décembre 2019
François Gagnon (Institut national de santé publique du Québec), Julie Loslier (Université de Sherbrooke et Présidente, Comité de vigilance sur le cannabis, Gouvernement du Québec)
Le 17 octobre 2018, la Loi sur le cannabis fédérale a légalisé le cannabis à des fins non médicales au Canada. Cette loi a été pensée comme un cadre de base que les autorités provinciales et territoriales peuvent ajuster ou compléter en fonction de leurs réalités et préoccupations — sans toutefois pouvoir contrecarrer les intentions fédérales. Au Québec, les autorités ont adopté la Loi constituant la Société québécoise du cannabis, édictant la Loi encadrant le cannabis et modifiant diverses dispositions en matière de sécurité routière (ci-après, la Loi). La Loi couvre de nombreuses dimensions de la production, de la distribution et de l’usage. Néanmoins, on peut arguer que la mise en œuvre de la Société québécoise du cannabis (SQDC), une agence publique à but non lucratif qui détient un monopole sur l’achat, la distribution et la vente au détail de cannabis au Québec, est son trait le plus important et distinctif, car unique au monde.
À la demande des éditeurs de ce numéro, nous développons quelques réflexions à partir de l’expérience québécoise. Ces réflexions concernent les conditions de réussite de la transition d’un régime de régulation prohibitif du cannabis à un régime d’accès autorisé. Trois sous-questions nous ont été soumises pour orienter nos propos. Nous y répondons tour à tour.
Qu’est-ce qui a changé en matière de prévention au Québec avant et après la légalisation ?
Malgré le peu de recul dont nous disposons depuis la légalisation, certains constats peuvent déjà être effectués. D’abord, la Loi prévoit de nouvelles ressources financières pour des activités de prévention. En effet, la Loi a institué le Fonds des revenus provenant de la vente de cannabis qui impose que les revenus générés par la SQDC doivent y être versés intégralement. Ceux-ci doivent d’abord servir à couvrir les frais d’exploitation de la SQDC. Ses excédents seront néanmoins consacrés à des activités de surveillance, de recherche, de prévention et de promotion de la santé en lien avec le cannabis. La légalisation a donc été l’occasion de mettre en exergue le déficit de ressources investies en prévention des méfaits du cannabis et aussi celle de les bonifier.
Par ailleurs, il est remarquable de constater qu’avant la légalisation, l’essentiel de la prévention concernait les troubles de l’usage (ou dépendances). On voit par contraste se déployer depuis quelques mois une approche de prévention qui vise une transmission de messages explicites sur les produits, leurs effets et risques, et leurs conditions d’utilisation à moindre risque. Le dispositif de distribution adopté au Québec facilite le déploiement à large échelle de ces pratiques de prévention. En effet, tous les employés de la SQDC doivent suivre une formation les habilitant à prodiguer des informations et des conseils de consommation à risque réduit. Depuis l’automne dernier, on peut en outre voir le développement de nombreux nouveaux outils d’information par les autorités de santé ou les acteurs de l’intervention en dépendance. Ces outils sont destinés aux parents, au milieu scolaire ou au grand public.
Comment adapter le dispositif de prévention ?
L’encadrement du cannabis, comme les options de prévention de ses risques et méfaits, concerne autant la production que la distribution et l’usage. Au Canada, la régulation de la production est globalement prise en charge par les autorités fédérales alors que les compétences provinciales et territoriales s’exercent surtout autour de la distribution et de l’usage.
Un défi de premier plan pour les autorités de santé publique depuis le début du processus de légalisation a consisté à tenter de mitiger les risques liés à l’approche de commercialisation de masse. En effet, les méfaits générés par les industries légales de l’alcool et du tabac sont largement documentés et ont souvent servi de point de référence dans les délibérations publiques concernant le cannabis. Aussi, les premiers retours d’expérience états-unienne, en particulier celui du Colorado, permettent de croire qu’une industrialisation et commercialisation libérale du cannabis posent à terme des risques analogues à ceux de ces deux industries. C’est en ayant en tête ces risques que les acteurs de santé publique se sont mobilisés afin d’adopter un modèle d’encadrement de la distribution axé sur des objectifs sanitaires de prévention et de réduction des risques et des méfaits plutôt que financiers.
Le régime québécois d’encadrement de la distribution de cannabis est d’ailleurs le plus restrictif du paysage commercial canadien. Inscrite dans la Loi, la mission de la SQDC est d’intégrer les usagers du cannabis au réseau de vente autorisé tout en ne favorisant pas une hausse de l’usage.
En ce sens, le régime de distribution reflète assez largement les aspirations des acteurs de santé publique de la province. Ceux-ci jugent que cette approche de distribution à but non lucratif représente l’aspect structurel le plus important du dispositif de prévention. La question principale qui restera toutefois en suspens pour les prochaines années, voire décennies, est : le modèle public à but non lucratif résistera-t-il au « tournant commercial » vécu avec l’alcool ? Les pressions à la « libéralisation » du marché sont et demeureront fortes. Ces pressions se manifestent de plusieurs façons, dont l’introduction à l’automne 2019 d’une gamme très diversifiée de produits comestibles, extraits (ou concentrés, comme ils sont nommés aux États-Unis) et topiques sous les pressions des acteurs de l’industrie.
La Loi comprend par ailleurs de nombreux articles visant à encadrer de façon stricte la possession et l’usage du cannabis. D’abord, en ce qui a trait aux lieux d’usage, la Loi fut largement modelée sur l’encadrement des produits du tabac. Y furent ajoutées quelques restrictions, et ce dans la perspective première de protéger la population de la fumée de cannabis dans l’environnement. Selon cette première version de la Loi, il était donc interdit de fumer dans la majorité des lieux intérieurs publics et des logements locatifs publics, ainsi que dans plusieurs lieux extérieurs tels que les établissements d’enseignement et de santé. Cette approche règlementaire a fait l’objet d’un large consensus parmi les acteurs de la prévention. L’introduction récente d’un nouveau projet de loi pourrait toutefois voir la logique se renverser : fumer du cannabis dans les lieux extérieurs publics serait généralement interdit, et les municipalités se verraient accorder des pouvoirs permettant de déterminer des zones où cela serait permis. Cette position a soulevé des préoccupations parmi de nombreux acteurs de santé publique, qui craignent un impact sur les populations plus jeunes ou moins nanties, non-propriétaires, qui se trouveraient en tout temps en situation d’illégalité pour consommer.
Quelles furent les erreurs commises au Québec ?
L’encadrement de l’industrialisation et de la commercialisation de masse à travers la SQDC paraît l’élément clé d’un dispositif préventif pouvant permettre d’éviter une large part des risques et méfaits associés aux industries de l’alcool et du tabac. En effet, cette société publique permet un contrôle assez direct sur les prix, la publicité au point de détail, la dispensation d’information de consommation à risque réduit, etc. En outre, certaines dispositions de la Loi québécoise interdisent, par exemple, la publicité dans les périodiques dont le lectorat comprend plus de 15 % de personnes d’âge mineur.
On peut néanmoins identifier certaines failles dans l’encadrement que permet la Loi en général, et la SQDC en particulier. D’une part, il aurait été souhaitable, d’un point de vue de santé publique, de restreindre l’offre de la SQDC à certains produits à risques réduits. En ce moment, la Société offre environ 180 produits différents, dont plusieurs produits à teneur élevée en THC (jusqu’à environ 30 %). Pour référence, les produits vendus en Uruguay sont limités à 10 % de THC. Les produits à haute teneur en THC (plus de 10 % ou 15 % de THC, selon les recherches) sont de plus en plus associés à l’incidence ou la gravité de certains problèmes de santé, dont les épisodes psychotiques.
En ce qui concerne la Loi plus globalement, les interdictions de publicité sont assez élargies et ressemblent beaucoup à celles qui existent en matière de tabac. Elles interdisent par exemple la publicité de type « style de vie » ou véhiculant des allégations de santé ou de bienêtre. Néanmoins, les producteurs et transformateurs ont vite profité d’une brèche sur le plan des marques de commerce. Ainsi, on trouve à la SQDC des produits aux noms évoquant des désirs ou aspirations de bienêtre comme « Libérer », « Harmoniser » ou encore « Mode avion ».
En outre, le marketing du cannabis à des fins médicales est beaucoup moins strictement encadré que celui du cannabis à des fins non médicales. De fait, le registre du cannabis « médical » échappe à ce jour à l’encadrement du marketing des substances médicamenteuses. N’étant pas distribué par le biais des pharmacies, les producteurs ou transformateurs autorisés par Santé Canada peuvent employer diverses stratégies, fort créatives, de mise en marché directe envers leurs clients actuels ou potentiels. Il leur serait impossible de déployer ces stratégies dans le registre à des fins non médicales au Québec. Dans le même ordre d’idées, le marketing web des produits du cannabis et de leurs accessoires souffre du même déficit d’encadrement que les industries du tabac et de l’alcool. Le régime d’encadrement des télécommunications canadien ne concerne toujours pas les technologies web, incluant notamment les « réseaux sociaux » très populaires auprès des jeunes et des acteurs industriels.
Enfin, les autorités québécoises ont opté pour une politique de « tolérance zéro » en matière de conduite automobile. Cette politique prévoit des sanctions administratives automatiques lorsque du THC est détecté dans le corps. Cela peut être considéré comme une faille, dans la mesure où les dispositifs de détection sont susceptibles de produire de « faux positifs ». Par exemple, il est possible de détecter du THC dans la salive ou le sang d’une personne qui aurait été exposée à de la fumée secondaire. En outre, des consommateurs réguliers de cannabis peuvent demeurer avec niveaux détectables de THC pendant plusieurs jours, soit nettement au-delà de la période où ils peuvent être raisonnablement considérés comme intoxiqués au point d’en avoir les facultés cognitives et comportementales affaiblies.
Par conséquent, il aurait sans doute été plus avisé d’opter pour une politique axée sur les facultés affaiblies. En somme, la réussite du passage d’un mode de régulation basé sur la prohibition à une légalisation implique que les acteurs de la prévention soient vigilants à l’égard de nouveaux risques potentiels. Ceux-ci ne se trouvent plus dans les forces de répression, mais, comme dans les cas de figure du tabac et de l’alcool, dans celles qui sont mues par des intérêts financiers à faire croître l’usage. En particulier, l’intérêt principal des acteurs industriels est une augmentation de l’usage quotidien et quasi quotidien ; comme en alcool, plus ou moins 20 % des usagers consomment environ 80 % des volumes de produits du cannabis, et ce sont donc eux qui déterminent largement l’usage populationnel. Sans ce changement de perspective, qui devrait informer le dispositif d’encadrement de la production, de la distribution et de la consommation, le grand risque de la « légalisation », pour reprendre le titre d’un article d’une ardente militante de la légalisation des substances psychoactives, est de constater dans quelques années que l’on sera tombé de Charybde en Scylla 1.