août 2020
Gerard Calzada, Aline Bervini et Daniele Zullino, Sara Corte-Real, Eugénie Khatcherian (Service d’addictologie, Hôpitaux Universitaires de Genève)
Les personnes concernées par l’addiction aux opioïdes et à d’autres drogues illicites ont été frappées de plein fouet par la pandémie de Covid-19. Le quotidien de ces personnes fragiles a été bouleversé par un accroissement de l’isolement social, par la crainte d’une variation importante des prix et de la disponibilité sur le marché de la drogue, ainsi que par la diminution de l’offre de soins de la part des structures de réduction des risques.
La mise en place des mesures de semi-confinement et la fermeture des frontières ont fait craindre un crash du marché de la drogue avec une baisse de l’offre, s’accompagnant d’une baisse de la pureté/qualité de l’héroïne de rue ainsi que d’une hausse des prix1. Une concentration variable d’héroïne dans les préparations consommées entraîne des risques proportionnellement accrus d’overdose. Une autre crainte a été qu’une baisse de l’offre d’héroïne pousse les consommateurs à se tourner vers des substances plus dangereuses, comme les Fentanyls, un groupe de substances impliqué dans l’actuelle crise des opioïdes aux États-Unis et au Canada2. Compte tenu de la situation de crise, l’Office fédéral de la santé publique (OFSP) a encouragé les médecins prescripteurs de TAO à trouver des solutions pragmatiques pour les patients considérés à risque vis-à-vis de la Covid-19 ainsi que ceux ayant des difficultés de mobilité. Pour les centres de prescription d’héroïne médicale (diacétylmorphine ou DAM), l’OFSP a suggéré de favoriser le passage au Sevre-long®. Il a aussi permis la remise des traitements d’héroïne médicale par des services infirmiers, tels que les services d’aide et de soins à domicile, de livrer les TAO à domicile et de donner la possibilité d’effectuer un contrôle visuel de leur prise par visioconférence. Pour les personnes ne présentant pas de risque d’usage détourné des comprimés de DAM, une autorisation exceptionnelle permettant une délivrance hebdomadaire du traitement a été donnée.
Le Service d’addictologie a dû réagir vite et apporter des adaptations à ses pratiques pour pouvoir continuer à répondre aux besoins en matière de soins, tout en respectant les recommandations d’hygiène et de distanciation sociale décidées par le Conseil fédéral.
Notre consultation spécialisée dans les addictions aux opioïdes, qui intègre le programme de prescription d’héroïne genevois, a proposé des solutions pour améliorer l’accès aux soins à de nouveaux patients, garantir la gestion du flux des patients dans nos locaux et permettre la poursuite des entretiens cliniques avec les personnes bénéficiant déjà d’un suivi.
Amélioration de l’accès aux soins
De nombreuses personnes concernées par l’addiction aux opioïdes pouvaient se retrouver soudainement sans produit disponible et, avec comme unique alternative, de demander de l’aide à un centre de soins. L’accent a donc été mis sur l’accueil rapide de nouveaux patients. Un accueil sans rendez-vous a donc été proposé dès le début de la crise. Toutes les personnes se présentant dans nos locaux en demande d’un traitement ont bénéficié le jour même d’un entretien avec un infirmier et un assistant social. Elles ont également été évaluées rapidement par un médecin, afin de bénéficier d’un traitement en moins de 24 heures. Une collaboration étroite avec l’association de réduction des risques Première Ligne a aussi été mise en place pour informer de manière plus intensive les usagers sur les possibilités d’accès au programme de prescription d’héroïne et les encourager à accéder aux soins. Les démarches administratives ont aussi été accélérées. L’OSFP s’est organisé pour délivrer les autorisations nécessaires à l’instauration du programme de prescription d’héroïne le jour même. Auparavant, les démarches administratives pouvaient nécessiter un délai d’une semaine.
Enfin, une garantie financière a été octroyée par la CAMSCO des Hôpitaux Universitaires de Genève pour offrir un traitement aux personnes en situation de précarité qui se sont retrouvées à la rue pendant cette période et sans assurance maladie, ce qui, en principe, empêchait de bénéficier de soins en Suisse.
Gestion du flux des patients dans nos locaux
Notre consultation ayant la particularité d’administrer les TAO sur place, la gestion du flux des patients a été indispensable pour permettre le respect des distances sociales, la désinfection des surfaces et l’hygiène des mains. Cette gestion du flux a également impliqué des mesures d’isolement ou de mise en quarantaine des patients et des soignants présentant des symptômes évocateurs d’une infection de Covid-19.
La première mesure de gestion du flux de patients a été d’élargir le cadre d’administration des traitements agonistes opioïdes (TAO) en permettant aux patients d’emporter le traitement à domicile pour des durées plus longues et ainsi réduire les passages à la consultation.
La deuxième mesure a été d’adapter les horaires du programme de prescription d’héroïne médicale en l’élargissant de trois heures supplémentaires par jour. Cette augmentation a permis de mieux répartir les passages des patients par tranches horaires précises et de limiter les contacts entre eux.
Enfin, les patients remplissant strictement certains critères, notamment l’absence de risque de détournement du traitement, ont pu bénéficier du traitement d’héroïne médicale injectable à la maison pour une plage horaire (matin ou soir). Les critères de l’OFSP et ceux propres à notre centre pour emporter l’héroïne médicale injectable ont été les suivants:
Poursuite des entretiens cliniques
Seuls les consultations urgentes, les entretiens avec les nouveaux patients et les consultations indispensables au suivi et ne pouvant pas se faire à distance ont été réalisés en présentiel. Ils ont eu lieu dans nos locaux, avec un respect des mesures sanitaires. Pour les autres patients, des entretiens à distance (par téléphone ou par visioconférence) ont été prévus, et la plupart des patients qui se sont vu proposer des téléconsultations ont adhéré à la proposition. Des visites au domicile du patient ont permis d’administrer des TAO aux personnes positives à la Covid-19 ou en quarantaine.
Un sondage a été réalisé à la mi-juin 2020 afin de connaître l’avis des collaborateurs et des patients suivis à la consultation spécialisée. Dans ce sondage, les personnes concernées ont donné leur avis au sujet des mesures qu’ils souhaiteraient voir se poursuivre après la crise de Covid-19 ainsi que leur degré de satisfaction vis-à-vis de chacune des mesures mises en place.
Parmi 53 les patients ayant répondu au questionnaire, 69,8% souhaitent que l’élargissement du cadre d’administration des TAO soit maintenu, soit une période de minimum de quinze jours pour ceux bénéficiant de méthadone, de Sevre-long® ou de buprénorphine, et entre deux jours et une semaine pour les patients bénéficiant d’héroïne médicale. Plus de la moitié des patients (58,5%) souhaitent aussi une poursuite des horaires adaptés, permettant une diminution du nombre de personnes présentes en même temps à la consultation. Enfin, 37,7% des patients souhaitent continuer avec des entretiens cliniques par téléphone ou par visioconférence.
Parmi les patients du programme de prescription d’héroïne médicale, 48,5% souhaitent la possibilité d’emporter l’héroïne médicale injectable au domicile pour une plage d’administration et 34,2% souhaitent limiter l’accès à la salle d’autoadministration du traitement à trois patients maximum en même temps.
Parmi les collaborateurs, 85,7% souhaitent garder la livraison du traitement à domicile (lors d’une visite par l’infirmier) et la possibilité pour les patients stables d’emporter l’héroïne médicale injectable pour une plage à la maison. Plus de la moitié des soignants (57%) souhaite garder les mesures suivantes : l’accueil rapide des nouveaux patients, l’accélération des démarches administratives et l’élargissement du cadre d’administration des traitements agonistes opioïdes.
Concernant la satisfaction pour chacune de ces mesures, l’élargissement du cadre d’administration des traitements a été la mesure la plus appréciée (avec 60% des patients très satisfaits et 20% des patients satisfaits), suivie des adaptations d’horaires (37% très satisfaits, 25% satisfaits) et des entretiens cliniques par téléphone et/ou visioconférence (28% très satisfaits, 11% satisfaits).
La pandémie en cours a eu pour impact de pousser les cadres du Service d’addictologie à agir selon une logique de santé publique. Afin de respecter les décisions de la Confédération, des mesures ont été appliquées sans en connaître la durée et sans pouvoir évaluer leur impact. Hormis quelques cas exceptionnels, tous les patients ont ainsi été contraints à espacer leurs passages pour prendre leur TAO. Une crainte a été que ces mesures puissent générer de fortes tensions, voire de la violence. Or, les patients ont fait preuve d’une grande capacité d’adaptation et ont collaboré pour l’ensemble des mesures de protection mises en place.
L’espacement des passages pour la remise des traitements a eu comme effet une diminution quasi totale des épisodes de tension au guichet, liés le plus souvent à un problème de gestion des TAO. Contrairement à ce qui aurait pu être craint, les patients ont généralement bien géré leur traitement sans le perdre ni en abuser. Le sondage réalisé dans notre centre sur le fait de pouvoir emporter les TAO pour des durées plus longues (un mois pour la méthadone ou le Sevre-long® et une semaine pour la DAM comprimés) montre également que 69,8% des patients interrogés souhaitent un maintien de l’élargissement du cadre d’administration des TAO, soit administrer le traitement à emporter pour une durée minimum de quinze jours pour les patients bénéficiant de la méthadone, du Sevre-long® ou de la buprénorphine, et entre un jour et une semaine pour les patients bénéficiant du traitement d’héroïne médicale. Le contexte exceptionnel questionne ainsi le cadre légal actuel concernant la fréquence de la prise contrôlée des TAO. En effet, il semble que dans la majeure partie des cas, le fait d’avoir permis aux patients de gérer davantage leur TAO, comme ils le font aussi avec leurs autres traitements médicamenteux, n’a pas posé de problème. Cette approche se basant sur la responsabilisation individuelle a globalement été bénéfique et s’inscrit dans la logique des soins visant à favoriser l’autonomie des individus et la non-stigmatisation.
Certains patients qui n’emportaient que rarement la DAM en comprimés ont dû le faire dans le contexte de la pandémie et ont indiqué avoir pu ainsi se distancier du besoin de s’injecter la DAM. Une réflexion au niveau du cadre légal sur la possibilité que des patients stables sur le plan addictologique et psychiatrique puissent continuer à emporter les comprimés de DAM sur plus de 48 heures a montré tout son sens au cours de cette pandémie.
En ce qui concerne la possibilité d’emporter une plage de DAM injectable (i.v) au domicile, les quelques patients qui présentaient les critères pour en bénéficier ont tous apprécié de pouvoir le faire. Les raisons exprimées étant la possibilité de limiter les contacts avec d’autres patients poursuivant la consommation de toxiques et de jouir d’une plus grande autonomie dans la gestion de leur traitement. Un patient avait exprimé la crainte de mal vivre le fait de s’injecter la DAM au domicile en raison d’une association avec son passé de consommation d’héroïne de rue i.v. Ce patient a finalement eu un vécu différent avec le traitement de DAM et s’est dit très satisfait de cette possibilité. Il fait toutefois noter que la majorité des patients du programme de prescription d’héroïne médicale ne remplissaient pas les critères de l’OFSP pour pouvoir emporter la DAM i.v. Ces critères sont liés au concept de rétablissement et il semble que pour la majorité des patients du programme cet objectif ne soit pas encore atteint. Si la possibilité de pouvoir emporter la DAM i.v selon des critères de stabilité uniquement, en dehors du contexte de crise exceptionnelle actuelle, devenait possible, ceci pourrait s’ajouter comme un objectif d’autonomisation pour certains patients et peut-être ajouter un élément au travail motivationnel déjà entrepris avec eux.