décembre 2019
De Gregor Burkhart (EMCDDA) par Monique Portner-Helfer (Addiction Suisse)
Gregor Burkhart est médecin avec une formation en pédiatrie et en santé publique. Il travaille depuis plus de vingt ans à l’Observatoire Européen des Drogues et des Toxicomanies (EMCDDA), à Lisbonne, où il suit et analyse les développements de la prévention des addictions en Europe. EMCDDA vient de publier un nouveau rapport « European prevention curriculum » pour aider les décideurs à faire des choix en matière de prévention basés sur les évidences. Ce document (en anglais) peut être téléchargé sur www.emcdda.europa.eu
Monique Portner-Helfer : Pour commencer cette interview, pourriez-vous définir le terme prévention ? Quels sont les différents niveaux de la prévention ?
Gregor Burkhart : Aujourd’hui, on a pour habitude de diviser la prévention en fonction de sa forme et de son rôle. On distingue ainsi la prévention universelle, sélective et indiquée.
Une classification complémentaire propose la subdivision du concept de prévention en trois fonctions ou contenus. La première est la prévention informative, c’est-à-dire toutes les mesures éducatives qui s’adressent à la partie purement cognitive de notre être comme, par exemple, les campagnes médiatiques. La deuxième fonction serait ce que l’on appelle en anglais la developmental prevention, en français la prévention comportementale, qui fait référence à l’apprentissage de techniques comportementales importantes dans le développement vers l’âge adulte, telles que l’acquisition de compétences personnelles et sociales. La troisième fonction est la prévention structurelle, en anglais environmental prevention, qui aborde les domaines dont nous ne sommes pas vraiment conscients, c’est-à-dire les processus automatiques et inconscients qui guident notre comportement.
La prévention structurelle pourrait théoriquement être à nouveau divisée en prévention règlementaire, économique et physique. La prévention règlementaire concerne, par exemple la législation sur l’alcool et le tabac, les heures d’ouverture des boîtes de nuit ou des commerces qui vendent de l’alcool, du tabac et des produits du cannabis. La prévention économique consiste à règlementer les prix des produits dont vous voulez limiter (ou favoriser) la distribution, par exemple une taxe sur les boissons sucrées ou des incitations financières telle que la bonne vieille loi allemande connue sous le nom de « loi sur le jus de pomme », selon laquelle la boisson la moins chère dans un restaurant doit être une boisson non alcoolisée.
Monique Portner-Helfer : En Suisse, on parle de « l’article sirop ». Certains pays connaissent-ils d’autres mesures ?
Gregor Burkhart : Oui, par exemple l’Écosse a instauré le minimum unit price qui stipule que l’alcool doit avoir un prix minimum (en fonction de la quantité d’alcool). Enfin, la troisième catégorie de la prévention structurelle est celle des mesures dites physiques, par exemple la règlementation hollandaise, qui impose une distance minimale entre les magasins de cannabis et les écoles. Je pense aussi à l’éclairage des discothèques ou des rues, qui peut réduire le commerce de la drogue ou encore à la taille et la forme des verres dans lesquels l’alcool est servi. Tout cela a une véritable influence sur la consommation.
Monique Portner-Helfer : Il s’agit souvent de mesures dont nous ne nous rendons pas compte.
Gregor Burkhart : Exactement, c’est souvent le cas avec les mesures physiques. Elles sont efficaces sans qu’on s’en aperçoive. Parce qu’ils ne les remarquent pas, les gens opposent moins de résistance. La Suisse, qui est un pays de démocratie directe, rencontre plus souvent des problèmes avec les mesures règlementaires qu’avec les mesures physiques. En effet, les gens sont plus enclins à accepter les règlements qui touchent les autres et qui ne se remarquent pas tout de suite.
Monique Portner-Helfer : Les mesures nous protègent donc de nous-mêmes ?
Gregor Burkhart : Oui, c’est le cœur du domaine de la prévention structurelle. On suppose qu’une grande partie de notre comportement est automatique, non planifié et peut être attribué à un manque de contrôle des impulsions. Les mesures physiques jouent exactement avec cette partie de l’être humain. Les modèles classiques de prévention ont supposé que nous devions changer les attitudes pour changer les comportements. Dans la prévention structurelle, c’est l’inverse. Nous changeons les options de comportement, c’est-à-dire les possibilités d’exercer un comportement ou la façon dont nous interprétons le comportement. C’est cela qui change sa représentation. Par exemple, nous savons depuis au moins 30 ans que fumer est mortel, mais il n’y a jamais eu de changement dans le comportement des fumeurs. Il n’a changé que lorsque les interdictions de fumer ont été introduites dans de nombreux pays.
Par conséquent, le tabagisme n’est actuellement plus perçu comme un produit glamour, mais plutôt comme une habitude qu’ont les gens entassés dans les cages de verre enfumées des aéroports. La proportion de fumeurs a diminué non seulement parce que nous pouvons fumer moins souvent, mais aussi parce que les lois ont changé l’image du tabagisme et des fumeurs. Cela montre que l’opinion suit souvent le comportement. Je fais quelque chose, ce qui rend cette chose normale et influence mon opinion.
Monique Portner-Helfer : Ces mesures auraient-elles donc plus de sens que la promotion d’un changement d’attitude ?
Gregor Burkhart : Exactement, l’opinion publique peut rarement être modifiée avec de nombreuses campagnes médiatiques qui invitent les gens à changer leurs représentations, mais en réduisant les possibilités comportementales (comme par ex. la possibilité de fumer.) Lorsqu’un comportement devient rare, il n’est plus considéré comme normal.
Monique Portner-Helfer : Et pensez-vous que c’est aussi une des principales raisons de la baisse de la consommation d’alcool chez les jeunes ? Un phénomène qui a été observé à l’échelle internationale.
Gregor Burkhart : Oui, c’est certainement l’une des raisons. Boire de l’alcool n’est plus considéré comme un rituel de passage. Dans des recherches qualitatives effectuées par le passé, la consommation d’alcool était représentée comme un rite naturel de passage à l’âge adulte, nécessaire au développement. Aujourd’hui, on constate que beaucoup de jeunes ne boivent pas du tout ou moins d’alcool. Ils ont d’autres options pour socialiser, comme les réseaux sociaux. Notre manière de satisfaire nos besoins humains fondamentaux est en train de changer. On peut penser aux flirts de l’adolescence. Aujourd’hui, pour avoir des interactions sociales, je n’ai plus nécessairement besoin de sortir, d’avoir des contacts « physiques » et de boire de l’alcool. Cela peut aussi se faire virtuellement, ce qui ne veut pas dire que c’est uniquement positif. Ce n’est certainement pas la seule explication à la baisse de la consommation d’alcool, mais je pense que cela a contribué à son déclin.
Monique Portner-Helfer : Pourquoi fait-on de la prévention ? Quels sont ses fonctions, ses objectifs pour l’individu et la société ?
Gregor Burkhart : En Europe, nous faisons de la prévention des dépendances parce que nous nous préoccupons des conséquences, c’est-à-dire des problèmes liés à la consommation et non à la consommation elle-même. Je pense que c’est ce qui nous distingue du reste du monde où il persiste une attitude morale à l’égard de la consommation de substances illégales et où le but serait de supprimer complètement leur consommation. C’est pourquoi il est essentiel d’adapter les programmes de formation internationaux à la réalité européenne et d’être conscients que nous parlons ici de prévention de la consommation problématique et non de prévention de toutes les consommations.
Cependant, il est également clair que le moyen le plus simple de réduire la consommation problématique est de réduire la consommation de manière générale. Si je réduis la consommation d’un produit dans une société alors, bien sûr, je réduis aussi l’exposition des personnes vulnérables aux occasions de consommer ce produit. Il est donc judicieux de réduire la consommation globale de la population (par exemple grâce à la prévention structurelle). Je me réfère à cette fameuse courbe de Gauss, en forme de cloche. Il est plus logique de réduire le niveau de consommation de la grande majorité de la population qui consomme peut-être sans problème ou modérément, que de se concentrer sur les quelques individus vulnérables afin de les ramener vers la norme. D’un point de vue populationnel, il est toujours préférable de réduire la consommation globale de la majorité. Les problèmes ne surviennent pas parce que quelques personnes ont de graves problèmes, mais parce que de nombreuses personnes développent de petits problèmes.
Monique Portner-Helfer : Nous nous posons alors la question de savoir comment cela peut être appliqué politiquement.
Gregor Burkhart : Dans le camp politique de droite surtout, on prétend que seules certaines personnes n’ont pas leur situation sous contrôle. C’est d’ailleurs aussi l’argument courant de l’industrie de l’alcool qui stipule que l’alcool est un problème uniquement pour les personnes qui ne savent pas consommer ou qui ne sont pas responsables. Cependant, le concept de prévention structurelle repose sur l’hypothèse qu’une grande partie de ce que nous faisons n’est pas autogérée. Nous mangeons du chocolat parce qu’il est devant nous ou encore : plus nous avons de restauration rapide et d’alcool à notre disposition, plus nous mangeons et buvons. Personne ne contrôle complètement son comportement et nous ne devons pas transférer la responsabilité aux individus.
Monique Portner-Helfer : Donc vous prétendez que la libre volonté est surestimée ?
Gregor Burkhart : C’est très cynique de dire que les problèmes d’alcool sont uniquement un problème de responsabilité individuelle. En principe, une grande partie de la population boit trop. La consommation d’alcool et l’ivresse sont fortement normalisées. Si nous continuons à dire que c’est un problème des individus, alors nous avons mal compris la prévention. Nous faisons une grande partie de ce que nous faisons parce que nous pensons que c’est normal, que tout le monde le fait ou que c’est accepté par la société.
Monique Portner-Helfer : Que disent les recherches actuelles sur l’efficacité de la prévention ? A-t-on mis en évidence des critères qui permettent de dire que telle ou telle action de prévention est efficace et telle autre ne l’est pas ?
Gregor Burkhart : Les preuves les plus solides de l’efficacité proviennent de la politique en matière de tabac et d’alcool, c’est-à-dire de la prévention structurelle. On pourrait appliquer cela à l’ensemble du domaine de la prévention structurelle, même si ce n’est évidemment pas sans faille d’un point de vue scientifique. La prévention comportementale (ou developmental prevention) mentionnée ci-dessus, c’est-à-dire l’apprentissage de compétences, est également très efficace. Toutefois, le problème réside dans la mise en œuvre. Bon nombre de ces programmes atteignent peu de monde. Par définition, la prévention structurelle a une plus grande portée au sein de la population parce qu’elle en modifie la structure.
Par contre, une grande partie de ce qui se fait aujourd’hui en matière de prévention n’est rien d’autre que de l’information, pour laquelle il n’existe aucune preuve d’efficacité ou alors des preuves très faibles. La justification étant : « nous devons informer les gens ».
Monique Portner-Helfer : Pourquoi nous nous tenons alors à ces « campagnes d’informations » dans la prévention des dépendances ?
Gregor Burkhart : C’est avant tout en lien avec des raisons politiques. Les politiques sont en poste pour trois ou quatre ans. Il n’est pas dans leur intérêt de faire des choses qui déplaisent à la population, comme des restrictions ou des règlements. Ils tendront plutôt à prendre des mesures qui sont visibles. La prévention structurelle n’est pas populaire et ne se voit pas. Les mesures d’information et de dissuasion sont bien plus visibles, faciles (mais chères) à mettre en œuvre et montrent aux citoyennes et citoyens que « l’on fait quelque chose ». Mais il faut attirer l’attention sur le fait que l’information peut aussi être contreproductive, notamment en banalisant et en « normalisant » la consommation de drogues. C’est le cas par exemple d’un « Musée de la drogue » mexicain qui a été présenté récemment lors d’une grande conférence à Vienne. Si vous y allez avec un enfant de 10 ou 11 ans, vous transmettez un message complètement faux. À savoir que les drogues illégales sont omniprésentes et qu’elles sont consommées par tout le monde. C’est quelque chose de fondamentalement différent que lorsque je fais de l’éducation sexuelle. La plupart des gens vont avoir des relations sexuelles à un moment ou autre de leur vie. Il est donc logique d’éduquer tous les enfants d’un certain âge sur le sexe, parce que tôt ou tard, cela les affecte tous. Mais lorsqu’il s’agit de la consommation de drogues, il n’y a qu’une minorité qui consomme des drogues illégales.
Monique Portner-Helfer : Vous dites que les programmes de renforcement des compétences de vie présentent également de bonnes preuves d’efficacité. Pouvez-vous imaginer des programmes dans les écoles ? À quel âge devraient-ils commencer ?
Gregor Burkhart : Oui, je parle précisément des programmes dans les écoles. Ils devraient commencer juste avant que le sujet de la consommation de drogues devienne important. À l’âge de 12 ou 13 ans. Et encore plus tôt pour les filles, qui se développent plus rapidement et qui sont globalement plus sociables que les garçons. Il existe aussi des programmes qui ne concernent pas les drogues, mais l’autorégulation et qu’il convient de commencer à l’école primaire. Ces programmes n’abordent pas seulement la consommation de substances, mais aussi l’impulsivité, l’autorégulation, la fixation d’objectifs à long terme, etc. Des aspects qui commencent déjà dans la petite enfance et qui peuvent être travaillés avec les parents, les familles ou dans le domaine préscolaire.
Monique Portner-Helfer : Vous avez beaucoup étudié les programmes de prévention de la consommation de substances dans les écoles. Quelles sont les tendances actuelles en Europe ? Assiste-t-on à une tendance homogène ou les pays suivent-ils des routes très différentes ?
Gregor Burkhart : Il existe une grande hétérogénéité entre les pays d’Europe occidentale. Des pays comme l’Espagne et la Lituanie investissent beaucoup dans des programmes standardisés. Dans d’autres pays, l’accent est mis davantage sur la prévention structurelle par exemple dans les pays nordiques, ou en France. Les Néerlandais investissent dans les deux aspects, dans la prévention structurelle et dans la prévention comportementale. Ils ont de nombreux programmes, et de nombreuses mesures au niveau communal. Les communes sont d’ailleurs également très importantes en Suisse. Beaucoup de choses pourraient être faites ici en termes de prévention structurelle. Comme dans le modèle islandais, dont tout le monde parle en ce moment. Je pense que ces mesures seraient relativement faciles à mettre en œuvre en Suisse si on les communique bien à la population. L’approche islandaise implique des mesures préventives structurelles telles que des soupers en famille à la maison, des programmes d’après-midi avec sport ou culture, des « couvre-feux » pour les jeunes en hiver et en été. Il s’agit de mesures simples et peu coûteuses qui selon les pays peuvent être mises en place facilement.
Monique Portner-Helfer : Que conseilleriez-vous à un directeur cantonal de la santé pour la mise en place de programmes de prévention ? Auriez-vous une checklist, un ensemble de bonnes pratiques, dont il faut tenir compte ? Où et comment les trouver facilement ?
Gregor Burkhart : Nous essayons actuellement de « former » les personnes actives en politique ou aux postes de décision au niveau local et municipal pour prendre les bonnes décisions et financer des interventions efficaces. Nous avons d’ailleurs créé un programme de formation européen de prévention, le European prevention curriculum (EUPC – http://upc-adapt.eu/). Notre objectif est de former des formatrices et formateurs dans différents pays qui formeront ensuite des décideurs. Peut-être y aura-t-il bientôt une version française ? Si un directeur cantonal de la santé souhaite se renseigner, vous pouvez recommander ce cours de l’Observatoire Européen Des Toxicomanies (OEDT), par exemple.
Vous trouverez également une vue d’ensemble des programmes de prévention efficaces sur notre site internet dans le « Xchange registry » (http://www.emcdda.europa. eu/best-practice/xchange). Ce sont des programmes de prévention pour les familles ou les écoles qui ont été évalués en Europe et qui ont montré leur efficacité.
Monique Portner-Helfer : Y aurait-il une politique de la santé idéale pour le développement de programmes de prévention ? Avez-vous des exemples de pays modèles à suivre ?
Gregor Burkhart : Il y a deux dimensions sur lesquelles travailler. D’une part, la mise sur pied de programmes meilleurs et plus efficaces, tels que proposés par l’EMCDDA dans sa liste Xchange et d’autre part la formation des professionnels, comme les formations EUPC mentionnées ci-dessus. En Europe, personne ne fait des études en filière prévention. On vient du travail social, de l’aide aux personnes dépendantes, de la psychologie ou du travail avec des jeunes et on apprend ensuite la prévention sur le terrain. Personne n’a reçu de formation spécialisée en prévention. C’est pratiquement inexistant en Europe. Nous voulons que cette situation change.
Pour répondre à votre question sur la condition préalable idéale pour la prévention des dépendances dans un pays, il serait idéal que l’administration publique fournisse un catalogue national des programmes évalués et finance leur diffusion et leur mise en œuvre. Des fonds pourraient également être mis à disposition pour mieux évaluer des programmes qui n’ont pas encore fait l’objet d’une évaluation, mais qui sont prometteurs. Des programmes de formation devraient être proposés et l’administration devrait favoriser les organismes spécialisés et les ONG qui proposent des programmes de prévention basés sur l’évidence et qui emploient au moins une personne spécialement formée dans le domaine. L’Espagne suit actuellement cette voie.
Les pays scandinaves sont également exemplaires dans certains domaines. Ils investissent massivement dans la recherche sur la prévention et la prévention structurelle. Et ils ont des centres de compétence qui conseillent les municipalités sur des questions telles que : qu’est-ce que la prévention basée sur des preuves ? Comment la prévention structurelle peut-elle être établie au niveau municipal ? Dans quelle mesure les heures d’ouverture ont-elles un effet préventif ? Comment améliorer la protection des mineurs ?
Monique Portner-Helfer : Merci pour cet entretien