avril 2007
Anaïs Albrecht, chef de clinique, psychiatrie, CTA, CHUVJean-Bernard Daeppen, médecin chef, médecine interne, CTA, CHUV, Lausanne
Le terme de consommation contrôlée a de nombreuses définitions selon les auteurs et les contextes. S’agit-il d’un contrôle par le patient lui-même ou par un tiers? D’un contrôle de la quantité d’alcool ingérée, de la fréquence des consommations, des contextes dans lesquels on s’autorise à boire, du type d’alcool? Cela pose aussi la question de la définition d’une consommation d’alcool «normale» que nos patients rêvent parfois d’atteindre. Ces termes font-ils référence à une quantité d’alcool au-delà de laquelle il serait dangereux d’aller, comme dans la notion de consommation à risque? Ou contiennent-ils surtout la notion de choix individuel, dans le sens de pouvoir s’arrêter quand on le désire, peu importe la quantité?
Dans les années 70, Marc et Linda Sobell comparent 20 patients alloués aléatoirement à un traitement cognitivo-comportemental visant une consommation contrôlée et 20 patients avec le même type de traitement mais visant une abstinence. Les résultats publiés montrent que les patients attribués au groupe consommation contrôlée ont un meilleur niveau de fonctionnement que ceux attribués au groupe abstinence, avec 160 jours sur 183 de consommation inférieure à 4 verres par jour, contre 80 jours sur 183, respectivement 1. La publication de ces résultats provoque de fortes réactions dans les milieux alcoologiques et les Sobell sont accusés d’avoir falsifié leurs résultats 2. Après plusieurs années de procès et d’enquête approfondie, les résultats des Sobell sont à nouveau validés 345.
Pourtant, ce conflit agite toujours les milieux spécialisés et il n’est pas rare d’entendre des soignants affirmer que la seule possibilité de s’en sortir pour un alcoolique est d’être abstinent. Comment expliquer ces avis tranchés opposant l’opinion de certains soignants avec les résultats d’études scientifiques rigoureuses? Ce paradoxe s’explique probablement par des perspectives différentes. La perception des soignants est souvent acquise par des années de travail dans des unités qui ont l’abstinence comme seul objectif thérapeutique. De plus, ces unités sélectionnent les patients présentant les formes de dépendances les plus sévères. Par ailleurs, les études comparant consommation contrôlée et abstinence évaluent des patients avec des degrés variables de sévérité de dépendance et valorisent la consommation contrôlée comme un objectif thérapeutique atteignable, expliquant une perspective plus large des chercheurs sur la consommation contrôlée 4.
Nous souhaitons, par des exemples tirés de nos consultations, donner une illustration aussi nuancée que possible sur la question de la consommation contrôlée.
Il s’agit d’un homme qui débute une consommation d’alcool à l’adolescence. Peu à peu, il éprouve des difficultés à concilier sa vie professionnelle, sportive (athlétisme de haut niveau) et familiale, et consomme de plus en plus d’alcool pour lutter contre des troubles du sommeil. Il commence à considérer l’alcool comme un problème vers l’âge de 30 ans, lorsqu’il arrête le sport en raison de douleurs au genou. Il tente plusieurs fois de diminuer ou d’arrêter sa consommation, mais doit lutter contre des symptômes de sevrage importants. Vers 40 ans, il débute un suivi alcoologique spécialisé avec l’objectif d’une abstinence à long terme. Entre 1989 et 2007, il bénéficie de 39 sevrages en milieu hospitalier et de 5 séjours institutionnels. Les rechutes sont rapides et extrêmes, avec des symptômes de sevrage et une clochardisation à domicile déjà après 2 ou 3 jours de consommation. Le travail alcoologique effectué durant 2006 permet au patient de faire le constat que sa prise en charge lors des rechutes est mauvaise. En général, il se rend spontanément à l’hôpital, y est mal reçu car il se montre agité et fait des demandes apparemment farfelues, est finalement admis, reçoit des doses standard de benzodiazépines insuffisantes pour lui, doit être attaché ou fugue après quelques heures. Fort de ce constat, il décide de rédiger des directives anticipées sur les mesures à prendre en cas de rechute. Il y mentionne en particulier le fait que l’infirmière du CMS où il prend l’Antabus informe le reste du réseau de soins s’il ne se présente pas, il s’engage à se rendre au plus vite à l’hôpital pour un sevrage ou sinon à être hospitalisé d’office, et il demande des doses suffisantes de benzodiazépines et surtout de pouvoir déambuler dans l’hôpital ce qui lui permet de diminuer ses symptômes de manque.
Suite à l’instauration de ces directives, les rechutes sont moins longues et moins graves et les sevrages plus rapides. Il devient aussi possible pour le patient de maintenir le contact avec son thérapeute même pendant les rechutes.
Peut-on parler de consommation contrôlée dans ce cas? Dans le sens d’une consommation modérée, apparemment pas. En effet, après avoir fait plusieurs essais de modération, le patient acquiert la conviction que, pour lui, la seule solution est l’abstinence. Après dix-huit ans de suivi, le patient se sent plutôt fier de lui, il tient un compte précis des jours d’abstinence et se dit que, compte tenu de la gravité de sa dépendance, le bilan est plutôt positif. En 2006, il commence à prendre conscience de la nécessité d’intégrer les rechutes dans la prise en charge au point d’en prévoir le déroulement «idéal» dans ses directives anticipées. Cela lui permet de moins fonctionner dans des comportements de type tout ou rien (abstinence versus consommation gravissime). Le patient peut ainsi retrouver un sentiment d’autonomie, même dans le contrôle extérieur qu’il demande lui-même.
Dans ce cas, la consommation contrôlée à proprement parler n’est pas possible. Le contrôle réside dans les moyens mis en œuvre pour indirectement diminuer la sévérité des rechutes.
Il s’agit d’un patient qui consulte la première fois en 2005: il consomme une bouteille de vin et quelques bières chaque soir. Il mentionne que l’alcool le détend et l’aide à lutter contre son anxiété, mais que sa consommation perturbe sa vie de couple.
En juin 2005, il se fixe un objectif de consommation contrôlée: uniquement les soirs du week-end et pas plus de 4 verres par occasion. Il maintient son objectif pendant 2 mois, puis reprend progressivement sa consommation antérieure. Il décide alors d’être abstinent. Un mois plus tard, il boit quelques gorgées lors d’occasions sociales, ce qui l’inquiète car il doit lutter pour s’en tenir là.
Durant les mois suivants, il oscille entre des périodes de consommation contrôlée et de reprise de sa consommation de départ, prenant peu à peu conscience de sa dépendance. Il prend la décision en octobre 2006 d’arrêter définitivement toute consommation, ce qui actuellement est un succès.
Dans cette situation clinique, le thérapeute a suivi le patient dans sa prise de conscience par étapes de la problématique de la dépendance. Cela a permis de renforcer le sentiment d’autonomie du patient qui ne s’est pas vu imposer une abstinence comme condition au traitement. Le patient fait l’expérience qu’il est capable de consommer comme il l’a décidé pendant plusieurs semaines, ce qui augmente son sentiment d’efficacité personnelle, puis il prend conscience qu’il souffre d’une véritable dépendance, ce qui le pousse finalement à prendre la décision d’être abstinent. L’attitude du thérapeute favorise, dans ce cas, une vraie alliance thérapeutique: le patient peut se confier de manière ouverte sans que la consommation ne devienne un sujet tabou.
Cette patiente est établie en Suisse depuis 1962, après son mariage. Son mari est décédé fin 2004 suite à une tumeur cérébrale découverte en 1998. La patiente décrit une consommation à risque, avec du vin midi et soir, depuis le début des années 1990. Une dépendance apparaît en 1998 simultanément à la découverte de la maladie de son mari. Dès ce moment, elle boit une bouteille de vin à midi, puis des apéritifs dès 17 heures, puis à nouveau une bouteille de vin le soir. A la mort de son mari, en 2004, elle décrit une nouvelle augmentation de sa consommation d’alcool et se replie sur elle-même.
Elle est hospitalisée fin 2005, suite à une chute. En raison d’un état dépressif majeur, elle est hospitalisée deux semaines en milieu psychiatrique où elle effectue un sevrage. A la sortie, elle se dit prête à reconstruire sa vie et commence un suivi alcoologique ambulatoire. Après quelques semaines d’abstinence, elle signale avoir repris une consommation de 2 verres de vin chaque soir. Son moral s’améliore et elle prend de plus en plus soin d’elle-même. Presque deux ans plus tard, la patiente maintient toujours sa consommation de 2 verres de vin chaque soir.
Nous voyons, dans l’histoire de cette patiente, un exemple de réussite de consommation contrôlée. Elle parvient à garder la consommation qui est pour elle liée au plaisir, pour renoncer à la consommation morbide entraînant la dépression et les chutes. On peut imaginer ce qui se serait passé si le thérapeute s’était opposé à la consommation contrôlée. La patiente aurait peut-être essayé d’être abstinente, mais en ayant probablement plus de peine à retrouver sa joie de vivre. Elle aurait aussi pu persévérer dans son désir de consommation contrôlée, tout en se sentant coupable par rapport au thérapeute, ce qui aurait débouché soit sur une thérapie «pseudo» où la patiente dit ce qu’il faut pour satisfaire son interlocuteur, soit sur une rupture de traitement.
Ce patient de 41 ans a toujours travaillé dans la restauration et a ouvert son propre restaurant en 1993. Dans ce cadre, il développe une dépendance à l’alcool qui lui permet d’être assez en forme pour mettre de l’ambiance dans son restaurant. A jeun, il se sent trop angoissé pour parler à ses clients.
Puis, en raison de conflits avec son équipe engendrant de plus en plus d’angoisses chez lui, les affaires se dégradent et il remet son restaurant en 2003. Il commence alors une cure en milieu institutionnel. Il maintient globalement une abstinence, mais fait plusieurs rechutes brèves qui entraînent une fin de séjour en mai 2004.
Actuellement, il souhaite contrôler sa consommation, car il garde un mauvais souvenir de l’abstinence en raison de ses angoisses. Il sait qu’il ne peut pas contrôler la quantité par occasion, donc il décide de limiter les occasions: il ne consomme jamais d’alcool chez lui, et ne sort pas plus que 4 fois par semaine. Les jours sans consommation, il gère les symptômes de sevrage par des benzodiazépines. Il se sait dans une situation fragile, mais n’imagine pas d’autre solution pour l’instant.
Ce patient, après une expérience douloureuse liée à l’abstinence et une rechute tout aussi douloureuse, décide de contrôler sa consommation par la fréquence des prises d’alcool. Cet objectif peut paraître dérisoire et il est difficile, en tant que thérapeute, de supporter qu’un patient s’alcoolise massivement quatre fois par semaine.
Cependant, il parvient à atteindre son objectif, ce qui lui permet d’avoir un sentiment de contrôle sur sa situation, permettant par là même un travail thérapeutique plus en profondeur. Il peut ainsi élaborer au fil des semaines les avantages et les inconvénients de son mode de consommation. Il constate une légère amélioration de son image de lui-même, ses tests sanguins montrent une amélioration des tests du foie et il s’alimente mieux. Par contre, il souffre de s’isoler de plus en plus en dehors des périodes d’alcoolisation et il se demande si les sevrages répétés qu’il s’inflige ne le rendent pas encore plus anxieux. Peu à peu, il commence à envisager l’idée de refaire un autre séjour institutionnel, car l’abstinence qu’il expérimente trois jours par semaine lui paraît par moments moins pénible à supporter.
A la lumière des données scientifiques, de nos expériences cliniques et au-delà des controverses, il nous paraît important de pouvoir offrir au patient souffrant de dépendance à l’alcool un soutien spécifique, sans choisir à sa place l’une ou l’autre approche thérapeutique. Il est capital de connaître au niveau théorique ces différentes approches, qu’il s’agisse de l’abstinence ou de la consommation contrôlée, afin d’être en mesure d’accompagner le patient dans ses choix. Accepter, en tant que thérapeute, la consommation contrôlée comme un but thérapeutique parmi d’autres permet une approche par paliers respectant les stades de changements du patient. Cette approche s’adapte bien aux approches thérapeutiques qui bénéficient du meilleur niveau de preuve d’efficacité dans le traitement de la dépendance à l’alcool, à savoir les thérapies de type cognitivo-comportemental et l’entretien motivationnel.