décembre 2006
Cédric Fazan, Directeur d'Action Communautaire et Toxicomanie, Vevey
Depuis plusieurs semaines, Louis est agité, agressif, confus. Son état psychique et somatique se dégrade dangereusement. Socialement, rationnellement, sa situation, stabilisée il y a peu, se péjore rapidement. Depuis trois ans qu’il fréquente notre centre d’accueil, ce n’est pas la première fois qu’il descend lentement vers le fond de ce qu’il appelle «sa folie».
Maltraitance, abus sexuels et consommations diverses et variées l’ont menés très jeune dans les institutions du pays. Il y a fait ses armes. De résidentiels à mission socioéducative, il passe dans les murs des établissements à caractère pénal, pour effectuer plusieurs séjours en milieu psychiatrique. Trentenaire, il revendique un statut de caïd. L’équipe le connaît bien et l’a accompagné dans les montagnes russes psychotiques qu’il emprunte de manière cyclique. Les psychiatres qui l’ont évalué enfant et expertisé adulte le décrivent en vocable savant dans les différents rapports exigés par la justice. Il les a lus et si les terminologies scientifiques s’avèrent hermétiques pour lui, il a en revanche bien retenu le sens de la description que les spécialistes brossent de sa personnalité.
Son caractère a-social, une forme de schizophrénie soutenue par une sévère paranoïa, bref sa dangerosité. Sans tomber dans le mélodrame, Louis est un caïd dehors, un gamin écrasé dedans et à tout prendre il choisit d’endosser l’habit du caïd. Après une période de stabilisation, durant laquelle il suit une thérapie soutenue par traitement médicamenteux administré par injection au vu de son incapacité ou sa réticence aux soins, il dit aller mieux et décide de tout arrêter.
L’explication de fond sort lors d’une de ses crises: les médicaments perturbent sa libido, il ne se sent plus un homme. Il reprend son automédication par la consommation de psychotropes, avec une préférence pour le free base, tandis que l’alcool potentialise les consommations. Et, un début de semaine, il annonce qu’il part pour la Hollande tantôt pour y rejoindre une fille, mannequin évidemment, tantôt pour un mystérieux contrat.
Habitués à ces deux registres, nous le calmons et pensons le revoir avec d’autres projets le lendemain. Le jeudi, il prend le train de nuit. Quatre jours plus tard, il réapparaît: sans titre de transport, il a été intercepté et renvoyé en Suisse avec une liasse d’amendes en guise de souvenir du pays des Tulipes. Le mardi suivant, il annonce qu’il part habiter à Berne, le mercredi c’est en Valais, il hésite encore, mais il demande de l’aide à grands cris. Il a un logement assumé par l’Office du Tuteur Général avec lequel nous collaborons le plus étroitement possible… au gré de la folie et des passages de Louis. Il ne veut plus y habiter, car il s’y sent en danger.
Parano? Après vérification, son appartement est réellement insalubre et ouvert à qui a besoin d’un abri pour consommer. Louis ne s’y sent plus en sécurité et somme sa tutrice de lui payer l’hôtel en attendant un vrai logement. Demande évidemment hors norme et hors logique. Les deux institutions lui proposent de chercher un autre lieu de vie qui lui permettrait de se recentrer. II accepte, mais aucune proposition ne lui convient. Pour le moment, il prend ses douches à ACT et hurle ses peurs durant ces moments de mise à nu, il dort là où on l’accueille, soit dans des lieux de consommations sauvages ou dans la rue, oublie de manger, mais prend un soin extrême à faire sa lessive et son repassage, parle seul et profère des menaces à quiconque l’approche, puis se confie les larmes aux yeux ou déballe son intimité à l’assemblée gênée. La réalité lui échappe de plus en plus et son côté paranoïaque grandit. Les professionnels qui l’entourent sont perçus comme autant de menaces. En effet, il veut déposer plainte auprès du médecin cantonal, car le corps médical veut l’endormir et lui enlever, c’est le motif de sa résistance, sa virilité à grand renfort de médicaments injectés. Quant à l’Office du Tuteur Général, il utilise son pécule pour fournir ses collaborateurs en ordinateurs flambant neufs. Enfin, les éducateurs d’ACT veulent l’hospitaliser, car nous sommes membres d’une secte très mystérieuse et puissante. Il rejette alors toute forme d’aide. Aide qui se resserre au vu de la dégradation de sa situation jusqu’à des tentatives de contrainte par un cadre plus strict. Il fuit.
Son état général se dégrade davantage. Il prend des risques considérables régulièrement en se plaçant dans des situations de violences (risques d’overdose, échange de matériel de consommation, relations sexuelles non protégées, bagarres, délits, etc.). II met clairement et sérieusement sa vie, et celle des autres, en danger. Les professionnels ont déjà à plusieurs reprises demandé l’hospitalisation d’urgence de Louis. Mais cela, cette fois-ci, nous le savons, ne suffira pas. En effet, il a fait des passages à l’hôpital psychiatrique lors de crises; passages éclairs, pour lesquels il était parfois consentant, ou du moins soulagé dans un premier temps que l’on ait pris soin de lui. Ces brèves hospitalisations se sont, sauf erreur, toutes soldées par ce qu’il appelle fièrement des «évasions». Les équipes psychiatriques expriment bien les limites de leur intervention: Louis part de la section dans laquelle il a été accueilli, en mettant en danger autrui et lui-même, mais quelques minutes après, il veut dormir dans le hall d’entrée de l’hôpital. ACT a encore une relation de confiance minimale avec Louis; naïvement nous nous croyons encouragés à lui proposer une nouvelle fois une hospitalisation volontaire. Son refus est catégorique, ceci d’autant plus qu’à son avis tout va bien et nous rappelle que les médecins veulent le «lobotomiser». Nous sommes éducateurs de terrain et travaillons avec la libre adhésion de la personne. Dans l’impasse et au nom d’un devoir éthique d’assister toute personne en danger, nous nous sentons légitimés à entamer une dynamique de PLAFA.
Quelle que soit notre sphère professionnelle, nous assistons à la descente de Louis. ACT, avec d’autres partenaires, propose la piste d’une PLAFA. Comme souvent, une course d’obstacles va débuter. Une course d’autant plus complexe que tous les protagonistes sont des professionnels compétents, conscients de leur mandat et des implications d’une telle décision, que le temps presse et que l’individu mis sous pression a tendance à disparaître de la circulation tout en amplifiant ses comportements à risques. Et c’est précisément dans ce plan de réductions des risques et d’aide à la survie que nous travaillons en tension avec Louis.
Deux pistes s’offrent à nous: premièrement, le signalement direct à l’autorité compétente, soit, dans le canton de Vaud, la Justice de Paix. Dans les faits, en regard de l’urgence des situations vécues par la population toxicodépendante, cette façon d’opérer s’avère souvent trop lente. Ainsi, d’entente avec la tutrice, laquelle signale le cas à la Justice de Paix en vertu de son mandat, nous saisissons la deuxième piste: le recours à la sphère médicale. En ce qui concerne les toxicodépendances, la décision médicale consiste en une PLAFA qui sera confirmée par la Justice de Paix. Ceci dit, à notre connaissance, le médecin peut décider de manière autonome, sans soumission à la Justice de Paix, d’une PLAFA en cas de maladie mentale. Et, dans le champ des dépendances, la notion de comorbidité permet une certaine autonomie aux praticiens. II est également important de souligner que dans tous les cas, une PLAFA peut faire l’objet d’un recours. La question reste: qui peut l’engager? Le patient? Son représentant légal?
Louis a fait sauter tous les cadres dans lesquels il était pris en charge. Il n’a plus de médecin traitant. Nous sollicitons les collègues médecins avec lesquels nous collaborons régulièrement. Ils sont d’accord… de le recevoir. Louis refuse de s’y rendre, même accompagné. Même résultat pour la piste hôpital. Le temps court et Louis aussi. II court après les produits, les combines, un toit, une amie, sollicite de l’aide, la refuse, fuit, revient. Lors d’une crise, nous appelons le médecin de garde.
Réticent, au téléphone, il explique qu’il est médecin spécialiste et ne connaît que peu les questions de dépendance ou de problèmes psychiatriques telles que nous les lui décrivons. La décision d’une PLAFA n’est pas une affaire à prendre à la légère; nous ne pouvons que le comprendre. Il nous aiguille légitimement vers l’hôpital, lieu de gestion de la crise. Nous ne pourrons et ne voulons pas l’y amener de force. De plus, dans notre expérience, rares sont les services des urgences et le psychiatre de garde, s’il y en a un dans l’hôpital, qui prennent la responsabilité d’une PLAFA. Pour les mêmes légitimes raisons que celles du médecin de garde, ils hospitalisent d’office en urgence le patient. Ce dernier ressort au maximum trois jours plus tard sans avoir reçu de soins s’il n’en désire pas. Nous argumentons.
Pour un peu, pour que la chute de Louis puisse ralentir, nous ferions même le téléphone à genoux. Nous craignons pour sa vie. Le disciple d’Hippocrate cède. Il est prêt à se déplacer… trop tard. Louis est parti du centre. Les éducateurs de rue d’ACT l’ont aperçu quelques fois sans parvenir à le décider de prendre sa santé en mains. Louis a disparu depuis plusieurs jours. Finalement, sous la pression de l’Office du Tuteur Général, la décision de la Justice de Paix en faveur d’une PLAFA est prononcée. Louis est amené manu militari par la police à l’hôpital psychiatrique. Dorénavant, s’il fuit, il sera dénoncé à la police qui aura la mission de le ramener. La responsabilité de l’exécution du PLAFA repose dès lors sur les épaules de l’équipe de l’hôpital psychiatrique.
Enfin! Nous soulagés de savoir Louis, qui a frôlé la mort tant de fois, un instant protégé. Soulagement de courte durée. Nous sommes rôdés aux paradoxes de notre métier, mais tant de questions se posent et nous bousculent. Vont-ils pouvoir l’aider à l’hôpital psychiatrique? Se laissera-t-il seulement aider par ceux-là mêmes dont il se méfie tant, qu’il rend responsables de son état? Dans sa crise, pourront-ils faire autre chose que le contenir à grand renfort de calmants? Les professionnels de la psychiatrie nous ont expliqué les paradoxes auxquels ils vont devoir faire face, l’aménagement des règles spécialement pour Louis, la tension entre la contention et les soins, etc. Alors que nous travaillons au quotidien sur la base de la libre adhésion, nous avons pourtant signalé et appuyé une décision qui enferme Louis. Nous fera-t-il encore assez confiance pour que nous puissions l’épauler dans la reconquête de son autonomie? Nous connaissons la notion d’aide contrainte, ses potentiels et ses limites. Nous avons totale confiance en nos partenaires de l’hôpital psychiatrique pour saisir avec ce jeune gars de 30 ans disloqué l’opportunité de l’aider pour accéder à un mieux-être. Mais nous savons que le temps presse, que l’hôpital est un lieu de gestion de l’urgence et de la crise, qu’il ne pourra pas y rester indéfiniment et que le traitement ne va pas de soi.
Les contours légaux de la Privation de Liberté À des Fins d’Assistance sont prévus dans les articles 397ss du Code Civil Suisse. Cette mesure tutélaire consiste à priver momentanément de liberté toute personne ayant besoin d’aide, de soins. Pour rappel, les mesures tutélaires sont destinées à des individus qui n’ont plus l’entière capacité de décision, de jugement. Le CCS prévoit donc de protéger les individus qui ont besoin d’aide, mais ne peuvent la demander par manque de capacité de discernement, par une forme d’aide contrainte dont le but est à la fois de protéger l’individu et la collectivité. Les textes mentionnent notamment les personnes atteintes de maladie mentale, de toxicomanie, alcoolisme compris, et de grave état d’abandon.
La PLAFA n’est pas synonyme de thérapie, de soins somatiques et/ou psychiatriques. Ainsi, les textes légaux parlent d’«établissements appropriés» nécessaires pour assurer une PLAFA. L’établissement tout désigné par la Justice pour remplir cette fonction est l’hôpital psychiatrique. Un lieu adapté, mais sans outil? La question se pose alors que la loi n’autorise en aucun cas à administrer un traitement contre la volonté de la personne. De fait, il existe un inconfort pour les équipes médicales. Avec une PLAFA émanant de la Justice de Paix, les professionnels des hôpitaux psychiatriques vivent difficilement le décalage entre leur mission médicale et ce mandat judiciaire qui les placent dans une posture proche du personnel pénitentiaire. Le fait qu’en cas de départ du patient, la procédure exige qu’il soit recherché par les forces de l’ordre et ramené à l’hôpital, illustre la complexité du travail psychothérapeutique dans un tel régime de contrainte. Bien sûr, on peut certes parier que l’aide contrainte débouche sur une adhésion du patient et qu’une relation thérapeutique puisse démarrer. Un autre paradoxe encore: la mesure de PLAFA devrait être levée par l’autorité compétente dès le moment que preuve est faite que l’individu ne représente plus un danger pour lui ou autrui. Comment celui-ci peut-il accéder à ce nouvel état sans recevoir de soins? Faut-il comprendre la PLAFA comme une première étape, contraignante, dans un processus plus long de soins cette fois-ci? Lourde responsabilité pour les équipes soignantes. Une responsabilité qu’il est impératif de partager avec les autres acteurs de terrain dans une perspective à la fois de soins et d’insertion sociale.
Il paraît évident que la PLAFA doit être solidement motivée pour se permettre de priver un individu de son droit à la liberté. La responsabilité que la médecine endosse ne va pas de soi. La connaissance de l’individu et de sa trajectoire semble s’imposer pour prendre une telle décision. Or ce n’est pratiquement jamais le cas. Lorsque les travailleurs sociaux (dans notre exemple, ceux de l’OTG et d’ACT), lesquels connaissent bien la personne en souffrance, appellent en urgence un médecin de garde ou recourent au service des urgences d’un hôpital, il arrive parfois que ladite personne se présente sous un jour suffisamment favorable pour qu’aucune décision ne se prenne du côté médical. Cette description anecdotique illustre bien la dichotomie existant entre la connaissance du patient et le pouvoir de prononcer une PLAFA. Il est fréquent que le travailleur social reste face à l’usager avec un sentiment de frustration de ne pas avoir été crédible et une bonne dose d’inquiétude pour l’avenir de celui qu’il est censé aider.
Heureusement, nos collaborations avec les médecins spécialistes en dépendance de la région permettent de débloquer des situations graves. La connaissance mutuelle des équipes permet un niveau de confiance suffisant en vue de coopérations pour l’usager, que cela débouche rapidement sur une réponse adéquate: aide ambulatoire ou PLAFA.
Comme imaginé plus haut, la PLAFA est une solution extrême pour freiner la chute d’une personne qui n’a plus de discernement. Première étape, donc. La suivante peut être celle de la stabilisation. Déjà dans cette phase, par des bilans et un réseau interprofessionnel fort, il est important que les acteurs offrent leur collaboration en vue de la sortie de l’hôpital. Dans le cas de Louis, la tutrice s’est chargée de trouver un lieu de traitement médicosocial, les éducateurs d’ACT et les infirmiers en psychiatrie ont assuré les visites et les transports dans le but de maintenir le lien et d’accompagner Louis dans une nouvelle perspective. II est actuellement dans un établissement médicosocial depuis quelques semaines. Lors d’une courte fugue, Louis est venu au centre, il a pu et su retourner dans son lieu thérapeutique.
Le lien est maintenu et les professionnels de la santé et du social restent dans la course afin de préparer l’insertion sociale. Le chemin est long pour Louis et les autres personnes que nous avons accompagnées dans ces moments. Cela dit, si un nouveau cas devait se présenter, nous mettrons en marche le processus de la PLAFA, avec les mêmes hésitations, les mêmes perplexités face à la dichotomie entre ceux qui ont le pouvoir dans les mains et qui hésitent légitimement à l’exercer et ceux qui accompagnent la personne sur le terrain depuis longtemps, les mêmes révoltes face à nos résistances et à la lenteur des procédures, les mêmes angoisses face à une telle décision et un espoir dans le paradoxe que priver quelqu’un de sa liberté peut être la première étape pour qu’il la revive un jour.