septembre 2007
Michel Graf, MPH, directeur de l'ISPA
«Je fume, tu bois, match nul! À chacun sa drogue, non? C’est pas pire!!!» Le discours du café du commerce est sur ce point caricatural et redondant; on s’époumone à comparer deux comportements de consommation, à les mettre à égale valeur sur l’échelle des risques pour la santé, de leur addiction, de leurs plaisirs et des inconvénients pour les autres. Troublant discours que celui-ci, alors même que cette opinion publique n’entre que très peu en matière pour comparer l’alcool et le cannabis, dans l’épineux débat sur la dépénalisation de sa consommation…
On simplifie à outrance dans un cas, on refuse la comparaison dans l’autre. Cette attitude est symptomatique de l’ensemble du discours politique sur le tabac et l’alcool; elle sera relayée par le grand public à chaque étape d’une décision politique qui touche à des mesures structurelles, donc celles de régulation du marché.
Le modèle de réflexion proposé par psychoaktiv.ch 1 nous offre un excellent point de départ à une analyse comparée « tabac/alcool ». D’emblée se pose la question de la consommation à faible risque pour le tabac: est-il possible de fumer en ne prenant que très peu de risque? L’état des connaissances scientifiques nous permet aujourd’hui d’affirmer qu’une seule cigarette est déjà toxique pour l’organisme. Dès lors, la notion même de consommation à faible risque n’est pas applicable au tabac, ce qui n’est pas le cas pour l’alcool, dont la communauté scientifique s’est accordée pour définir un seuil pour ce type de consommation.
Ainsi, et c’est là un point crucial, lorsqu’on parle de consommation de tabac, on la qualifie implicitement de dommageable à la santé, quelle qu’en soit la quantité consommée, alors que, pour l’alcool, un mode de consommation est non seulement socialement accepté mais aussi scientifiquement reconnu comme peu risqué. Corollaire de cela, les approches structurelles en matière de tabac trouvent toute leur légitimité, car elles concernent tous les consommateurs, lesquels sont tous à risque. Par contre, les approches structurelles en matière d’alcool vont nécessairement toucher aussi les consommateurs à faible risque, qui pourraient dès lors se sentir pénalisés par des mesures qui ne les concernent pas: pourquoi subir une augmentation du prix de sa bière, via un impôt, alors que cette mesure est mise en place pour protéger la jeunesse et freiner la consommation des buveurs excessifs? Pourquoi ne peut-on pas acheter une bouteille de vin dans une station-service, si on est un consommateur modéré? Il serait faux de négliger ce type de réactions; aujourd’hui, elles ne sont pas légion, mais elles pourraient être faites par toutes les personnes qui consomment de l’alcool en Suisse de manière non problématique, soit le 80% des consommateurs! Il est donc primordial de réfléchir à un message de santé publique qui motive la population à considérer l’imposition des boissons alcooliques comme un acte de solidarité avec les plus fragiles d’entre nous, les jeunes et les individus en situation de risque.
Par ailleurs, une augmentation du prix d’une bouteille de bière ne devait pas être perçue comme une forte restriction d’achat pour les consommateurs modérés, dès lors qu’ils n’en achètent pas en quantité élevée. Quel est l’impact réel sur mon pouvoir d’achat, si une bière pression m’est facturée 50 ct. de plus, alors que je n’en bois qu’une par jour au bistrot? Il me semble que ces éléments-là doivent être thématisés auprès du grand public, si on veut lui faire accepter des augmentations d’impôt sur les boissons alcooliques. Il s’agit surtout d’éviter l’écueil du discours populiste sur la restriction des libertés individuelles sur ce sujet. Un État qui cherche à protéger la population en diminuant l’attractivité de certains produits dangereux ne restreint pas de facto ses libertés!
Ce discours fait surtout son apparition dans le débat sur la fumée passive: interdire de fumer est une restriction des libertés individuelles, entend-on encore. Pourtant, l’évidence scientifique de la nocivité de la fumée passive devrait faire taire ce genre d’arguments. La balance des libertés est ici clairement en défaveur de la fumée dans les lieux publics, si l’on considère l’atteinte grave à la santé des autres. Il semble que ce débat soit d’ailleurs quasi clos. La société ne s’en prend pas aux fumeurs, mais aux conséquences de leur consommation de tabac, selon les contextes dans lesquels il est fumé. Cependant, dans la thématique « alcool », la notion d’interdiction pour le bien de la collectivité est encore mal acceptée. On l’a surtout constaté lors de l’entrée en vigueur du 0,5‰: «On n’a même plus le droit de boire son verre! C’est une atteinte à nos libertés!»
La difficulté des messages sur l’alcool est que le concept d’alcool passif, par analogie avec celui de fumée passive, n’existe pas. Pourtant, il est possible de tirer des parallèles dans le raisonnement sur la fumée passive en l’appliquant à l’alcool: le problème de la fumée passive est que le comportement du fumeur, via la fumée dégagée, génère des dommages aussi aux personnes qui l’entourent. En matière de consommation d’alcool, ce ne sont certes pas les vapeurs d’alcool qui émanent du verre qui sont dangereuses, mais bien celles que le consommateur a dans sa tête ensuite! Les conséquences d’une consommation d’alcool problématique sont multiples et dommageables aux personnes qui l’entourent: accident de la route impliquant d’autres usagers, violences sociales, sans oublier le cortège de souffrance des proches d’une personne alcoolodépendante. Ce parallèle devrait nous permettre de mieux communiquer les intentions, les objectifs des mesures structurelles « imposées » à l’ensemble de la population: il ne s’agit pas de restrictions des libertés individuelles, mais d’une responsabilité collective, que nous nous devons toutes et tous d’assumer, afin de maintenir au maximum nos… libertés!
«L’alcool tue lentement, on s’en fiche, on a le temps!». C’est sur une assiette à fondue, suspendue au mur du chalet de mon grand-père, que j’ai lu il y a longtemps cet adage populaire; à ses côtés, une autre assiette: «Aime, mange, bois, on ne vit qu’une fois!». Les notions de plaisirs et de convivialité côtoient tout naturellement celle de la mort… lointaine et pas si terrible que cela, puisqu’on a bien profité du produit qui pourrait nous y conduire. Toute la difficulté de la communication en santé publique sur l’alcool est ainsi résumée en deux assiettes à fondue! Ainsi, vouloir mettre des messages de mise en garde sur les bouteilles de boissons alcooliques devient une véritable gageure. S’il est simple, direct et authentique de dire, en matière de tabac «fumer tue!» ou «fumer provoque des maladies graves!», il n’en va pas de même pour l’alcool. Seuls certains comportements ou publics spécifiques sont à interpeller, et dans des situations de vie particulières: usager de la route, femme enceinte, individu au travail, entre autres. L’affirmation péremptoire au dos d’une étiquette de bouteille peut alors devenir discriminante, sélective et donc porter préjudice au sens même du message. À l’inverse pourtant, ne rien communiquer, c’est donner le signal que l’alcool n’est pas nocif à la santé, ce qui est bien entendu erroné.
Le message le plus simple, c’est tout de même de rappeler qu’il est interdit de vendre ou remettre des boissons alcooliques à des mineurs de moins de 16 ans révolus. Tout le monde s’accorde à dire que ce message est clair et cohérent. Alors, qu’est-ce qui fait que la même injonction ne fait pas l’unanimité chez les spécialistes de la prévention du tabagisme? Une fois encore, la différence entre les deux substances: la marge de manœuvre pour les adultes en matière de consommation d’alcool – consommer avec modération – n’existe pas pour le tabac. À aucun âge il n’est possible de fumer sans risque! Dès lors, pour certains professionnels, donner un âge légal à la vente du tabac, c’est implicitement reconnaître qu’à l’âge adulte on accepte ce comportement. Toutefois, la protection de la jeunesse prime sur ce raisonnement, par ailleurs fragilisé par son absence de cohérence aujourd’hui déjà: qui peut soutenir le fait qu’un enfant de 10 ans puisse acheter des cigarettes sans aucune restriction de la part de la société? Doit-on dès lors laisser l’industrie elle-même fixer ces règles, comme c’est le cas aujourd’hui avec la campagne OK 2 de l’industrie du tabac?
ÀA cet égard, il est essentiel de considérer le rôle joué au plan politique par les deux industries concernées, celle du tabac et celle de l’alcool. Deux? Pas si sûr! Du côté du tabac, Philip Morris, de BAT et JTI 3 tiennent la quasi-totalité du marché suisse; leurs intérêts sont défendus au plan politique par la Communauté du commerce suisse en tabacs, voire aussi sur certains sujets par Gastrosuisse. Pour l’alcool, ce sont le Groupement suisse des Spiritueux de Marque, la société suisse des brasseurs et de l’Interprofession suisse du vin, qui représentent la plupart des intérêts de la branche. Gastrosuisse est aussi un allié de poids pour eux! On pourrait donc penser que les deux sujets majeurs de santé publique sont cotés également au plan politique. Je ne le pense pas. Du côté du tabac, c’est le poids économique de grands groupes internationaux qui prédomine, aux côtés de quelques agriculteurs subventionnés par la Confédération.
Côté alcool, il y a bien sûr aussi les grands groupes internationaux pour les spiritueux et la bière, mais le relais économique au Parlement est beaucoup plus effectué par l’industrie du vin, donc de milliers de vignerons, producteurs terriens, dont le capital de sympathie auprès de la population – et donc des parlementaires – est certainement très élevé, de par leur ancrage culturel dans le tissu économique suisse, et ce bien que la production suisse ne représente que le 35% du vin consommé en Suisse. La charge émotionnelle véhiculée par le discours des vignerons quant au risque de disparaître à cause de mesures de santé publique est à tous les coups beaucoup plus grande que lorsque Philip Morris s’inquiète d’une baisse de son chiffre d’affaires en Suisse. Rappelons-nous aussi des arguments qui ont fait échoué les initiatives jumelles, qui voulaient en 1993 interdire toute publicité pour l’alcool et le tabac en Suisse: perte d’emplois, certes, mais dans le domaine de la publicité, des transports, des médias, de la petite distribution… Rien ou presque sur les risques économiques pour l’industrie du tabac, vraisemblablement trop peu « vendeurs » au plan émotionnel pour le grand public. C’est face à ce poids culturel, gastronomique et convivial, poids que la plupart des adultes ressentent (80% de la population consomme de l’alcool contre 30% pour le tabac), que nous devons nous débattre pour tenter d’imposer des mesures structurelles en matière d’alcool…
Redisons-le ici: un impôt sur le tabac ne touche que 30% de la population; un impôt sur le vin en toucherait 80%. La force de conviction pour faire passer cette idée devrait donc être près de trois fois plus élevée, sur un sujet beaucoup plus imprégné émotionnellement aussi. Alors, mission impossible pour l’alcool?
La solution passe par une politique fédérale planifiée et concertée. Depuis 1996, l’Office fédéral de la santé publique (OFSP) a mis l’accent sur le programme « tabac » 4, avec un succès certain: l’augmentation graduelle de l’impôt sur le tabac et la signature de la convention-cadre de lutte contre le tabagisme (CCLT) 5 en sont les signes les plus tangibles. En signant la convention-cadre, la Suisse s’engage à renforcer ses mesures structurelles, afin de pouvoir la ratifier. Cela veut dire que de nombreuses mesures, aujourd’hui freinées au plan politique, devront être mises en place: restriction de la publicité, âge légal de vente du tabac aux mineurs, protection contre la fumée passive, entre autres. La stratégie tabac en cours d’approbation va donner les grandes lignes de ces travaux au plan suisse pour les années à venir.
Côté alcool, c’est en 1999 que la campagne Ça débouche sur quoi? 1 a été lancée; son but était de thématiser la question de l’alcool dans la population générale, pas à pas, selon les théories des stades du changement. Aujourd’hui on peut dire que, directement ou indirectement, grâce à cette campagne et à sa capacité à faire parler du thème alcool, plusieurs choses ont évolué positivement: introduction dans la loi sur les denrées alimentaires des âges légaux de vente et remise d’alcool, entrée en vigueur du 0,5‰, impôt spécial sur les alcopops, mais surtout, conception d’une véritable politique nationale en matière d’alcool, avec le démarrage prochain du Programme national alcool.
Reste à coordonner habilement ces deux programmes, afin d’éviter autant que faire se peut une synergie négative au sein du discours populaire. Les amalgames classiques sont de réels pièges: «Ils vont faire avec l’alcool comme avec le tabac: des petites interdictions, et puis, au moment où on ne s’y attend pas, un gros changement, comme à l’époque l’interdiction de fumer!». Comment combattre ce type de préjugés, qui induit l’idée que le 0,5‰ n’est qu’une étape vers la tolérance zéro, que l’impôt sur la bière est une avancée vers un impôt sur le vin, voire que les mises en garde sur les bouteilles finiront par interdire de boire, etc.? Le paradoxe est là: il faut découpler les deux approches politiques, rappeler, comme je l’indique plus haut, que le tabac ce n’est pas l’alcool, que ces deux produits nécessitent des mesures spécifiques, tout cela dans un contexte où les professionnels plaident en faveur d’une politique des dépendances intégrale et cohérente… sans définir ces termes! Une politique des substances psychoactives est intégrale et cohérente lorsqu’elle prend en considération l’ensemble des problèmes que leur consommation induit, dans un modèle de réflexion commun, sans pour autant nier la nécessité de développer des approches différenciées et coordonnées entre elles. Le modèle de psychoaktiv.ch représente de ce point de vue un outil de réflexion très riche, avec lequel les professionnels peuvent développer cette politique. Je nous encourage donc toutes et tous à réfléchir à nos spécificités par produit, et à nous retrouver fréquemment autour d’une même table pour en débattre et planifier ensemble les solutions communes et différenciées qui doivent être mises sur pied. La volonté affirmée de réunir les trois commissions fédérales alcool, tabac et drogues illégales en une seule d’ici quatre ans, est à considérer dans cette perspective comme une réelle opportunité.
Alors, la politique alcool est-elle freinée ou stimulée par celle du tabac? La situation actuelle est un peu floue. J’ose espérer qu’à l’avenir, l’une et l’autre se nourrissent mutuellement, afin que la synergie ainsi créée nous permette de dépasser les écueils cités ici.