décembre 2006
Pascal Gache, Unité d'Alcoologie, Département de Médecine Communautaire HUG, Genève
Après avoir été longtemps considérée comme un problème concernant exclusivement le monde des transports, la conduite automobile sous l’influence de l’alcool a intégré le champ de la santé publique.
La Suisse est plutôt un bon élève en matière de sécurité routière puisqu’avec 6,9 tués sur la route pour 100 000 habitants, elle n’est pas très loin des chiffres néerlandais (5,0), suédois (5,4) ou même britanniques (5,5) qui sont les trois pays les plus avancés en terme de sécurité routière 1. Elle fait un peu mieux que son voisin allemand (7.1) et beaucoup mieux que ses voisins français (9.2), italiens (9.7) ou encore autrichiens (10.7) 1. Ainsi, en 2005, 409 personnes ont trouvé la mort sur les routes suisses. Evoluant dans les années 80 au vingtième rang dans le classement des pays en matière de sécurité routière, la Suisse a amélioré sa position puisqu’elle se situait en 2004 au septième rang. Entre 1990 et 2004, cette mortalité a chuté de 49% 1.
Cette évolution favorable est la conjonction de plusieurs facteurs: l’amélioration du réseau routier, l’amélioration de la fiabilité des véhicules et surtout une modification importante du comportement des conducteurs de véhicules. Il existe en effet trois causes majeures responsables de la mortalité routière: la vitesse excessive, l’inattention et la conduite sous l’influence de l’alcool 1. L’alcool est impliqué dans 19% des accidents mortels de la circulation (soit 79 des 409 tués en 2005), ce qui constitue une diminution de 31% en dix ans. La population des 18-24 ans reste la plus touchée parmi les victimes de la route à cause de l’alcool avec une mortalité deux fois plus élevée que dans la tranche d’âge 25-44 ans. On meurt sur la route à cause de l’alcool la plupart du temps le soir ou la nuit et particulièrement si on est jeune.
La Suisse a adopté en 2005 une nouvelle limite légale d’alcoolémie pour conduire un véhicule et s’est ajustée aux principaux pays européens en choisissant 0.5‰ comme nouveau seuil légal 3.
A partir de 0,5 g/l, les conducteurs sont en infraction:
Une concentration d’alcool dans le sang de 0,5 à 0,79 pour mille est traitée comme une «infraction légère» et est punie par une amende et/ou des arrêts. De plus, le conducteur encourt un avertissement – à moins qu’il ait déjà fait l’objet d’un retrait de permis ou d’un avertissement au cours des deux dernières années. Dans ce cas, le permis doit être retiré pour au moins un mois. Il en va de même si le conducteur fautif a commis simultanément une autre infraction (par exemple un dépassement de vitesse).
A partir de 0,8g/l, les conducteurs commettent un délit:
A partir de 0,8 pour mille, on parle d’«infraction grave» et les sanctions augmentent en conséquence. Des amendes et/ou des peines de prison, de même que le retrait du permis de conduire pour au moins trois mois sont prévus. La sévérité de la peine dépend de la faute commise et des antécédents.
Le permis des conducteurs fautifs est systématiquement retiré selon deux procédés. Premièrement, dans le cadre d’un retrait dit «d’admonestation» correspondant à un premier délit de ce genre à conditions également que l’alcoolémie mesurée au moment du délit n’excède pas certaines valeurs en fonction de l’heure de l’interpellation.
Le retrait d’admonestation a une durée connue et limitée (entre trois mois et un an) variable selon l’alcoolémie. Deuxièmement, dans le cadre d’un retrait «de sécurité» correspondant à des personnes récidivistes ou étant interpellées pour la première fois avec une alcoolémie conduisant à ce type de retrait. Le retrait de sécurité n’a pas de durée limitée. Sa restitution est conditionnelle à l’avis d’experts (de la médecine légale par exemple) qui se prononcent en fonction de l’existence d’une dépendance à l’alcool ou à une autre substance ou plus généralement sur l’aptitude à conduire du conducteur en infraction 4. Les usages en matière de restitution de permis de conduire après retrait de sécurité varient selon les cantons qui ont la responsabilité de traiter ces affaires. Parallèlement à cette procédure administrative, les conducteurs sont également convoqués par le tribunal devant lequel ils sont généralement condamnés à des amendes et le cas échéant à une peine de prison ferme ou avec sursis. Les deux procédures sont indépendantes l’une de l’autre.
Par ailleurs, en cas d’accident, il y a des conséquences au niveau du droit des assurances. Les assurances responsabilité civile et les assurances accidents peuvent en effet pénaliser les personnes conduisant en état d’ébriété en réduisant leurs prestations. Un recours contre les conducteurs fautifs pour négligence grave peut entraîner des remboursements financiers importants.
Même à faibles doses, l’alcool agit directement sur le cerveau.
Les effets de l’alcool sur les capacités du conducteur s’observent dès 0,3g/l notamment chez les sujets peu habitués à consommer de l’alcool et se généralisent à partir de 0,5g/l. Il existe une corrélation nette entre les effets mesurés et l’alcoolémie. Malgré tout, les effets diffèrent largement d’une personne à l’autre. D’une manière générale, l’alcool altère la vue, augmente le temps de réaction et modifie les perceptions du conducteur sur ses véritables capacités à conduire en lui faisant sous-estimer les dangers et surestimer sa capacité à répondre aux situations imprévues. Les jeunes gens, les personnes âgées et les personnes consommant des médicaments psychotropes sont encore plus sensibles à ces effets 5 ((Sécurité routière. «L’alcool et la conduite. Mesurer et prévenir les risques». www.securiteroutiere.equipement.gouv.fr)).
Les principaux effets délétères de l’alcool sur la conduite automobile sont résumés dans le tableau à gauche 5 6.
Le risque d’accident mortel augmente considérablement avec l’alcoolémie.
Même les conducteurs ayant une alcoolémie relativement faible sont plus susceptibles d’être impliqués dans un accident mortel que la moyenne des conducteurs non alcoolisés 7 8.
Le risque de perdre la vie varie également avec l’âge du conducteur. C’est dans le groupe des jeunes de 16 à 19 ans qu’il est le plus élevé10.
La plupart des études converge autour de l’idée que la population de conducteurs interpellés pour «ivresse au volant» n’est pas représentative de la population générale. Deux éléments se dégagent. Tout d’abord, le délit de conduite sous l’emprise de l’alcool, concerne très majoritairement les hommes (plus de 90% dans toutes les études). Deuxièmement, les consommateurs excessifs et les alcoolo-dépendants y sont surreprésentés. La population de conducteurs ayant un problème avec l’alcool (alcoolo-dépendance ou consommation nocive pour la santé) varie selon les auteurs et les procédures utilisées de 14 à 60%11.
Malgré ces constatations, la croyance que ces conducteurs n’ont pas eu de chance a la vie dure mais ne correspond pas à la réalité. En effet, la probabilité de se faire interpeller est tellement faible qu’il faut réitérer le délit plus de cent fois au moins pour avoir une probabilité significative de se faire interpeller 12.
Dans l’étude française EVACAPA 13, les conducteurs interpellés pour une première Conduite sous l’Emprise de l’Alcool (CEA) ont déclaré pour 87% d’entre eux qu’ils avaient déjà eu le sentiment d’avoir trop bu en conduisant leur voiture et, parmi eux, 40% reconnaissent l’avoir fait plusieurs fois13. Les caractéristiques des personnes interpellées, toutes primo-délinquantes, donnent des indications sur les conducteurs inclus dans ce programme. Ainsi, comparée à la population consultant dans les centres d’alcoologie, les participants sont plus jeunes (moyenne d’âge 35 ans contre 41 ans), ce sont des personnes encore insérées professionnellement (plus de 70% ont un travail stable contre 50%) et socialement (plus de 75% sont dans une relation stable ou vivent en famille contre 47%). On trouve également plus de consommateurs excessifs (60%) que d’alcoolo-dépendants (25%), alors que les centres d’alcoologie accueillent quasi-exclusivement des alcoolo-dépendants dans leur consultation de soins. Ces chiffres invitent à penser que cette population constitue probablement une partie des «futurs patients» des centres d’alcoologie si rien n’est proposé pour que leur parcours alcoologique se modifie à l’occasion de cette interpellation.
En effet, malgré la «peur du gendarme», 20 à 25% des conducteurs arrêtés sous l’emprise de l’alcool récidivent13.
Quatre types de mesure permettent de réduire l’impact de la consommation d’alcool sur la sécurité routière: séparer alcool et conduite automobile, interpeller et empêcher les conducteurs dangereux de circuler, prévenir la récidive du délit de conduite sous l’emprise de l’alcool et baisser la consommation d’alcool en diminuant son accessibilité 14.
Séparer alcool et conduite automobile
Les campagnes d’information encourageant les consommateurs d’alcool à ne pas conduire ou les programmes d’action tels que le conducteur désigné, «Celui qui conduit est celui qui ne boit pas», chez les jeunes sont à l’origine d’un changement progressif d’attitudes du public à l’égard de la conduite automobile et de la consommation d’alcool 15.
Interpeller et empêcher les conducteurs dangereux de circuler
Les dispositions légales constituent un ensemble cohérent pour identifier les conducteurs dangereux et les retirer de la circulation. Dans ce contexte, les récidivistes voient leur permis retiré pour une période indéterminée et la restitution conditionnelle à l’amélioration de leur statut alcoologique et in fine à leur aptitude à conduire 4. Les récidivistes posent de lourdes difficultés de prise en charge tant sur le plan légal que médical 16.
Prévenir la récidive du délit de conduite sous l’emprise de l’alcool
Une première interpellation pour conduite sous l’emprise d’un état alcoolique peut ainsi constituer un moment privilégié de rencontre avec un professionnel de la santé afin de parler de l’alcool. Même exécutée sous une certaine contrainte, cette rencontre peut se révéler profitable pour le conducteur. Passé le stade de la dénégation et des récriminations habituelles à l’égard de la police, de la justice et du sentiment d’être la victime expiatoire d’un système qui condamne toujours les mêmes, le dialogue entre un conducteur interpellé et un professionnel aguerri aux questions de la sécurité routière peut se révéler très profitable en termes de prise de conscience de la dangerosité de la conduite sous l’emprise de l’alcool, ce qu’on pourra appeler la conscience morbide du comportement. Avant de s’intéresser en soi à la consommation d’alcool, le contact avec un professionnel s’inscrit donc dans une stratégie de réduction des risques. Dans un second temps, cette rencontre peut engager une réflexion sur la consommation d’alcool et de toutes substances altérant les capacités à conduire. De nombreux programmes de prévention, destinés aux personnes condamnées pour alcool au volant, ont montré une efficacité indiscutable sur la réduction de la récidive 1718. Ces programmes semblent d’autant plus efficaces qu’ils sont précoces après la première infraction 18. En revanche, l’intensité et la durée n’ont pas d’influence; c’est le contenu du programme de prévention et la manière de le dispenser qui sont déterminants 18. La plupart comportent des éléments d’information (effets de l’alcool, conséquences pénales du délit, etc.) et des éléments de prise de conscience des attitudes personnelles et des croyances afin de les modifier. Ces programmes se déroulent en groupe dans la majorité des cas 18.
Ainsi, le programme français EVACAPA, dont le support était une intervention psycho-éducative centrée sur l’information et la prise de conscience, a ainsi montré son efficacité en termes de prévention de la récidive des primo-délinquants, en particulier grâce à sa stratégie de groupe, puisque les chiffres de la récidive à 3 ans ont été divisés par quatre13.
L’effet du groupe, impliquant une confrontation des comportements entre participants, est particulièrement efficace. Cette confrontation entre pairs fonctionne comme un «levier de changement» avec un engagement implicite du participant vis-à-vis des autres membres 13.
Pour les récidivistes, le couplage du démarrage du véhicule à l’alcoolémie (Interlock Ignition Program: mise en place d’un dispositif de sécurité ne permettant le démarrage du véhicule que lorsque l’alcoolémie du conducteur est dans la limite autorisée) a montré un indiscutable intérêt pour la réduction de la récidive 19. Un seul programme expérimental est en cours en France à ce jour.
Baisser la consommation d’alcool en diminuant son accessibilitéLes efforts de réduction d’accessibilité de l’alcool ont montré un intérêt particulier chez les classes les plus jeunes qui paient par ailleurs un lourd tribut en termes de mortalité routière. La responsabilisation des propriétaires de débits de boisson, des commerçants est une partie importante de ce domaine d’action 14.
La sécurité routière représente aujourd’hui un enjeu politique pour la plupart des pays occidentaux. Des mesures légales et médico-psycho-éducatives permettent de diminuer significativement l’impact de ce comportement sur la sécurité routière et la santé publique. Il n’y a aucune fatalité dans ce phénomène. L’augmentation à venir du trafic routier dans les pays en voie de développement en fera à moyen terme une difficulté à résoudre pour ces pays dans les prochaines années.