octobre 2010
Anne Emmanuelle Ambresin, médecin et cheffe de clinique à l'UMSA, CHUV, LausanneSophie Vust, psychologue et psychothérapeute, UMSA, CHUV, Lausanne
L’adolescence est considérée à la fois comme une période d’émergence des troubles alimentaires, qui prendraient racine, selon une perspective psychanalytique, dans divers événements psychologiques survenus dans la petite enfance, et à la fois comme une période à risque de développer un trouble alimentaire, notamment en lien avec les bouleversements induits par le processus d’adolescence. Le contexte socio-culturel joue également un rôle majeur.
Le travail de l’adolescence comporte des transformations qui se retrouvent au cœur de la problématique des troubles alimentaires, à savoir la place du corps, celle du narcissisme et la question de la dépendance et de l’autonomie (Birraux, 1994; Jeammet, 1992). Il y aurait comme une concordance entre certaines caractéristiques de l’adolescence “normale” et des mécanismes en jeu dans les troubles des conduites alimentaires.
Les transformations physiques induites par la puberté placent le corps au centre de la problématique adolescente, comme dans les troubles alimentaires. L’adolescent cherche à maîtriser son corps, pour faire face à l’angoisse générée par les changements, avec parallèlement des moments de régression dans des sources de satisfaction pulsionnelles antérieures.
Parallèlement, à l’adolescence, l’alimentation subit des variations, qualitatives et quantitatives, liées aux modifications induites par la puberté.
L’adolescence est le temps des remaniements (du corps et de l’image de ce dernier, des rapports aux parents, aux pairs et à soi) et est souvent vécue comme un moment de perte de repères et de quête. L’alimentation à l’adolescence n’échappe pas à ces remises en question, conscientes, et inconscientes la plupart du temps. L’anarchie des rythmes de manière générale (coucher, lever, organisation des journées, hygiène, …) à l’adolescence et de l’alimentation en particulier, reflète aussi les bouleversements du corps et de l’âme vécus par le jeune, ce qui peut représenter une normalité développementale à l’adolescence, avant de s’inscrire dans la lignée des troubles du comportement alimentaire.
L’adolescence représente une période de vie où le couple autonomie-dépendance se trouve en pleine restructuration, induisant des moments de doute et de deuil. La nécessité d’investissements nouveaux peut venir menacer l’équilibre narcissique. La fragilisation induite par les différents remaniements rend aussi l’adolescent plus sensible aux influences extérieures et donc aux pressions sociétales et médiatiques liées à la minceur. Plus la fragilité (liée à l’importance des failles narcissiques) est grande, et plus l’adolescent se cherche des modèles à l’extérieur, désire se conformer aux “canons” en vigueur, se focalisant sur son apparence, tendant alors à se déterminer non en fonction de ses désirs propres mais selon le regard des autres. La prolongation de la période dite «adolescente», avec l’apparition d’études longues, retardant le moment de séparation d’avec les parents, vient encore renforcer la question de la dépendance. Les TCA posent les mêmes dilemmes tout en illustrant la difficulté à intégrer ces nombreux changements et l’impasse développementale qui en résulte.
Plus fondamentalement, à l’adolescence, sous l’impact du remaniement psychique et physique et de la poussée pulsionnelle, le sujet lutte contre tout sentiment de proximité et de dépendance affective, avec ses parents notamment, sentiment qui représente une menace à l’intégrité narcissique. Cela d’autant plus que les assises narcissiques, constituées dans la petite enfance, sont fragiles, ou si le processus d’attachement a subi des aléas. La relation de dépendance avec ses parents, que l’adolescent fuyait, est remplacée par une dépendance à l’égard de la nourriture, par exemple, dépendance qui tend à s’accroître ensuite et à s’autorenforcer, et qui, contrairement aux relations objectales, n’apporte aucun réapprovisionnement narcissique et accroît au contraire le vide intérieur et la nécessité de recourir à l’objet d’addiction. Le recours à une conduite externe donne l’illusion de la maîtrise, tout en développant a contrario un sentiment d’impuissance qui grandit au fur et à mesure que l’adolescent s’installe dans le trouble.
L’enjeu est donc là, similaire à la problématique de l’évaluation en général à l’adolescence: pouvoir différencier ce qui sera passager et qui signe la désorganisation temporaire et normale de l’adolescence, versus identifier ce qui apparaît plus problématique ou révélant une fracture du processus adolescent en cours, et pouvoir alors s’en préoccuper. Le défi pour le soignant est alors de distinguer les formes pathologiques de rapport au corps nécessitant une prise en charge, sans ancrer et cristalliser un questionnement «normal» dans une crise «adolescentaire».
Il existe un éventail de troubles infra-cliniques apparaissant à l’adolescence qui se résorbent spontanément (Chamay-Weber, Narring, & Michaud, 2005), confirmant le recours aux dérèglements alimentaires en tant que stratégie d’ajustement momentanée face aux déstabilisations liées au processus d’adolescence. La difficulté réside dans les critères à adopter pour définir la nécessité ou non d’une intervention, l’un d’eux étant bien évidemment, comme pour toute manifestation à l’adolescence, un critère de durée, sans qu’il n’existe de chiffres précis à ce propos. Un autre critère important est l’isolement social induit par le trouble alimentaire. Une intervention précoce peut aussi éviter que, face à des difficultés concrètes, relationnelles ou psychiques, ne s’installe un mode de résolution lié à l’alimentation, qui pourrait ensuite s’inscrire comme mode de résolution privilégié de tout conflit. Et même un dérèglement alimentaire temporaire qui se résorberait spontanément peut induire une souffrance, individuelle et familiale, nécessitant une aide, en-dehors de toute inscription pathologique. Il s’agit dans ce cas de ne pas induire de façon iatrogène une surinterprétation du trouble alimentaire transitoire, au risque de favoriser sa pérennisation.
Les dysfonctionnements alimentaires sont donc fréquents à l’adolescence, où ils peuvent ne représenter qu’une modalité d’adaptation développementale en lien avec les changements pubertaires et se résorber spontanément, à la différence des troubles alimentaires typiques et atypiques qui représentent des modalités plus permanentes du fonctionnement psychique et pour lesquels une aide apparaît nécessaire (pour définitions des troubles alimentaires, voir l’article d’Alain Perroud).
Les troubles alimentaires atypiques, transitoires, chroniques, ou étape sur le parcours d’un trouble typique (anorexie et boulimie) sont les plus fréquents à l’adolescence, avec des chiffres de prévalence allant de 4 à 20% selon les études pour les 15-25 ans, comparativement à une prévalence pour les mêmes âges de 0,5 à 1% pour l’anorexie et de 3 à 6% pour la boulimie.
Les traitements associent différents modes de prises en charge, en fonction de la situation.
Seule une évaluation rigoureuse du trouble alimentaire ainsi que de l’ensemble de la situation psychosociale, familiale et de l’état physique, permet de proposer un suivi coordonné et adéquat. La prise en charge se fait dans l’idéal sur un mode bifocal avec un pôle somatique et un pôle psychothérapeutique.
L’évolution des troubles alimentaires à l’adolescence est généralement favorable, avec 2/3 de guérison et 1/3 qui évoluera vers la chronicité. Les quelques cas de décès sont en lien avec les complications somatiques secondaires au trouble alimentaire (hypokaliémie, troubles du rythme cardiaque).
Les troubles alimentaires sont souvent apparentés à des addictions ou à des dépendances, tant par le comportement de recherche de produits et de sensations en vue de combler un vide interne, que par l’autorenforcement automatique (psychique et physiologique) de la conduite ensuite, ainsi que par le sentiment subjectif abondamment décrit par les patientes souffrant de troubles alimentaires de se sentir “addictées” ou dépendantes. Les comparaisons avec la toxicomanie ou l’alcoolisme sont souvent spontanément employées. Tout porte donc à croire qu’un véritable processus comparable à l’addiction peut enchaîner un sujet à son comportement alimentaire et à ses attitudes avec l’alimentation, tant au niveau biologique, qu’au niveau psychique, de par le sens et la fonction de ce comportement dans l’équilibre psychique, ou de par les effets psychiques des sensations procurées par ces comportements (Corcos et al., 2000).
Par contre, qu’en est-il à l’adolescence? Peut-on parler d’addiction également pour les troubles alimentaires de cette période si particulière où tout semble encore très mouvant? Et si oui, est-ce valable pour tous les TCA, ou seulement pour les troubles les plus sévères ou les plus installés? Autant de questions où peu de réponses claires existent et qui demandent une réflexion renouvelée (voir également les différents articles de la présente revue).
Il existe peu d’évidences en matière de prévention des troubles des conduites alimentaires. Dénoncer les pressions socioculturelles à la minceur et le dictat des régimes, promouvoir une bonne estime de soi qui ne soit pas liée à l’apparence, et défendre une égalité de genre (Gold, 1999; Sigall & Pabst, 2005), laquelle se voit fortement liée à l’émergence de troubles alimentaires, concourent à créer les conditions d’une société plus sereine vis-à-vis de son image, et a fortiori du poids et de l’apparence.
Endéça, il s’agit d’encourager dès le plus jeune âge des valeurs de vie et de bien-être qui ne soient pas reliées à l’apparence ni au poids et de mettre en avant des valeurs inconditionnelles de réalisation de soi et de satisfaction interne, reliées à la personne et non plus aux performances ou à l’apparence. Renforcer la prise en compte des besoins de sécurité relationnelle et d’ouverture aux autres s’avère plus profitable en termes de prévention que d’aborder de front les questions de l’alimentation et des troubles alimentaires (Corcos & Jeammet, 2002).
De même, la surmédiatisation des thèmes en lien avec le poids et l’alimentation saine, de la part des milieux médicaux notamment, contribue à créer un climat délétère, davantage angoissant que rassurant, face auquel le contrôle sur l’alimentation, porte d’entrée des difficultés alimentaires, peut fournir une réponse, tout inadaptée soit-elle.
Enfin, la question de la formation des soignants au dépistage, à l’évaluation et à la prise en charge des troubles alimentaires à l’adolescence se révèle aussi essentielle.