septembre 2007
Lucien Erard, directeur de la Régie fédérale des alcools, Berne
Les scientifiques ont pu mesurer les résultats des mesures structurelles sur la consommation abusive d’alcool. En Suisse même, la réduction de 50% de l’impôt sur les whisky, cognac, etc. a multiplié la consommation par deux chez les hommes de moins de 30 ans ou encore chez les femmes. La consommation dans les pays nordiques, appliquant des mesures drastiques, était de 50% inférieure à celles de la Suisse et des pays qui nous entourent. Avantage supplémentaire, en cette période de restrictions financières, non seulement les mesures structurelles ne coûtent presque rien mais elles peuvent même rapporter, lorsqu’on augmente l’impôt par exemple. Limiter et contrôler l’alcool au volant s’avère également efficace et épargne bien des vies humaines.
Pourquoi, dans ces conditions, est-il si difficile de prendre et d’appliquer des mesures si efficaces?
D’abord, évidemment, parce qu’elles sont efficaces et qu’elles touchent donc directement au revenu des producteurs et des commerçants de la branche qui ont, bien sûr, le droit de se défendre. Mais elles touchent aussi ces 80% de la population qui n’ont aucun problème particulier avec l’alcool et qui supportent difficilement ces restrictions. Or, dans une démocratie comme la nôtre, ce sont eux qui décident.
Conclusion: si l’on veut prendre des mesures qui soient véritablement efficaces contre la consommation abusive, c’est toute la population qu’il s’agit de sensibiliser aux problèmes d’alcool. Et là où les scientifiques expliquaient qu’informer et sensibiliser n’avaient aucun effet sur le comportement – et il aurait fallu dire plutôt le comportement mesurable – ces mesures s’avèrent indispensables pour faire admettre au monde politique, et donc à l’opinion publique, la nécessité de mesures contraignantes.
Sans revenir sur l’interdiction de l’absinthe, en 1908, à la suite d’un assassinat particulièrement odieux, l’histoire des alcopops en est un bon exemple: sensibilisé, notamment par la presse, aux problèmes de santé publique provoqués par ces limonades additionnées d’alcool, le Parlement, appuyé par une opinion publique toute acquise, a pu adopter, rapidement, un impôt suffisamment élevé pour que ces limonades sucrées destinées aux enfants soient retirées du marché.
ÀA la fin du XIXe siècle, le peuple et les cantons ont voté la création de la Régie fédérale des alcools pour que soit contrôlée la production de schnaps et que son prix soit substantiellement augmenté, tant les dégâts de l’alcoolisme étaient devenus criants. Une politique de prix élevés s’est poursuivie tout au long du XXe siècle, grâce, notamment, au protectionnisme qui nous faisait imposer largement les alcools importés, mais également le vin importé, les vins suisses étant suffisamment chers par eux-mêmes. Pour la bière, le cartel plus que l’impôt favorisait, là aussi, des prix relativement élevés.
Les limitations à la seule présentation du produit pour la publicité des spiritueux ont également joué un rôle.
Depuis quelques années, la situation a fondamentalement changé, raison pour laquelle de nouvelles mesures s’imposent.
Le prix des spiritueux importés, et notamment du whisky, a chuté des deux tiers. Les droits de douane sur les vins importés ont été quasiment supprimés, le cartel de la bière a été supprimé, la concurrence fait pression sur les prix, alors que le niveau de l’impôt sur la bière est resté le même depuis cinquante ans. On trouve donc aujourd’hui de la vodka à 9 francs la bouteille, du gin à 10 francs et du whisky à 11 francs ce qui représente, déduction faite de la charge fiscale, 70 centimes, 1.60 et 2 francs, respectivement, la bouteille. On trouve du vin à 2 francs et le demi-litre de bière est couramment vendu à moins de 50 centimes dans une grande chaîne de magasins de notre pays.
Nos parents et nos grands-parents, qui avaient souvent souffert directement des dégâts de l’alcoolisme, appliquaient, pour les cafés-restaurants, la clause du besoin, grâce, bien entendu, à l’appui des commerçants installés qui souhaitaient éviter de nouveaux concurrents. Le vent libéral qui a soufflé sur notre pays a vite fait oublier l’origine de ces clauses du besoin progressivement supprimées partout. Les patentes ont été distribuées plus largement, aussi dans les fêtes et les manifestations populaires. Reste heureusement un certain frein à une consommation abusive, grâce aux prix relativement élevés des boissons alcooliques dans les établissements publics. Par contre, l’apparition de nouveaux commerces, autorisés à vendre des boissons alcooliques en dehors des heures d’ouverture normales des magasins et, en particulier, le dimanche mais surtout le soir et tard dans la nuit, pose aujourd’hui un problème de santé publique majeur. Outre que la vente de boissons spiritueuses dans ces magasins viole vraisemblablement les dispositions de l’art. 41a de la loi sur l’alcool que les cantons devraient faire respecter, la possibilité d’acheter, à n’importe quelle heure, de l’alcool, en grande quantité et bon marché, constitue un danger majeur, notamment pour les enfants et les adolescents.
Plusieurs cantons l’ont compris et l’ont déjà interdit. L’union pétrolière a pris conscience du problème et est intervenue auprès des stations-service de ses membres pour exiger que l’on applique l’interdiction de vendre des boissons alcooliques aux jeunes de moins de 16 ans et des boissons spiritueuses aux moins de 18 ans. En matière de publicité enfin, l’essor du sponsoring permet à la bière d’affirmer sa présence auprès des jeunes et surtout auprès des sportifs.
En résumé, les mesures structurelles, d’abord patiemment développées au cours du siècle précédent et destinées à limiter la consommation abusive d’alcool, ont perdu beaucoup de leur impact. C’est dû également à l’augmentation des revenus de la population qui fait que l’on peut plus facilement qu’autrefois dépenser pour de l’alcool.
Ce constat montre cependant bien quelles mesures devraient pouvoir être prises aujourd’hui pour lutter plus efficacement contre la consommation abusive et dangereuse d’alcool:
On le voit, des mesures existent, mais il manque souvent les moyens de les faire adopter. Le cercle de ceux qui produisent et vendent mais aussi de ceux qui consomment avec plaisir est très vaste. Les deux grands qui se partagent le marché mondial des spiritueux ont à la fois l’argent et le poids pour intervenir.
Il y a heureusement aujourd’hui unanimité sur la nécessité de protéger les enfants et les adolescents. L’abus d’alcool met leur santé et même leur avenir en danger. II faut donc mieux les informer. Il faut tout faire pour qu’on ne leur vende pas de l’alcool. Un canton en tout cas a même déjà décidé de punir ceux qui serviraient d’intermédiaires. Reste que pour eux le prix joue un rôle essentiel. Pour preuve, beaucoup achètent leur alcool dans les stations-service pour aller ensuite le boire au dancing ou au bar.
Chaque fois que les mesures proposées ont permis de répondre à un problème d’alcool auquel la population était devenue sensible, elles ont été acceptées et mises en œuvre. C’était le cas avec l’absinthe ou avec les alcopops, c’était le cas pour la création de la Régie fédérale des alcools, par exemple.
C’est le cas aussi par exemple à Genève où ont été interdites, lors d’un vote populaire, la vente à l’emporter d’alcool le soir ainsi que la publicité visible de la voie publique.
Si certains peuvent comprendre qu’interdire la vente de l’alcool en magasin le soir, augmenter les impôts sur l’alcool ou encore limiter la publicité, c’est que ces mesures peuvent avoir un effet bénéfique sur celui qui a une consommation d’alcool abusive et problématique. Reste encore à convaincre tous les autres que les sacrifices que l’on impose à leur liberté et à leur porte-monnaie sont justifiés, par solidarité. Comment faire comprendre à celui ou celle qui n’a aucune dépendance à quel point la dépendance à l’alcool rend fragile et démuni celui qui en souffre? Or l’alcool est présent, il est de toutes les fêtes, de tous les moments de détente et de repos. La décision de ne pas boire ou de ne pas trop boire résiste rarement lorsque l’alcool est là, disponible, surtout si l’on a déjà commencé de boire. En d’autres termes, les messages de prévention adressés à chacune et à chacun pour l’inciter à un comportement raisonnable face à l’alcool n’ont peut-être pas tellement d’effet sur le comportement. Mais ils sont cependant essentiels si l’on veut que l’opinion publique comprenne la nature du problème auquel certains de leurs concitoyennes et concitoyens sont confrontés et acceptent des mesures contraignantes et désagréables pour les aider.
L’alcool est une drogue, car il touche à notre système cognitif et crée une dépendance. C’est pourquoi ce n’est pas un produit comme les autres: il doit être consommé avec précaution.
Il ne doit pas être bu comme de l’eau et ne doit donc pas non plus être vendu comme de l’eau.
Pour un certain nombre d’entre nous, la tentation de boire, toujours présente, nécessite des barrières qui aident à résister à l’envie d’un verre, puis d’un autre, puis encore d’un autre. La prévention structurelle, c’est mettre ces barrières qui aident à s’accrocher ou que l’on hésite à franchir.
Le Conseil fédéral a l’intention de procéder à une révision totale de la loi fédérale sur l’alcool. Il s’agit de moderniser une loi qui date de 1932 car les structures de production et de commercialisation de l’alcool ont bien changé. Mais il s’agit surtout de moderniser et de renforcer la prévention structurelle, comme nous le recommande notamment l’OCDE dans son étude sur le système de santé suisse, en développant des dispositions dont l’efficacité est prouvée, en en améliorant l’application et en les étendant, là où c’est possible, à l’ensemble des boissons alcooliques, spiritueux, mais aussi vin et bière.
On ne peut que souhaiter que l’opinion publique, sensibilisée aux problèmes que posent les nouveaux modes de consommation d’alcool, notamment chez les jeunes, accepte ces nouvelles contraintes. Les conséquences de la consommation abusive d’alcool sont aujourd’hui bien concrètes mais aussi bien visibles: binge drinking et ses risques pour la santé, accidents, violence et dégâts, en famille et dans la rue ou les établissements publics, abus sexuels, etc. Il faut souhaiter que le Conseil fédéral et le Parlement s’engagent pour expliquer pourquoi il faut agir, mais aussi pourquoi les réponses qu’ils proposeront sont des mesures à la fois efficaces et nécessaires.