décembre 2017
Pierre Esseiva et Robin Udrisard (Ecole des Sciences criminelles (ESC) de l’Université de Lausanne), Frank Zobel (Addic- tion Suisse), Sanda Samitca et Stephanie Lociciro (Institut universitaire de médecine sociale et préventive du CHUV)
MARSTUP est le fruit d’une collaboration entre trois Instituts de recherche lausannois qui travaillent depuis de nombreuses années sur la question des stupéfiants : Addiction Suisse, l’Ecole des sciences criminelles (ESC) de l’Université de Lausanne et l’Institut universitaire de médecine sociale et préventive (IUMSP) du CHUV. Le canton de Vaud a accepté de cofinancer ce projet, et un groupe d’accompagnement, formé de professionnels de la santé publique et de la sécurité, a été constitué. Plusieurs autres institutions (CURML, EMCDDA, OFS, ABS, Quai 9) ont contribué aux résultats de cette étude.
Il s’agit de la première étude interdisciplinaire sur le marché des stupéfiants en Suisse. Elle permet de réunir les données et connaissances déjà existantes dans le domaine de la santé publique et dans celui de la sécurité. En complément, de nouvelles données (analyse des eaux usées et des résidus de seringues usagées, interviews de policiers, de travailleurs sociaux et d’usagers de drogues, enquêtes en ligne, analyse de dossiers judiciaires, etc.) ont été collectées et analysées. Les différentes études et analyses peuvent être consultées dans le premier rapport du projet 1. Celui-ci a porté spécifiquement sur le marché des opioïdes, soit les substances dont les effets sont semblables à ceux de la morphine. Pour résumer les résultats, nous essayons ci-dessous de répondre à neuf questions que l’on se pose souvent au sujet de ce marché.
Toutes les sources indiquent que l’héroïne est la substance reine du marché des opioïdes dans le canton de Vaud et en Suisse. Il y a bien quelques saisies de méthadone, de morphine ou d’opium, mais elles restent comparativement rares, et il n’y a généralement pas de marché structuré pour ces substances. La présence de nouvelles substances psychoactives (NPS) opioïdes n’a pas été identifiée jusqu’ici, mais une étude supplémentaire vise encore à vérifier la présence de traces de certaines substances (notamment des dérivés du fentanyl) dans les eaux usées de la région lausannoise. Une étude du contenu des seringues usagées 2 a, quant à elle, mis en évidence que les stupéfiants injectés se composaient principalement de cocaïne et d’héroïne.
L’héroïne vendue est originaire d’Afghanistan et se présente sous sa forme de base et de couleur brune. Au moment de l’importation, elle est généralement compactée sous forme de « pain » de 500 g à 1 kg. Elle est ensuite coupée par les trafiquants et conditionnée sous forme de sachets minigrip® de 5 g. C’est sous cette forme qu’ils la vendent aux usagers. Ces derniers peuvent ensuite reconditionner l’héroïne sous forme de paquets contenant typiquement une dose (0.2 g à 0.5 g) pour la revendre à d’autres usagers.
Elle n’est, en général, coupée qu’une seule fois lors de la préparation des sachets minigrip®. Les trafiquants lui ajoutent un mélange de caféine et de paracétamol, dont la couleur et la texture a été travaillée pour ressembler à celle de l’héroïne. Il semble que la caféine soit importante pour permettre une fumigation optimale du mélange tandis que le paracétamol, qui possède une amertume proche de celle de l’héroïne, pourrait permettre de dissimuler la piètre qualité du produit final. Normalement, il n’y a pas de coupage supplémentaire lors de la vente entre usagers.
L’héroïne achetée par les usagers a un taux de pureté qui se situe en général entre 10 et 15%. En sachets minigrip® de 5 g, elle est le plus souvent vendue entre Frs 100.- et Frs 150.-, ce qui correspond à environ Frs 20.- à Frs 30.- le gramme. Les doses de 0.2 g (pacsons), que se revendent entre eux les usagers, s’achètent souvent entre Frs 15.- à Frs 20.- selon le lieu. À ce niveau de marché, le prix au gramme est souvent de Frs 75.- à Frs 100.-. La hausse du prix entre l’achat aux dealers et la revente entre usagers permet à ces derniers de financer leur consommation. Quant aux dealers, le fait qu’ils n’interviennent pas au niveau de vente le plus lucratif, celui des doses individuelles pour les usagers, est sans doute lié aux risques d’interpellation par la police qu’ils prendraient à ce niveau.
Deux méthodes indépendantes, fondées sur une estimation du nombre de consommateurs et sur l’analyse des eaux usées, ont permis d’estimer un volume d’héroïne consommée dans le canton de Vaud de l’ordre de 145 kg à 205 kg par an. Cela suggère que, chaque jour en moyenne, environ 1’300 à 2’800 épisodes de consommation d’héroïne ont lieu dans le canton. En considérant que la population du canton de Vaud représente le 10% de la population suisse, il est possible d’inférer cette quantité à la population suisse, ce qui reviendrait à environ deux tonnes d’héroïne consommées par année en Suisse.
L’estimation du chiffre d’affaires du marché de l’héroïne consommée dans le canton de Vaud constitue l’addition de toutes les ventes finales avant consommation par les usagers vaudois. En ce qui concerne la quantité consommée, quelques ajustements sont nécessaires parce qu’une partie de l’héroïne n’est pas monétarisée avant consommation (p.ex. cadeaux) et, à l’inverse, parce qu’une partie des saisies policières est réalisée avant la consommation, alors que le prix final a déjà été payé. Quant au prix payé par les usagers, il a été estimé par des interviews menées au sein d’un échantillon d’usagers, qui nous ont rapporté un prix moyen pour leur dernier achat d’héroïne. Sur la base de ces données, le chiffre d’affaires (et non le revenu, voir plus bas) provenant de la consommation d’héroïne dans le canton de Vaud est limité et peut être estimé entre 7,9 – 11,2 millions de francs par an.
Le marché de l’héroïne est essentiellement contrôlé par des groupes albanophones ou assimilés qui importent, coupent, puis distribuent et vendent l’héroïne en sachets de 5 grammes. Ils dominent ce marché depuis au moins un quart de siècle. Leur présence s’explique par différents facteurs liés au trafic d’héroïne sur la route des Balkans, aux liens entretenus avec la Turquie et l’Italie, à la criminalité et aux communautarismes qui ont suivi la chute du communisme, à la faible mise en œuvre de la loi dans leur pays d’origine, ainsi qu’à la présence d’une diaspora en Suisse. La longévité de la mainmise des groupes albanophones est liée au fait qu’il s’agit souvent de petites organisations flexibles et remplaçables, parfois nées d’opportunités dans le pays d’immigration. Le système organique qu’elles constituent peut difficilement être combattu par la police ou par des concurrents. Ces groupes font preuve d’une adaptation fonctionnelle aux stratégies de la police et réussissent à éviter l’écueil de la consommation de stupéfiants en leur sein. Une certaine cohésion interne et différents aspects organisationnels du trafic semblent y contribuer. Cela n’empêche pas que, chaque année, un nombre non négligeable de groupes soient démantelés par la police en Suisse.
L’étude des revenus montre que ceux-ci ne devraient pas, pour les groupes albanophones et similaires actifs sur le marché de l’héroïne, dépasser 2.2 à 4.1 millions de francs par an au total pour l’équivalent du marché vaudois. Les revenus les plus élevés sont ceux des groupes qui coupent et vendent directement l’héroïne aux usagers. Si un tel groupe est actif uniquement dans le coupage et la redistribution, sans vente directe, le retour est moindre mais les risques sont plus faibles. S’il ne fait que revendre des grips déjà préparés par d’autres, le retour est faible et les risques importants, mais ce type d’activité peut être plus rentable s’il implique un transfert géographique (p.ex. achat à Genève et vente à Lausanne). Finalement, les livreurs albanophones, qui sont les plus exposés au risque d’interpellation par la police, peuvent gagner un salaire brut de l’ordre de quelques milliers de francs par mois.
Au niveau des usagers, on peut observer que la vente d’héroïne peut permettre de financer la consommation personnelle, ou une partie de celle-ci, et éventuellement d’obtenir un revenu qui ne devrait le plus souvent pas dépasser quelques centaines de francs par mois. Cela à condition de ne pas se faire interpeller par la police, de ne pas se faire voler son stock et d’être en mesure de gérer sa consommation. Pour l’usager dépendant, qui ne peut ou ni veut vendre de l’héroïne, les dépenses liées à sa consommation sont d’environ Frs 400.- à Frs 1’700.- par mois, selon le mode d’approvisionnement (grips ou paquets). Le prix actuel de l’héroïne fait qu’il est nettement plus facile de financer sa consommation qu’il y a vingt ans.
L’achat d’héroïne auprès des groupes albanophones se fait généralement par un appel téléphonique depuis une cabine à un vendeur, qui peut être hors du canton/de Suisse. Celui-ci fixe le prix et le lieu de la transaction avant de contacter ses livreurs, de jeunes hommes qui ne résident en Suisse que quelques mois. La transaction se réalise lors de la rencontre entre le livreur et l’acheteur.
Le marché de l’héroïne dans le canton de Vaud semble être un marché secondaire avec des canaux de distribution et de vente de différents types. Une large partie du marché ne concerne que la vente entre usagers, avec de l’héroïne initialement achetée à Genève auprès de groupes albanophones. Cette vente entre usagers s’adresse généralement à un nombre limité et relativement stable de clients connus, dans un marché qui ne semble pas chercher à s’étendre. Tant la police que les usagers interviewés rapportent peu de violences sur ce marché.
L’étude MARSTUP montre qu’une approche pragmatique et interdisciplinaire permet de lever le voile sur différentes caractéristiques, jusqu’ici peu ou pas connues, d’un marché de stupéfiants local. Elle permet d’aller au-delà de certains présupposés sur la taille (gigantesque), la valeur financière (énorme) et l’instabilité (permanente) du marché des drogues. Elle montre que ce marché peut aussi être limité en taille et en valeur, que sa structure peut-être assez stable et prédictible, et qu’il sert, dans le cas de l’héroïne, en grande partie à financer la consommation des usagers. De telles observations permettent de réfléchir de manière plus sereine sur ce marché et de lui trouver une réponse, dans le cadre de la politique des quatre piliers, qui combine les questions de sécurité et de santé publique. Une telle réflexion permet aussi de construire une plateforme, où les échanges entre les professionnels de la santé publique et de la sécurité se multiplient, et, où de jeunes chercheurs peuvent développer des compétences dans un cadre interdisciplinaire.