décembre 2006
Olivier Guillod, Professeur de droit civil et de droit de la santé, Directeur de l'Institut de droit de la santé, Université de Neuchâtel
La place de la contrainte dans les soins médicaux a toujours fait l’objet de réflexions et de débats contrastés 1. D’un côté, la volonté de soigner la personne de son mal, au besoin en usant de procédés reposant si possible sur la force de persuasion, voire sur la force tout court. De l’autre, le respect de la volonté de la personne, qui reste libre de se soigner ou pas tant qu’elle ne met pas sérieusement en péril l’intérêt de tiers. Vaut-il mieux faire le bien de la personne contre sa volonté ou respecter la volonté de la personne même si elle se fait du mal? Bienfaisance ou autonomie?
Le dilemme demeure cornélien mais il faut s’en féliciter: la tension qu’il induit forcément chez les soignants ou les autres professionnels confrontés à de telles situations est le garant d’une prise de décision réfléchie, prenant en compte les intérêts contradictoires en jeu dans chaque situation particulière. Le jour où cette tension disparaîtra, il faudra commencer à s’inquiéter sérieusement: les prises de décision seront devenues mécaniques et auront perdu leur dimension véritablement humaine qui doit intégrer l’ensemble des paramètres individuels. Chaque profession construit des réponses avec les outils et les valeurs acquis dans le cadre de sa formation. Les soignants ont une tendance très nette à considérer chaque personne comme un cas unique. Les juristes ont au contraire une approche plus normative des problèmes, faisant la part belle au cas typique, censé représenter un grand nombre de situations suffisamment analogues. Dans les discussions entre professionnels de la santé et juristes, une tension liée aux différences d’approche s’ajoute ainsi à la tension fondamentale liée au conflit de valeurs (bienfaisance v. autonomie). Il vaut donc mieux accepter tout de suite l’idée que le consensus ne s’obtiendra jamais.
Du point de vue juridique, un traitement ne peut être administré sous contrainte que si une disposition légale le prévoit (exigence d’une base légale, art. 36 de la Constitution fédérale [Cst]) 2 car, quel que soit son but, il constitue une atteinte à un droit fondamental du patient (liberté personnelle, art. 10 Cst). Compte tenu tout particulièrement d’une profonde réforme en cours du droit de la tutelle (qui sera rebaptisé droit de la protection de l’adulte 3) et de l’entrée en vigueur de la révision du code pénal 4, il semble opportun d’examiner brièvement les modifications qu’il est prévu vu d’apporter à la situation juridique actuelle puis de s’interroger sur le rôle que la loi devrait jouer dans ce domaine délicat.
Actuellement, le droit fédéral ne donne pas de réponse univoque à l’usage de la contrainte dans le traitement médical en général ou dans le traitement des dépendances en particulier. Les réponses données en droit pénal ou en droit civil ne sont pas identiques. A l’intérieur du droit civil, les réponses varient en outre selon les cantons.
Si une personne a commis des infractions punissables pénalement et que la sécurité du public requiert son internement dans un établissement prodiguant des soins, le juge pénal peut ordonner un tel internement à l’égard d’un délinquant alcoolique (art. 44 du Code pénal [CP]) ou d’un délinquant dont l’état mental est anormal (art. 43 CP). Si l’auteur des infractions n’est pas dangereux pour autrui, le juge pourra ordonner un traitement ambulatoire. Dans ce cadre, l’usage de la contrainte pour administrer les soins ordonnés par le juge est admis 5.
Les nouvelles dispositions du code pénal (art. 56: principes; art. 59: traitement institutionnel d’un délinquant souffrant de grave trouble mental; art. 60: traitement institutionnel d’un délinquant toxico-dépendant ou souffrant d’une autre addiction; art. 63: traitement ambulatoire d’un délinquant souffrant de grave trouble mental, de toxico-dépendance ou d’une autre addiction), qui sont entrées en vigueur le 1er janvier 2007, reprennent les principes des art. 43 et 44 CP actuel tout en modifiant certaines modalités d’application.
L’article 397a du code civil [CC] en vigueur actuellement prévoit ceci:
«[u]ne personne majeure ou interdite peut être placée ou retenue dans un établissement approprié lorsque, en raison de maladie mentale, de faiblesse d’esprit, d’alcoolisme, de toxicomanie ou de grave état d’abandon, l’assistance personnelle nécessaire ne peut lui être fournie d’une autre manière».
Comme cette disposition légale ne vise pas la protection du public contre des personnes ayant montré leur dangerosité à travers la commission d’infractions pénales, mais vise au contraire à apporter à la personne l’aide dont elle a besoin, notamment sous forme de soins médicaux, le Tribunal fédéral a jugé que l’art. 397a CC ne permettait juridiquement que de priver (au besoin par la force) une personne de sa liberté de mouvement, mais qu’elle n’autorisait pas l’administration forcée de soins 6. Cette dernière, pour être licite, devait s’appuyer sur une disposition légale à rechercher dans la législation sanitaire cantonale.
En résumé, le droit fédéral actuel permet en matière civile de placer de force une personne ayant besoin de soins dans un établissement approprié mais ne permet pas, dans le prolongement, de la traiter contre sa volonté. Si la personne refuse les soins que l’établissement veut lui prodiguer et que le droit cantonal ne contient aucune disposition permettant d’administrer les soins contre sa volonté, il ne reste plus qu’à laisser sortir la personne!
La réforme du droit de la tutelle cherche à apporter davantage de cohérence dans les réponses juridiques données au problème du placement civil des personnes souffrant de troubles mentaux ou de dépendances7. Quand une personne est placée contre son gré dans un établissement, le médecin pourra prescrire les soins prévus dans un plan de traitement sans devoir recueillir le consentement de la personne si l’abstention thérapeutique met en danger la santé de la personne, s’il n’existe pas d’autres mesures moins rigoureuses et si la personne est incapable de discernement (projet d’art. 434 CC).
Le projet de réforme traite donc différemment les personnes capables de discernement, qui pourront s’opposer au traitement, et les personnes incapables de discernement, à qui le traitement pourra être imposé. Il différencie aussi les personnes placées dans un établissement et celles qui sont entrées de leur plein gré dans le même établissement: il ne sera jamais possible de traiter les secondes sans leur consentement. Enfin, le projet distingue encore les soins stationnaires des soins ambulatoires, les seconds ne pouvant pas être imposés à une personne qui les aurait refusés, à moins qu’une loi cantonale ne le permette.
Il n’est pas certain que toutes ces distinctions soient appropriées si l’on se place dans la perspective de la protection de la santé de la personne. Elles expriment une certaine primauté accordée aux concepts juridiques par rapport aux idées communément défendues par les professionnels de la santé.
Ce bref aperçu devrait suffire à faire percevoir que le droit suisse futur ne résoudra pas toutes les facettes de la problématique du traitement sous contrainte. Mais le dilemme bienfaisance versus autonomie n’est pas entièrement soluble dans le droit: contrairement à ce que pensent bien des gens, je suis pour ma part convaincu que la loi ne peut pas résoudre seule toutes les difficultés liées à la problématique du traitement sous ou sans contrainte8. Le droit peut indiquer des orientations, souligner la place de certaines valeurs, mettre en place des garde-fous contre les dérapages. Mais il devra toujours être appliqué à des êtres humains par des êtres humains responsables. Il ne doit donc pas priver les soignants directement impliqués dans les situations concrètes de la possibilité d’exercer leur meilleur jugement personnel et professionnel.