décembre 2006
Aline Keller, collaboratrice scientifique à Infodrog (Centrale nationale de coordination des addictions)
Dans une Suisse multiculturelle, il est bien évident que la population des toxicomanes comprend elle aussi des personnes provenant d’horizons multiples. Nombre de professionnels sont en contact avec des migrants, qu’il s’agisse de policiers ou de travailleurs sociaux. Lors de ces interactions, un toxicomane migrant est-il traité différemment d’un toxicomane suisse? Quelle attitude adopter face à une personne migrante: la même qu’avec une personne suisse ou existe-t-il des règles spécifiques à chaque culture? Quelles sont les problématiques rencontrées lors d’échanges avec des migrants? Mais aussi quelles sont les ressources de cette population et comment faire en sorte qu’elles soient utilisées? Que veulent dire au juste les termes transculturel et interculturel (voir encadré)? Cette journée était l’occasion de discuter ces questions à travers des situations concrètes et des exemples de bonnes pratiques pouvant être intégrés dans le quotidien des professionnels. La migration est un sujet sensible qu’il est essentiel d’aborder tout en étant attentif à ne pas créer de nouveaux stéréotypes. II ne s’agit pas de mettre à part les personnes migrantes mais bien de tenir compte de leurs spécificités afin de les soutenir au mieux dans la tâche qui est la nôtre.
Dans le but de développer le travail avec les migrants, il est essentiel de se baser sur le contexte réel et observable de nos villes, de nos cantons et de nos régions et de se démarquer du contexte flou auquel nous renvoient certaines lois. Une des réalités de Bâle est la multiplicité des appartenances culturelles: 40 à 50% des enfants et adolescents ont leurs racines dans plus de 160 pays. Au regard de cette réalité, différents projets sont développés sous la direction de M. Kessler, délégué cantonal pour les questions d’intégration et de migration à Bâle. Ces projets visent avant tout à favoriser l’intégration des migrants. D’un côté, il s’agit de promouvoir leur intégration (information, cours de langue, etc.) et de l’autre, d’avoir des exigences envers eux (le respect des lois, l’envie de s’intégrer, etc.). Les migrants sont également vus comme des ressources essentielles: ils nous permettent de comprendre les codes culturels qui sont les leurs et ainsi de pouvoir agir de manière adéquate. Du côté de la police, par exemple, certains codes culturels ont été enseignés par des «Cours d’Afrique pour policiers».
Malgré quelques réticences de la part des travailleurs sociaux au début de la démarche, le projet sip züri (Sécurité Intervention prévention réunissant un team multidisciplinaire et multiculturel) a permis une collaboration efficace avec la police.
M. Fischer, directeur de ce projet, et Mme Grassi, travailleuse sociale au sip züri à Zurich, ont mis en avant l’importance d’une collaboration avec la police pour améliorer tolérance et co-existence entre les différents groupes se réunissant sur les places publiques. Par une communication sur les conflits rencontrés, sur les problèmes de santé et sur les problèmes sociaux dans le domaine de la toxicomanie, une meilleure qualité de vie dans les espaces publics zurichois a été possible.
Intégrer la famille de la personne dépendante dans le processus d’aide est positif et semble même nécessaire lorsque la personne est migrante. M. Bertoli, responsable du centre de consultation Contact de Bienne et M. Rufener, responsable adjoint de la Réduction des Risques au Réseau Contact de Berne, ont expliqué que l’influence de la famille chez la plupart des migrants est telle qu’un travail avec la famille est indispensable. En effet, si la famille n’est pas intégrée au processus, elle ne soutiendra probablement pas la démarche, par crainte et incompréhension. Il est également primordial de sortir des murs de l’institution pour se rendre dans les familles mais aussi sur les lieux de rencontre des migrants afin de donner des informations sur notre travail et ainsi toucher davantage les personnes ayant un problème de dépendance.
Les traumatismes vécus par certains migrants dans leur pays d’origine rendent parfois la prise de distance nécessaire des professionnels difficile. Sans mettre de côté l’importance de cette prise de distance, M. Marion-Veyron, psychiatre et chef de clinique à la Consultation psychothérapeu-tique pour migrants-es à Appartenances à Lausanne, a soulevé la nécessité de connaître le parcours de la personne pour la soutenir efficacement dans sa démarche. D’autre part, M. Marion-Veyron observe dans sa pratique que beaucoup de migrants éprouvent un déficit du sentiment de sécurité et que la reconnaissance de ce déficit est essentielle, notamment pour créer un climat de confiance en-tre la personne et le professionnel. En outre, l’utilisation de substances psychotropes relève parfois d’un contexte particulièrement traumatisant. Etre drogué pour pouvoir tuer est une réalité des enfants soldats (très différent de se droguer). Ce lien très particulier à la substance doit être pris en compte dans notre travail.
La rencontre avec une personne d’une autre culture provoque très souvent des tensions parce que nos valeurs et nos références identitaires sont différentes des siennes. Dans les échanges entre professionnels et migrants, de telles tensions sont fréquentes. De plus, le professionnel éprouve souvent des tensions entre ses propres valeurs éthiques et professionnelles et les lois qu’il se doit de respecter (par exemple lors de soins donnés à des clandestins). Selon M. Muller, responsable de projet et formateur à l’Organisation suisse d’aide aux réfugiés OSAR à Lausanne, une manière de réduire ces tensions est de développer davantage la formation continue sur les compétences culturelles, celle-ci étant, en Suisse romande notamment, encore trop souvent lacunaire. De plus, pour favoriser la collaboration entre policiers et travailleurs sociaux, il serait intéressant de proposer une formation continue avec un tronc commun sur le thème de «la posture culturelle» par exemple.
Cela permettrait sans doute une meilleure reconnaissance mutuelle et des discussions sur les outils que sont la prévention et la médiation, outils qu’ils utilisent de manières différentes puisque leurs mandats respectifs sont différents (aider versus faire respecter les lois). Cela n’empêcherait pas la mise en place de modules spécifiques pour l’une et l’autre de ces deux catégories de professionnels. Pour M. Delachaux, membre du service de psychologie de la police genevoise, les policiers ne peuvent pas suffisamment débattre des questions concernant les migrants (par exemple: qu’est-ce qu’un acte discriminatoire?). Ces modules spécifiques pourraient alors traiter de ces questions. Il est également nécessaire d’informer davantage les migrants sur notre système de police. Par exemple: quelles questions les policiers peuvent-ils poser? Jusqu’où peuvent-ils aller? Où commence la discrimination?
La nouvelle loi sur les étrangers votée en septembre de cette année semble créer davantage de problèmes qu’elle n’en résout. Selon M. Achermann, avocat à Berne, la loi ne nous aide pas dans de nombreuses situations. Par exemple dans le cas de personnes provenant du Caucase qui sont sous traitement de méthadone et qui doivent être expulsées, rien ne stipule dans la loi qu’ils ont le droit d’être sevrés avant de partir. Ce sont des questions de santé dont la société se doit de débattre aujourd’hui. Les conséquences de ces lois et les responsabilités qui incombent aux différents acteurs restent souvent mal définies concrètement.
Certaines incohérences au niveau politique ont des conséquences directes sur le terrain et ce sont les professionnels qui doivent finalement les assumer. C’est notamment le cas des expulsions de migrants toxicomanes. Pour contrer cela, Mme Fehr, Conseillère Nationale au parti socialiste, met en avant le fait que les professionnels du domaine des dépendances ont un rôle à jouer pour éveiller la conscience politique sur certaines problématiques telles que «migration et dépendance». Les professionnels ont la possibilité de réclamer un soutien politique pour débattre de certaines questions. De plus, la politique a un rôle important à jouer dans le domaine des dépendances et de la migration, notamment en favorisant les forces qui limitent la dépendance. Améliorer la santé des migrants, c’est augmenter ces forces. Il en est de même lorsqu’on améliore la santé psychique, le sentiment de sécurité, les possibilités de travail, etc.
M. Spieldenner, médecin et chef de la division «Programmes nationaux de prévention» à l’Office fédéral de la santé publique (OFSP) explique que dans la stratégie «Migration et Santé» 2002-2007 de l’OFSP 1, un des objectifs est d’améliorer la santé des migrants. L’OFSP développe d’ailleurs des lignes directrices pour les actions menées dans les institutions et dans les cantons. Baisser les barrières d’accès aux offres de soin pour les migrants en mettant en place des mesures adaptées en fait partie. Le thème de la migration étant un thème transversal, il doit être pris en compte dans la plupart des projets du domaine des dépendances. Afin de développer davantage cette thématique, Infodrog va poursuivre ses activités sur ces questions et prévoit notamment d’organiser une journée nationale qui traitera des aspects «migration et dépendance». En Suisse, le pourcentage de migrants étant élevé, il est crucial d’apprendre à vivre ensemble pour construire une société dont la culture se définit par l’ensemble des richesses qui la compose.