décembre 2018
Hubert Sacy (Éduc’alcool)
On dit que la politique est « l’art du possible ». Tout comme il est vrai que le mieux est l’ennemi du bien. Nous en convenons tous. Ainsi, les politiques publiques sont-elles toutes perfectibles et il est fréquent qu’elles ne soient pas toujours en totale adéquation avec les meilleures pratiques reconnues. La perfection n’est pas de ce monde ; encore moins en politique que dans tout autre domaine.
Mais de là à voir un gouvernement faire exactement le contraire de ce qu’il préconise lui-même, il y a plus qu’un pas : il y a un immense gouffre. Et lorsque, comme on dit chez nous, les bottines ne suivent pas les babines – autrement dit les gestes ne suivent pas les paroles -, il y a quelque chose de profondément incompréhensible. Pire encore, cette contradiction entre paroles et actes dévalorise souvent la politique dans son ensemble, augmente le cynisme des citoyens mais surtout laisse libre cours aux pires pratiques en banalisant des substances addictives et en contribuant à la désinformation.
Éduc’alcool, organisme sans but lucratif d’éducation et de prévention, considère qu’il ne faut ni diaboliser, ni banaliser l’alcool. Celui-ci n’est certes pas un produit comme un autre ; il doit être encadré de manière adéquate et consommé de manière modérée.
De fait, il a été amplement démontré que les habitudes de consommation ne dépendent pas seulement des connaissances des gens mais aussi du contexte dans lequel ils vivent. Et ce sont les politiques publiques qui déterminent ces contextes de consommation. Aussi Éduc’alcool n’hésite-t-il pas à intervenir sur le terrain politique au sens large et non partisan du mot, et multiplie les représentations aux gouvernements dans le domaine qui est le sien. Souvent en vain, comme on le verra ci-après, même s’il s’appuie sur des affirmations que le gouvernement lui-même avance.
Dans sa politique de prévention en santé, sous-titrée « un projet d’envergure pour améliorer la santé et la qualité de vie de la population 1 », le Premier ministre du Québec écrit : « Aujourd’hui, nous voulons aller encore plus loin : le gouvernement et les communautés se mobilisent pour créer un environnement qui favorisera l’adoption de saines habitudes de vie. Cette mobilisation touche tous les secteurs de l’activité gouvernementale en raison de leur impact sur la santé et le bien-être des personnes. Nous mettons nos efforts en commun pour améliorer notre qualité de vie et celle de nos enfants. »
Et sa ministre responsable du dossier des dépendances d’ajouter : « Cette politique s’inspire d’autres approches adoptées ici et ailleurs dans le monde. Elle s’inscrit dans un courant international alimenté par les travaux de l’Organisation mondiale de la Santé, qui préconise l’intégration de la santé dans toutes les politiques, dans une optique de collaboration pangouvernementale. »
Plus loin, le document affirme : « Largement étudiée, l’augmentation des prix de l’alcool, notamment au moyen de taxes, est considérée comme l’intervention la plus efficace (Meier et autres, 2008). Plusieurs provinces canadiennes ont implanté des mesures touchant les prix de l’alcool (…), des prix minimums de vente de bière sont fixés selon l’évolution de l’indice canadien des prix à la consommation. Ces prix varient en fonction de la teneur en alcool des produits. En ce qui concerne les autres boissons alcooliques, le gouvernement peut fixer par règlement les prix de vente au détail. Concrètement, un contrôle accru des prix, des formats et de la teneur en alcool des produits alcooliques pourra être envisagé. Les efforts déjà déployés en contexte scolaire devront par ailleurs se poursuivre avec une intensité soutenue pour agir auprès des jeunes. »
Plus encore, dans son plan d’action interministériel en dépendance 2018-2028, le gouvernement du Québec fait des affirmations sans équivoque : « En adoptant des visées de santé publique et de responsabilité sociale, les politiques publiques qui encadrent l’accessibilité physique (densité des points de vente et heures d’ouverture), économique (fixation des prix) et légale (établissement d’un âge légal), ainsi que les limites marketing des produits et les mesures contre la conduite avec les facultés affaiblies, influencent les comportements et jouent un rôle fondamental en prévention des problèmes causés par les produits légaux. »
À lire tout cela, on ne peut qu’être rassuré : la réglementation est entre bonnes mains et les meilleures pratiques en voie d’être mises en œuvre.
Sauf qu’entre les paroles et les actes, il y a un gouffre, que dis-je, un canyon !
Que l’on en juge.
Au Québec, il existe, en théorie, un prix minimum pour la bière. C’est certes le plus bas au Canada, mais à tout le moins est-il fixé annuellement par les instances gouvernementales. Malgré cela, ce prix minimum est contourné ouvertement, en toute impunité et avec l’autorisation, voire la bénédiction du Gouvernement.
Le stratagème conçu par les grandes brasseries et exécuté par les chaînes d’épicerie est fort simple : il s’agit de la technique de la « promotion croisée ». On achète une caisse de bière au prix minimum mais on obtient simultanément un rabais de 15 $ 2 sur le panier d’épicerie ou de 10 $ 3 sur un plein d’essence à la station-service voisine. La seule condition pour obtenir ce rabais est d’acheter sa bière au prix minimum. Or, bien qu’un adage légal stipule clairement qu’il n’est pas permis de faire indirectement ce qu’il est formellement interdit de faire directement, la pratique se poursuit sur une base hebdomadaire, systématiquement, faisant de la bière un produit d’appel que l’on vend à perte pour attirer les clients en magasin. Ces promotions sont formellement autorisées sous le prétexte que la bière, elle, est vendue au prix minimum. Une fois cela constaté, on tourne son regard ailleurs et on fait en sorte que l’œil droit ne voit pas ce qu’a vu l’œil gauche.
Par ailleurs, les établissements licenciés, et particulièrement les bars, se livrent pour leur part à des promotions totalement illégales, sans que la Régie des alcools, des courses et des jeux, censée les contrôler, n’ait les moyens de constater voire de sanctionner ces violations continuelles de la loi. Ainsi se multiplient les promotions excessives, le service d’alcool gratuit aux femmes (pour les attirer et attirer à leur suite les hommes), les verres à prix ridiculement bas durant une courte période de temps pour pousser à la consommation rapide, les jeux à boire, les concours dégradants allant du t-shirt mouillé aux concours de beauté de seins, et autres finesses et subtilités issues de l’imagination débordante et sans limites de certains tenanciers qui ne reculent devant pas grand chose pour assouvir leur soif… de profits.
Avoir des prix de l’alcool équilibrés constitue une des meilleures pratiques pour éviter la consommation abusive, particulièrement dans le cas des jeunes et des personnes les plus vulnérables qui sont sensibles aux prix et y réagissent fortement.
Il ne s’agit pas de revendiquer des prix exorbitants pour l’alcool. Cette politique est non seulement insensée, mais elle a surtout des effets pervers qui conduisent à des résultats à l’opposé de ce qui est recherché. Ainsi, des prix trop élevés conduisent directement à une augmentation de la contrebande d’alcool, à la mise sur le marché de produits de qualité incertaine, à la fabrication d’alcool-maison dont les principales conséquences sont des empoisonnements et des hospitalisations.
Mais il ne faut pas non plus que le prix de l’alcool soit le plus bas possible, comme c’est le cas au Québec. De toutes les provinces canadiennes c’est en effet au Québec que l’on trouve la bière la moins chère, le vin le moins cher et les spiritueux les moins chers. En ce qui concerne le vin, le prix moyen du Québec est toutefois supérieur à celui de la moyenne canadienne, mais c’est là que l’on trouve aussi le vin le moins cher, notamment à la suite des pressions qu’a exercées le gouvernement du Québec sur sa société d’Etat, la Société des alcools du Québec (SAQ). Ce même gouvernement qui souligne par ailleurs dans ses propres documents officiels l’importance des prix comme moyen de prévenir les abus d’alcool.
On ne peut non plus passer sous silence le fait qu’au Québec, les lois sur l’alcool sont amendées tous les quarts de siècle. Aussi, lorsque l’occasion se présente, plusieurs intervenants font valoir leur point de vue dans le cadre du débat démocratique qui a lieu en pareille occasion. Cela est normal.
Ce qui l’est beaucoup moins, c’est que lorsqu’une telle occasion se présente, l’Etat fait fi de tout ce que lui recommandent les organismes voués au bien public, y compris son propre ministère de la Santé, et rejette systématiquement sans la moindre explication et du revers de la main, toute possibilité d’imposer un prix minimum à l’alcool, quels que soient les arguments qui lui sont apportés.
Alors que tous les intervenants sans exception, y compris l’industrie de l’alcool, souhaitent l’imposition d’un prix minimum sur l’alcool, même si tous ne s’entendent pas nécessairement sur son niveau, alors que la communauté scientifique et les milieux de prévention évaluent à 1,70 $ 4 le prix minimum que devrait avoir un verre standard (13,5 grammes d’alcool), le gouvernement du Québec refuse même d’envisager cette simple possibilité et permet encore la vente de certains produits alcoolisés pour un prix plus de deux fois inférieur.
Les gouvernements mettent souvent des organismes sur pied pour les conseiller sur les meilleures pratiques et sur les politiques à adopter dans divers domaines. La sécurité et la santé publique n’y font pas exception. Bien sûr, l’Etat n’a pas l’obligation de mettre en œuvre toutes les recommandations qui lui sont faites, mais on pourrait s’attendre à ce qu’il en retienne quelques-unes et qu’il justifie son refus des autres.
Pas au Québec.
Nous venons d’évoquer le refus d’imposer un prix minimum malgré les recommandations à l’effet contraire de son propre Institut national de santé publique (et d’Éduc’alcool par ailleurs), mais il y a mieux.
Il y a une dizaine d’années, le ministère des Transports a mis sur pied ce qu’il appelé la Table québécoise sur la sécurité routière qui a regroupé tous les experts du domaine. Des mois de travaux, des expertises à la pelle, des analyses sérieuses et rigoureuses, des rapports étoffés, des recommandations soutenues. Tout, absolument tout, permettait de croire que ses propositions seraient suivies.
Pourtant, plus de dix ans plus tard, les trois principales recommandations en matière d’alcool au volant ne sont toujours pas mises en œuvre. Alors que la Table recommandait l’importance d’augmenter de manière significative les barrages policiers afin d’accroître la perception que l’on va se faire épingler si on conduit en état d’ébriété, il y a encore, en 2017, plus de 70 % des conducteurs automobiles qui n’ont même pas aperçu un barrage au cours de la dernière année 5.
La Table avait aussi repris à son compte une recommandation d’Éduc’alcool qui insistait pour que la formation « Action service » soit rendue obligatoire pour les serveurs et propriétaires des établissements licenciés : bars et restaurants. Cette demande est fondée sur les recherches qui démontrent que lorsque les serveurs ont l’obligation de suivre un cours qui les informe sur leurs obligations légales dont celle de cesser le service d’alcool à un client qui a trop bu, de repérer les clients qui vont trop boire, de ralentir le service s’ils commencent à abuser et de cesser le service s’ils sont intoxiqués, les accidents de la route et les épisodes de violence sont réduits de manière substantielle.
Cette formation existe au Québec. Elle a même été conçue et est dispensée par l’Institut de tourisme et d’hôtellerie du Québec, un fleuron de l’Etat québécois lui-même. Mais pour des raisons que la raison ignore, le gouvernement a continuellement refusé de la rendre obligatoire pour les serveurs, même si c’est le cas dans pratiquement toutes les autres provinces canadiennes. Tout au plus a-t-il concédé après des années de représentation qu’il faudrait qu’il y ait en tout temps une personne ayant suivi la formation sur le plancher de chaque établissement. Progrès infinitésimal, mais progrès tout de même, intervenu après plus de quinze ans d’efforts.
Ce que l’histoire ne dit pas, c’est que tous les partis politiques avaient pourtant approuvé cette demande d’Éduc’alcool, y compris le parti gouvernemental dont le Premier ministre avait pris l’engagement d’implanter cette mesure. Mais, comme on dit au Québec avec un haussement d’épaules, les promesses des politiciens n’engagent que ceux qui les croient.
On qualifie, à tort, de monopolistique la Société des alcools du Québec (SAQ), une société d’Etat chargée de commercialiser les boissons alcooliques. Un monopole, par définition occupe à lui seul un marché, ou y occupe une position tellement dominante qu’il est en mesure d’en dicter toutes les règles. Or, la SAQ n’a pas le moindre contrôle sur la bière qui représente près de la moitié de l’alcool vendu au Québec. Par ailleurs, son champ d’intervention s’érode au fil des lois et des règlements : les vins et boissons alcoolisées artisanales n’ont plus à passer par son réseau pour être commercialisés et vendus. Seul subsiste un « monopole » sur le spiritueux. Pour combien de temps encore ? Nul ne peut le prédire.
Le Gouvernement a en effet commandé des études et formé des commissions pour se pencher sur le modèle d’affaires de la SAQ. Une de ces commissions rassemblait économistes et gens d’affaires, à l’exclusion de tout spécialiste de l’addiction. La conclusion des travaux était prévisible : il faut libéraliser le marché de l’alcool, mettre fin au monopole de la SAQ, faire entrer le privé dans ce domaine, ce qui, prétendait le rapport, donnerait plus de choix aux consommateurs et ferait baisser les prix, entre autres avantages. Et quid des problèmes liés à l’abus d’alcool ?
Pour donner une idée de la sensibilité de la Commission à la dimension de santé publique, contentons-nous de citer cette remarquable affirmation d’un de ses membres, ci-devant professeur à l’école des HEC, Robert Gagné : « L’Etat n’a rien à voir avec la vente d’alcool, pas plus qu’avec la vente de tondeuses à gazon. » Devant un tel argument, on ne peut évidemment que s’incliner, puisqu’il va de soi que l’alcool n’intoxique pas plus que les tondeuses à gazon.
En plus de ne pas écarter ces recommandations farfelues, les deux partis politiques ayant le plus de chance de former le prochain gouvernement, si l’on en croit les sondages en cet automne 2018, rivalisent de promesses de libéraliser le plus et le plus rapidement le marché de l’alcool sur la base des seuls arguments économiques. Pas la moindre allusion à la dimension santé ou à la dimension sociale.
On comprend mal pourquoi le gouvernement du Québec est tellement frileux lorsqu’il est question d’encadrer la vente et la consommation d’alcool. Voilà des années que des producteurs mettent sur le marché des boissons alcoolisées sucrées à base de malt. Chaque cannette de ces boissons titre à 11,9 % d’alcool pour pouvoir être vendue dans les épiceries (à partir de 12 % d’alcool, la vente est limitée aux magasins de la SAQ) et contient quatre verres standards, soit 54 grammes d’alcool. Elles contiennent aussi 660 calories de sucre et parfois des produits stimulants, ce qui camoufle le goût et l’effet de l’alcool. Particulièrement attrayantes pour les jeunes qui sont directement ciblés par les tactiques de commercialisation, elles ont causé des ravages des semaines durant alors qu’à chaque fin de semaine, des garçons et des filles de moins de 25 ans se retrouvaient dans les urgences des hôpitaux en état de pré-coma ou de coma éthylique. Éduc’alcool a lancé un cri d’alarme et a exigé que l’on interdise la commercialisation de ces boissons. « N’attendons pas qu’il y ait des morts », avions-nous publiquement mis en garde. Rien n’y fit malgré nos multiples appels à agir pour enrayer ce phénomène.
Il a fallu que, près d’un an plus tard, une jeune fille de 14 ans meure pour que brusquement les gouvernements se réveillent. Symptomatiquement, le premier réflexe du gouvernement du Québec aura été de blâmer le gouvernement fédéral et le premier réflexe du gouvernement fédéral aura été de jeter la pierre au gouvernement du Québec. Après trois jours de ce ping-pong de mascarade, nos interventions publiques et celles d’autres acteurs ont fini par faire bouger l’Etat. Des demi-mesures ont été adoptées qui améliorent certes la situation, mais qui sont nettement insuffisantes. Il ne faut pas être devin pour prévoir que l’histoire risque de se répéter plus rapidement qu’on ne le pense.
Le Québec n’est pas malade de l’alcool. À bien des égards, sa situation est enviable et nous faisons des progrès dans bien des domaines. Mais on peut affirmer que ces progrès sont réalisés malgré l’état et non grâce à l’Etat. Nous pourrions faire tellement mieux !
La relation des sociétés à l’alcool est la résultante de trois niveaux d’intervention : la prévention, la réglementation et le traitement qui doivent agir de concert et se compléter. Or, les actions antagonistes entre la réglementation et la prévention amoindrissent les effets de nos programmes. Elles nuisent au développement d’une culture de la modération. Ce qui est acquis par les messages éducatifs et préventifs est en partie annulé par la tolérance d’une commercialisation délinquante de l’alcool.
Le devoir de l’Etat, c’est d’agir sur l’encadrement, la réglementation et le contrôle. Nous ne lui demandons pas de faire notre travail. Nous lui demandons seulement de ne pas saboter le nôtre et, au moins, de faire un peu le sien.