décembre 2006
Interview de Pierre Aubert, président du Tribunal du district de NeuchâtelRéalisé par Corine Kibora
Corine Kibora: Dans quels cas ordonne-t-on un placement à des fins d’assistance conformément aux articles 397a et suivants du code civil?
Pierre Aubert: La privation de liberté à des fins d’assistance est utilisée pour des personnes en danger livrées à elles-mêmes qui présentent la plupart du temps des troubles mentaux liés soit à de l’alcoolisme soit à de la toxicomanie. Cela est beaucoup plus rare pour les toxicomanes qui ne présentent pas d’autres troubles psychiques, non pas tellement parce que leur santé n’est pas en danger, mais parce que d’une part leur cas est en général plutôt réglé par la voie pénale qui connaît des mesures spécifiques souvent plus faciles à mettre en œuvre et, d’autre part, parce que l’expérience enseigne qu’un traitement de la toxicomanie contre le gré de l’intéressé est le plus souvent voué à l’échec. Selon mon expérience, le traitement des alcooliques par des mesures civiles est moins problématique, peut-être parce qu’ils ne présentent pas forcément le même degré d’opposition contre la société que les toxicomanes.
C.K.: Quelle est la fréquence des placements à des fins d’assistance pour des personnes alcoolodépendantes?
P.A.: Statistiquement je ne saurais vous dire, on n’en fait pas énormément. Dans la plupart des cas, c’est un médecin qui prescrit une hospitalisation et le patient a la possibilité de s’adresser à l’autorité tutélaire, qui est un organe judiciaire dans le canton de Neuchâtel et administratif dans d’autres cantons. L’autorité tutélaire ordonne une expertise et, en général, du temps que celle-ci soit déposée, soit le patient admet son hospitalisation, et on reste dans le cadre d’une hospitalisation volontaire, soit la phase la plus aiguë est passée et l’internement ne se justifie plus. Les décisions de privation de liberté à des fins d’assistance pour des personnes dépendantes sont donc plutôt rares. En revanche, on en rend deux ou trois par mois dans le seul district de Neuchâtel pour les personnes atteintes de maladies mentales.
C.K.: Qui avertit le médecin qui prescrit l’hospitalisation?
P.A.: Soit c’est le médecin traitant qui voit le patient se dégrader, soit il est averti par la famille, par les voisins, ou par la police qui font appel au médecin de garde suite à un problème d’ordre social.
C.K.: Où sont placées ces personnes?
P.A.: Dans un hôpital psychiatrique en général, dans un premier temps; ce sont les seules structures médicales qui peuvent être fermées; ensuite, à moins qu’ils restent en hôpital parce qu’ils y sont bien, on les place dans des structures moins connotées, comme la Rochelle (Eglise Réformée) ou des institutions spécialisées.
C.K.: Dès que son état est jugé meilleur, la personne peut s’en aller?
P.A.: Oui. Il arrive qu’on rende une ordonnance de fin d’hospitalisation mais c’est assez rare parce que, au bout d’un moment, l’hôpital décide que le patient peut rentrer chez lui. Je n’ai pas de souvenir de cas où le patient veuille rentrer, demande et obtienne une expertise favorable à sa sortie contre l’avis de l’hôpital. C’est théoriquement possible, mais les hôpitaux sont tellement chargés que dès qu’ils peuvent faire partir les gens, ils le font. Ensuite, c’est au tuteur s’il y en a un de suivre l’évolution, mais ce dernier s’occupe plutôt de gestion car encadrer quelqu’un de manière régulière pour vérifier qu’il prenne les médicaments prescrits, qu’il s’alimente convenablement, qu’il entretienne son intérieur, représente un travail qui dépasse les possibilités pratiques des offices de tutelle. On compte quand même un peu sur la cellule familiale pour suivre ce genre de cas.
C.K.: Qu’en est-il de la révision du code pénal, entrée en vigueur début 2007?
P.A.: Jusqu’ici, pour les alcooliques et les toxicomanes qui tombent sous le coup de l’article 44, on a des mesures de type stationnaire ou ambulatoire. La technique veut qu’on prononce une peine, qu’on l’assortisse ensuite d’une mesure. Soit on suspend la peine au profit de la mesure, soit on fait exécuter les deux en même temps, ce qui est plus rare, les établissements carcéraux étant fâcheusement mal dotés pour faire suivre des traitements. Ces mesures s’adressent plus aux toxicomanes qu’aux alcooliques, essentiellement parce qu’ils sont plus sujets à passer devant les tribunaux.
Quand on ordonne un traitement en milieu stationnaire, c’est en général une mesure qui suspend l’exécution d’une peine ferme, soit qu’elle soit supérieure à 18 mois, soit que les conditions du sursis ne soient plus réunies. Si la peine est inférieure à une année, il faut pratiquement que la personne soit volontaire car beaucoup de traitements sont susceptibles de durer plus d’une année; par conséquent, la loi du moindre effort incite souvent les intéressés à préférer une peine d’une durée déterminée à une mesure d’une durée indéterminée potentiellement plus longue. Pour les plus longues peines, la crainte de la prison peut être un bon moteur pour convaincre les gens de se soigner.
Pour les cas moins lourds, ou lorsque l’intégration sociale reste suffisante, on peut ordonner un traitement ambulatoire. Il y a là une petite hypocrisie par rapport à l’application de la loi, qui dit qu’on ne suspend l’exécution de la peine que si le traitement ambulatoire est incompatible avec l’exécution de la peine. Que veut dire incompatible? Un traitement à la méthadone assorti d’entretiens avec un psychiatre sont rarement incompatibles avec l’exécution d’une peine, mais le réseau de surveillance mis en place avec, parfois, l’intervention d’un service de probation permet souvent d’obtenir de meilleurs résultats qu’une détention, laquelle reste donc le plus souvent à l’état de menace.
Ce qui est très nouveau dans la révision du code pénal entré en vigueur le 1er janvier 2007, c’est le système des peines. Pour les plus courtes, jusqu’à six mois, le principe veut que l’on évite désormais les peines privatives de liberté au profit des peines pécuniaires (par l’institution du jour-amende) ou du travail d’intérêt général. Or la loi ne prévoit pas, à juste titre, que l’on puisse suspendre une telle peine au profit d’une mesure, ce qui n’aurait aucun sens. Cela mettra donc un terme à la possibilité d’inciter les toxicomanes et les alcooliques ayant commis des infractions peu graves à profiter de l’occasion pour entreprendre un traitement ambulatoire, ce qui se faisait assez fréquemment jusqu’ici, surtout dans la canton de Neuchâtel qui, je crois, utilisait cette faculté plus que d’autres, avec des résultats parfois encourageants.
Pour ce qui est du système du jour-amende, rappelons qu’il consiste à fixer la culpabilité de l’auteur en jours, comme par le passé, et à convertir chaque jour en un montant déterminé, de 1 à 3000 francs, en fonction de la situation de chacun. Il n’y a pas besoin de faire un dessin pour imaginer que, pour la population en cause, le tarif sera plus proche de 1 franc que de 3000! Certains sont d’avis qu’il faudrait fixer un minimum à 30 francs, mais le législateur a précisément refusé un amendement visant à fixer un minimum de 10 francs; je vois mal que les juges puissent faire le contraire. II reste que le rapport entre 20 jours d’emprisonnement et une peine pécuniaire de 20 francs ne saute pas aux yeux…
Un autre obstacle pratique surgira puisque le nouveau droit exige que le juge dispose d’une expertise pour ordonner une mesure. Le Conseil fédéral, dans son message, expliquait que, vu le coût des mesures, il était nécessaire de s’assurer de leur utilité. Il ne faut pas avoir vu beaucoup de toxicomanes ou d’alcoolique dans sa vie pour être aussi catégorique, et il ne faut pas avoir passé des heures entières au téléphone à rechercher désespérément un expert pour être aussi exigeant. Ce qui se passera c’est que, faute d’experts, les tribunaux envisageront moins facilement des mesures alors que je reste convaincu que, dans l’ensemble, elles sont plus efficaces à long terme que les peines. En d’autres termes, les mesures ne seront désormais réservées qu’aux cas les plus graves. Les autres feront simplement l’objet de sanctions. Il reste toutefois une possibilité, assez riche, il faut l’avouer, qui est la règle de conduite fixée lors de l’octroi d’un sursis. Il ne s’agit plus d’une mesure à strictement parler, mais cela y ressemble tout de même. Sauf que la menace de l’exécution de la peine ne sera vraiment dissuasive que lorsque cette dernière sera une peine privative de liberté, par définition supérieure à six mois, ce qui exclut tout de même une bonne partie de notre «clientèle».
C.K.: Pour vous, la modification du système de peines ne va pas dans le bon sens?
P.A.: Naturellement, je vous dirais non, mais je modère un peu mon propos d’abord parce que je n’ai pas fait de statistiques sur l’efficacité des courtes peines. J’ai de mon côté beaucoup pratiqué, quand j’étais juge d’instruction, la mise en détention préventive d’une dizaine de jours; il me semblait qu’un bon coup d’arrêt était assez efficace et que cela permettait ensuite de prononcer des peines moins lourdes soit avec sursis soit assorties d’un traitement. En d’autres termes, le premier rappel à l’ordre permettait davantage de clémence par la suite. Les experts qui ont présidé à la révision ont estimé que ce n’était pas le cas, il est possible qu’ils aient raison. Je crains toutefois que le fait de n’avoir plus à craindre une peine de détention rende l’appareil judiciaire moins redoutable.
C.K.: Pourquoi le canton de Neuchâtel a-t-il été un grand consommateur de mesures ambulatoires?
P.A.: C’est assez difficile d’expliquer comment naît une habitude. Cela peut provenir de la conjonction de quelques juges qui ont une même opinion sur cette question et qui disposent de médecins ou d’institutions spécialisées avec lesquels la collaboration est efficace. Une fois l’habitude prise, elle demeure car aussi bien les juges que les avocats ou même les principaux intéressés ne remettent pas chaque jour en question leurs pratiques et leurs attentes. Au demeurant, je crois pouvoir dire que le système n’était pas mauvais même s’il peut être assez lourd à gérer pour le juge qui doit suivre une vingtaine de mesures en même temps, en rappelant à l’ordre tous ceux qui doivent l’être. En effet, à défaut d’une certaine surveillance, la mesure ne produit que rarement les fruits que l’on en escompte. Je ne serais pas loin de penser que le temps que j’ai investi à ce sujet, même s’il m’a parfois paru excessif, était celui que, comme juge pénal, j’utilisais le plus utilement. C’est aussi la meilleure manière de créer un contact de quelque qualité avec les justiciables et il n’est pas rare que j’en aie ressenti les fruits au hasard d’une rencontre sur la plate-forme arrière d’un bus ou dans un café.
C.K.: Pour une peine de 3 mois, pendant combien de temps effectue-t-on un suivi?
P.A.: Dans certains cas, on a vu des traitement traîner pendant dix ans, mais il s’agit certainement d’une erreur. Mais il faut avouer que le traitement d’un alcoolique ou d’un toxicomane peut être long. Bien sûr, plus le temps passe, plus la menace de l’exécution de la peine s’estompe car il n’est naturellement plus question de faire exécuter une peine de quelques semaines après cinq ans, même si la mesure n’a pas apporté tous les résultats que l’on en attendait.
En général, une bonne mesure bien suivie ne devrait pas dépasser deux ans. Cela dépend en grande partie aussi des possibilités de réinsertion professionnelle de l’intéressé. Or nombreux sont ceux qui ont constaté l’effet pervers de la relative générosité de l’assistance publique: si vous gagnez autant en ne faisant rien qu’en exerçant une activité pas forcément passionnante, la tentation peut être forte de se contenter de l’assistance. Et il est difficile de changer de mode de vie (et de consommation) quand sa seule vie sociale se déroule au café.
C.K.: Oui, il faut un moteur, quel rôle joue la contrainte, votre rôle?
P.A.: Si vous recevez une convocation pour aller au tribunal, même pour un témoignage, vous n’êtes pas très à l’aise. L’autorité reste troublante pour presque tout le monde. A plus forte raison pour des gens qui savent qu’ils ont commis des infractions en consommant des stupéfiants. Le simple fait de les convoquer au poste est déjà un acte qui peut paraître grave. Même avant la moindre sanction, il y a déjà des prises de conscience souvent bénéfiques. Quand en plus il y a une mise en détention préventive, il y a ce choc psychologique de se dire «eh bien! moi, maintenant, je suis en prison». Ce lieu dont on parle aux enfants, qui semble plus mythique que réel, tout à coup le devient très concrètement. Vous vous dites: «qu’est-ce que je suis en train de faire de ma vie» et je pense que c’est un moteur non négligeable. C’est pour ça que j’estime que la peine de privation de liberté est une bonne menace. Et je suis parfois abordé par des gens que j’ai privés de leur liberté quelque temps et qui vont jusqu’à m’en remercier. On ne peut donc pas dénier toute utilité à cette forme de sanction. J’ai par conséquent quelques craintes à propos de la nouvelle loi, mais attendons une année ou deux pour tirer des conclusions mieux documentées.
C.K.: Pour terminer, quelles ont été les raisons de cette révision du code pénal?
P.A.: Il faut dire tout d’abord que le système est très lent. Au cours des siècles, les théories pénales changent beaucoup: on a pensé longtemps que la torture était une bonne chose; puis la prison, qui est une institution qui nous vient de la Révolution française, a traversé plusieurs périodes très différentes. Pour ce qui est de la révision actuelle, elle reflète les conceptions qu’on avait de l’exécution des peines il y a une trentaine d’années, conception qui se basait sur une société qui a beaucoup évolué depuis lors. Il me semble que le code que nous venons de modifier était assez bien adapté à notre type de société. Avec le nouveau code, on s’en prendra d’abord au patrimoine des gens, et plus accessoirement à leur liberté; c’était un bon système dans les années 70, qui connaissait moins de laissés pour compte. Avec le type d’immigration que l’on connaît aujourd’hui, qui amène dans notre pays une foule de malheureux totalement désargentés et passablement perdus, les nouvelles peines seront vraisemblablement inadaptées. Pour ceux d’entre eux qui, en plus, consomment de la drogue ou de l’alcool dans l’illusion de se rendre la vie moins amère, notre possibilité de réagir sera fortement amoindrie. Outre les problèmes d’ordre public que cela pourra poser, il faudra vivre avec la frustration de voir ces gens se détériorer la santé morale et physique sans que nous puissions faire grand-chose pour eux. Cela étant, on doit reconnaître que les juges ne brillent pas par leur esprit novateur et peut-être que ces craintes ne s’avéreront pas. C’est tout ce qui me reste à espérer.