septembre 2007
Bertrand Dautzenberg, pneumologue, Groupe hospitalier Pitié Salpêtrière et président de l'Office français de Prévention du Tabagisme, Paris
En 1976 sous l’impulsion de Simone Weil, alors Ministre de la santé, la France prenait la première loi de restriction du tabagisme à une époque où les effets du tabac sur la santé n’étaient pas communément admis par les Français. Cette première loi a commencé à conduire à un changement des mentalités, à faire comprendre aux consommateurs que le tabac n’était pas un produit comme les autres, mais si la consommation masculine avait commencé à diminuer, la consommation féminine était en pleine croissance.
La Loi Evin de 1991 marque un vrai changement. Cette loi a été édictée pour des motifs de santé publique dans le but de protéger les non-fumeurs. Cette loi énonçait la protection totale des non-fumeurs, plaçait le statut non-fumeurs comme un standard. Un décret a été pris un an plus tard, après de grands débats dans les entreprises, dans la société et largement repris par la presse. Si la société française était prête à une protection des non-fumeurs, elle n’était pas prête à une interdiction totale de fumer.
Le texte du décret d’application comprenait des exceptions et des ambiguïtés. Les lobbies de l’industrie du tabac s’en sont donné à cœur joie par l’intermédiaire des buralistes et de l’industrie de la restauration et des cafés. Ainsi la loi Evin avec son décret d’avril 1992 n’a été que très incomplètement respectée. Cette loi a cependant marqué un grand progrès car le débat qui a accompagné durant un an l’installation du décret a permis de faire changer la norme sociale: il est devenu admis dans la société française que les fumeurs devaient respecter des règles pour protéger l’air que respire les non-fumeurs et que la norme était «l’espace non-fumeurs», l’espace fumeur étant l’exception.
Depuis, les données sur la toxicité du tabagisme passif et sur les bénéfices de l’arrêt du tabagisme passif se sont accumulées. La capacité de lobbying de l’industrie a été progressivement réduite. L’État français s’est totalement désengagé de l’ancienne société d’État SEITA. Les taxes du tabac ont progressivement été attribuées non plus au budget général, mais en majorité aux budgets des assurances maladies.
L’exemple de l’Irlande puis de l’Italie et l’évolution de l’opinion publique très favorable à une interdiction totale de fumer dans les lieux publics a fait que depuis deux ans les associations de lutte contre le tabac ont pris ensemble la décision de faire pression pour obtenir l’interdiction totale de fumer dans les lieux publics. Un sondage d’opinion de 2004 montrant que plus de 2/3 des Français étaient favorables à une interdiction totale a renforcé l’élan. Un des vice-présidents de l’Assemblée Nationale, Yves Bur, a pris l’initiative de déposer un projet de loi devant conduire à l’interdiction totale de fumer dans les lieux publics.
Le Ministre de la santé, Xavier Bertrand, a repris le dossier et l’a plaidé auprès du Premier ministre. Du fait d’autres conflits politiques indépendants au moment du passage du dossier, le Premier ministre a dans un premier temps laissé entendre qu’il enterrerait le dossier. Cette décision a provoqué un violent orage médiatique: tous les journaux télévisés, toutes les radios, toute la presse nationale, toute la presse quotidienne a tiré au boulet rouge sur cette décision d’abandon. Après 48 heures, la décision a été annoncée de rouvrir le dossier en mettant en place une commission parlementaire avec un timing serré. Après le retour des travaux de la commission parlementaire, malgré l’engagement du Ministre de la santé, le Premier ministre avait peur des conséquences politiques catastrophiques annoncées (sans aucun fondement) et hésitait encore. Ce n’est qu’après l’été 2006 et sous la pression constante et organisée des associations et la volonté du Ministre de la santé que le Premier ministre a pris la décision de lancer l’interdiction totale de fumer. Il a reçu longuement les associations et s’est engagé fortement et clairement.
Il a proposé un décret et non une loi, pour aller plus vite.
Il a proposé de prendre la mesure en deux temps et non un temps afin de laisser un peu de temps au secteur des cafés-hôtels-restaurants-discothèques (CHRD). La loi aurait permis une interdiction totale de fumer, alors que le décret, pris en application de la loi Evin, oblige à laisser la possibilité de fumoirs, même très très restrictives (cf infra).
L’application en un temps aurait été plus simple, mais le Premier ministre voulait avoir les premiers résultats avant les élections et l’interdiction devant s’appliquer moins de trois mois après la publication du décret dans les lieux de travail et les lieux publics en dehors du secteur CHRD. Ces établissements du secteur auront ainsi plus d’un an pour se mettre aux normes.
La nouvelle réglementation française est un décret attaché à la loi du 19 janvier 1991 dite loi Evin.
Le Décret du 15 novembre 2006 fixe les conditions d’application de l’interdiction de fumer dans les lieux affectés à un usage collectif.
L’article R. 3511-1 précise que l’interdiction de fumer dans les lieux affectés à un usage collectif s’applique:
Dans tous les lieux fermés et couverts qui accueillent du public ou qui constituent des lieux de travail;
Dans les moyens de transport collectif;
Dans les espaces non couverts des écoles, collèges et lycées publics et privés, ainsi que des établissements destinés à l’accueil, à la formation ou à l’hébergement des mineurs.
L’interdiction de fumer ne s’applique pas dans les emplacements mis à la disposition des fumeurs et créés, le cas échéant, par la personne ou l’organisme responsable des lieux. Ces emplacements réservés aux fumeurs sont des salles closes, affectées à la consommation de tabac et dans lesquelles aucune prestation de service n’est délivrée. Aucune tâche d’entretien et de maintenance ne peut y être exécutée sans que l’air ait été renouvelé, en l’absence de tout occupant, pendant au moins une heure.
Ils respectent les normes suivantes:
1° Etre équipés d’un dispositif d’extraction d’air par ventilation mécanique permettant un renouvellement d’air minimal de dix fois le volume de l’emplacement par heure. Ce dispositif est entièrement indépendant du système de ventilation ou de climatisation d’air du bâtiment. Le local est maintenu en dépression continue d’au moins cinq pascals par rapport aux pièces communicantes;
2° Etre dotés de fermetures automatiques sans possibilité d’ouverture non intentionnelle;
3° Ne pas constituer un lieu de passage;
4° Présenter une superficie au plus égale à 20% de la superficie totale de l’établissement au sein duquel les emplacements sont aménagés sans que la superficie d’un emplacement puisse dépasser 35 m2.
L’installateur ou la personne assurant la maintenance du dispositif de ventilation mécanique atteste que celui-ci permet de respecter les exigences. Le responsable de l’établissement est tenu de produire cette attestation à l’occasion de tout contrôle et de faire procéder à l’entretien régulier du dispositif.
Dans les établissements dont les salariés relèvent du code du travail, le projet de mettre un emplacement à la disposition des fumeurs et ses modalités de mise en œuvre sont soumises à la consultation du comité d’hygiène et de sécurité et des conditions de travail ou, à défaut, des délégués du personnel et du médecin du travail. Dans les administrations et établissements publics, le projet de mettre un emplacement à la disposition des fumeurs et ses modalités de mise en œuvre sont soumis à la consultation du CHS ou, à défaut, du comité technique paritaire. Une signalisation apparente rappelle le principe de l’interdiction de fumer. Un modèle de signalisation accompagné d’un message sanitaire de prévention est déterminé par arrêté du ministre chargé de la santé.
Les mineurs de moins de 16 ans ne peuvent accéder aux emplacements réservés aux fumeurs. Ces emplacements ne peuvent être aménagés au sein des établissements d’enseignement publics et privés, des centres de formation des apprentis, des établissements destinés ou régulièrement utilisés pour l’accueil, la formation, l’hébergement ou la pratique sportive des mineurs et des établissements de santé.
Le fait de fumer dans un lieu à usage collectif hors de l’emplacement mentionné est puni de l’amende prévue pour les contraventions de la troisième classe.
Est puni de l’amende prévue pour les contraventions de la quatrième classe le fait, pour le responsable des lieux où s’applique l’interdiction de:
1° Ne pas mettre en place la signalisation prévue;
2° Mettre à la disposition de fumeurs un emplacement non conforme;
3° Favoriser, sciemment, par quelque moyen que ce soit, la violation de cette interdiction.
L’interdiction est prévue en deux temps par le décret 2. Les lieux de travail et lieux publics en dehors du secteur CHRD sont devenus des espaces non-fumeurs au 1er février 2007: ce sont des lieux dans lesquels le niveau de tabagisme était globalement plus faible que dans le secteur CHRD, mais le nombre de personnes exposées dans ces lieux était le plus élevé.
Le secteur CHRD doit passer sans tabac au 1er janvier 2008; plus d’un million de personnes y travaillent dans une atmosphère où règne parfois un taux élevé de pollution 3. Pour les salariés, les expositions dans les locaux clos et couverts sont prolongées alors que les clients, s’ils sont parfois exposés aux mêmes taux élevés de pollution, le sont sur des durées plus courtes.
Un indicateur mensuel ImETS (ETS étant le sigle anglais d’Environmental Tobacco Smoke qui désigne le tabagisme passif) a été mis en place afin de suivre en continu l’Exposition au tabac, le Tabagisme et la Santé des populations en lien avec le tabagisme. Cet indicateur est remis mensuellement au Ministre chargé de la santé qui le publie quand cela lui semble opportun. L’indicateur ImETS regroupe ainsi trois indices: l’indice E (surveillance mensuelle d’exposition à la fumée de tabac), l’indice T (fondé sur les ventes de cigarettes et les indices de recours aux outils d’arrêt du tabac) et l’indice S (indices sanitaires établis à partir des enquêtes des services de santé au travail et de la base de données OSCOUR de l’InVS sur les urgences en France).
L’indice E a été établi sur la base de sondage en population générale et d’enquêtes sur le lieu de travail et sur des mesures:
Un sondage mensuel en population générale est réalisé par l’organisme BVA sous contrôle de l’Institut National de Prévention et d’Éducation pour la Santé (INPES), questionnant les français sur le statut tabagique de leur lieu de travail (ou de leur lieu d’enseignement chez les plus jeunes), ainsi que sur le statut tabagique des lieux du secteur CHRD s’ils en fréquentent. La méthodologie et les résultats de ces sondages ne sont pas reproduits ici, mais ils donnent une première évaluation du nombre d’endroits pollués.
Une enquête mensuelle conduite par 144 médecins du travail, principalement de services interentreprises de santé au travail auprès des 20 premiers salariés vus en visite systématique 4. Cet échantillon intéresse essentiellement des salariés du secteur privé. Les salariés de la fonction publique ayant dans la plupart des cas des services de santé au travail propres à la fonction publique.
Cette enquête montrait en janvier 2006, avant l’application du nouveau décret d’interdiction, que 42% des salariés disaient déjà travailler dans des locaux totalement sans tabac, 21% dans des locaux où l’on ne fume nulle part en dehors d’un lieu fumeur précis, 21% que l’on fume à certains endroits de l’entreprise et 8% que l’on fume «partout». Ces données témoignent qu’existait souvent dans les lieux de travail, hors CHDR, une protection du tabagisme passif, dès avant le nouveau décret Bertrand du 15 novembre 2006 2. Ainsi les variations des niveaux d’exposition attendues après le 1er février 2007 sont moins importantes que celles qui seront observées au 1er janvier 2008, même si le nombre de lieux concernés est plus faible. Ces mêmes enquêtes montrent que plus des 2/3 des personnels des CHRD se disent eux exposés à la fumée du tabac sur leur lieu de travail, et que la pollution y est importante.
ÀA côté de ces études basées sur les dires recueillis lors d’enquêtes en population générale et sur le lieu de travail pour connaître le statut tabagique des lieux accueillant du public, des lieux de travail et d’enseignement et de l’enquête conduite auprès de salariés sur le lieu de travail, il a paru nécessaire de recueillir des données chiffrées objectives sur la pollution tabagique et son évolution. Ce recueil de données a été effectué en collaboration avec l’Observatoire de la qualité de l’air intérieur (OQAI).
Pour avoir des données chiffrées objectives, d’autres pays européens déjà passés totalement sans tabac ont déjà conduit des études. Celles-ci ont porté soit sur des marqueurs biologiques, soit sur des mesures de qualité de l’air intérieur, en particulier dans le secteur CHRD.
Une enquête conduite dans 200 foyers où existait un fumeur en janvier 2007, avant l’interdiction et en mai 2007 après l’interdiction montre que, dans les foyers où existe au moins un fumeur, il existe un «règlement» concernant le tabac qui est passé de 64% à 72%.
Le statut totalement non-fumeur du domicile où il y a un fumeur qui était minoritaire avant le 1er février (43%) est devenu majoritaire (61%). Toutes les pièces sont moins souvent fumeur. Les deux pièces qui restent le plus souvent fumeur sont le séjour (44%) et la cuisine (42%). Les chambres sont maintenant exceptionnellement des espaces fumeurs.
L’interdiction de fumer dans les lieux publics et de travail a été vécue par la société française comme une expérience très positive 5. Une nouvelle norme sociale s’est implantée en quelques semaines. On observe un peu plus de fumeurs au bas des immeubles, certains fumeurs consomment des substituts nicotiniques pour ne pas être en manque sur leur lieu de travail quand ils ne veulent pas quitter toutes les 45 minutes leur poste de travail pour fumer une cigarette.