décembre 2006
Philippe Jaquet, directeur-adjoint pédagogique, Fondation Les Oliviers, Le Mont-sur-Lausanne
Dans le chapitre VI du Code civil suisse (De la privation de liberté à des fins d’assistance, à l’article 397a et suivants), il est mentionné que:
1 Une personne majeure ou interdite peut être placée ou retenue dans un établissement approprié lorsque, en raison de maladie mentale, de faiblesse d’esprit, d’alcoolisme, de toxicomanie ou de grave état d’abandon, l’assistance personnelle nécessaire ne peut lui être fournie d’une autre manière.
2 En l’occurrence, il y a lieu de tenir compte aussi des charges que la personne impose à son entourage.
3 La personne en cause doit être libérée dès que son état le permet.
Cet article a beaucoup ému les députés européens lors des premiers accords de Bruxelles, d’autant plus que cette période correspondait aux fêtes commémorant le bicentenaire de la révolution française: Qu’est-ce que c’est que ce petit pays au centre de l’Europe, qui plus est, n’en fait même pas partie, qui se permet de boucler les gens qui boivent trop d’alcool?
Serions-nous revenus au Moyen Age, au temps des serfs et des seigneurs? Les libertés individuelles et les droits de l’Homme seraient-ils battus en brèche, balayés, évacués, oubliés?
L’alcoologue français Pierre Fouquet définit l’alcoolisme comme étant la perte de la liberté de s’abstenir de boissons alcoolisées.
Que penser de l’exemple de cette dame occupant une place de travail hiérarchiquement élevée dans une grande banque de la place qui racontait qu’elle se levait deux heures plus tôt, afin d’avoir suffisamment de temps pour consommer l’alcool dont elle avait besoin pour pouvoir vaquer à ses occupations professionnelles sans trembler comme une feuille, en état de manque?
Cette même dame poursuivait la description des occupations de sa journée en disant qu’elle reconsommait un peu d’alcool à la pause durant la matinée et à midi, mais qu’elle avait un problème l’après-midi puisqu’il n’y avait pas de pause. Alors, été comme hiver, elle s’habillait d’un blazer avec, dans la poche intérieure gauche, une petite gourde incurvée remplie de whisky qu’elle absorbait de temps en temps à l’aide d’une paille, toujours pour ne pas se remettre à trembler, pouvoir poursuivre son travail et effectuer les tâches qui lui incombent.
La plupart des autres personnes consommant des boissons alcoolisées peuvent s’arrêter quand elles le désirent, même si les gros consommateurs ou les consommateurs à risque ont parfois quelques difficultés à le faire et peuvent présenter des problèmes de sevrage.
Mais qu’en est-il des 300’000 personnes alcoolo-dépendantes habitant notre pays?
Qu’en est-il quand la seule question de base de sa journée est: où et quand ma prochaine dose pour ne pas me retrouver en état de manque? Que faire lorsque je me rends compte que je ne peux plus m’en passer, ou plutôt lorsque je ne m’en rends pas vraiment compte et que je me berce encore de l’illusion que je suis maître de ma consommation, capable de tout contrôler quand bien même c’est l’alcool qui mène toute ma vie? Que faire lorsque, hier soir, j’avais décidé de boire deux verres de vin avec mon repas du soir et je me retrouve ce matin en ayant quasi vidé la cave sans savoir comment?
Caricature direz-vous! A peine; demandez donc à des personnes alcooliques ce qu’elles en pensent. Vous n’en connaissez pas? Allons donc, 300’000 personnes… il y en a forcément une quelque part dans votre entourage.
D’aucuns disent que c’est une question de motivation, qu’il vaut mieux faire confiance à l’intelligence plutôt qu’à la coercition. Mais quel est le pouvoir de mon intelligence lorsque mon organisme me demande sa dose quotidienne d’alcool pour encore fonctionner à peu près tant bien que mal?
Où est mon intelligence lorsque je vis de telles tensions, douleurs ou angoisses qui ne sont un peu calmées que par ma prise d’alcool ou d’autres produits? Que valent mes bonnes résolutions lorsque je n’ai plus aucun autre choix que de continuer à boire pour survivre?
Est-ce vraiment cela, la liberté…
Si une personne non dépendante peut contrôler sa consommation, qu’en est-il d’une personne dépendante?
Ceux qui pensent qu’il s’agit de faire de la prévention ne se trouvent-ils pas dans une logique de non dépendant en oubliant totalement la souffrance et l’impuissance face aux produits dans lesquels se trouvent les personnes dans l’impasse de la dépendance?
Alors, si mettant de la sorte ma vie en danger, on me prive de ma liberté de mouvement pour pouvoir m’assister, si l’on m’oblige à entrer dans l’une des institutions spécialisées du réseau de soins en matière de dépendance, on me force à entrer dans un programme me proposant de revivre.
Il est vrai que certaines personnes ne peuvent pas saisir la perche qui leur est tendue, restent bloquées contre cette décision et que les responsables du programme thérapeutique se retrouvent alors pieds et poings liés, mais il s’agit d’une petite minorité de personnes dépendantes placées.
Par contre, nous constatons que s’il est laissé suffisamment de place pour que la personne puisse laisser sortir son amertume, voire sa colère de se trouver placée et mise malgré elle face à la réalité des conséquences de sa consommation, elle peut alors aller au-delà et utiliser ce temps pour couper sa relation enfermante au produit et pouvoir réaliser sa situation telle qu’elle se présente réellement, dans une véritable alternative: mourir avec produit ou vivre sans produit.
Une très petite minorité de personnes choisit de mourir, alors que la grande majorité choisit de ne pas mourir et entre dans un processus de reconstruction qui va lui permettre de vivre.
L’expérience du terrain montre que c’est seulement lorsque la relation au produit a été coupée que la personne peut réellement voir sa vie avec le recul nécessaire lui permettant de refaire des choix.
Lorsque la personne et son accompagnant évaluent ensemble les comportements qui ont amené «la conséquence PLAFA», l’effet de la contrainte diminue fortement ainsi que les résistances liées à la frustration de l’annonce de la mesure.
Dès lors la personne peut réfléchir à ce qu’il convient de mettre en place pour que la contrainte disparaisse en investissant dans sa nouvelle vie sans, en mesurant les avantages et les inconvénients. C’est cette évaluation et le réapprentissage de la vie hors produits qui vont faire que la mesure va être utile et efficace.
Une privation de liberté à des fins d’assistance, comme l’abstinence n’est pas un but en soi, mais un moyen visant la perspective d’une vie heureuse. Nous constatons que c’est un moyen particulièrement efficace grâce à l’entourage résidentiel quotidien qui est proposé et que n’offrent pas d’autres types de programmes.
Non seulement la personne peut prendre des décisions de changement et d’orientations nouvelles pour sa vie, mais elle peut tester ses nouveaux choix dans un cadre sécurisant. C’est là tout l’avantage des programmes résidentiels que de ne pas laisser la personne seule face aux difficultés qu’elle rencontre quotidiennement au-delà de l’abstinence.
Ainsi, elle peut tester sa nouvelle vie sans produits au contact d’autres personnes: apprentissage d’un rythme de vie journalier régulier, apprentissage du respect des règles, d’une hygiène de vie, du respect de soi et des autres… C’est à partir de ce test «grandeur nature» que la personne pourra réellement faire des choix pour atteindre une nouvelle qualité de vie satisfaisante.
Dans notre pratique clinique, nous constatons que la privation de liberté à des fins d’assistance n’est pas la panacée, ni un remède miracle, mais une des portes d’entrées dans le réseau de soins parmi d’autres, moyen efficace pour permettre à une personne de recouvrer sa liberté.