de ces activités et la collaboration internationale forment la clé de voûte du modèle de répression ciblant ces espaces. Dans une optique plus proactive, le suivi systématique de ces marchés offre des informations utiles pour estimer l’évolution de l’offre et des modes opératoires. Si la part de ces marchés dans l’ensemble des trafics reste difficile à chiffrer, il semble que le nombre de vendeurs soit globalement en augmentation en Suisse.