décembre 2018
Sanda Samitca (Institut universitaire de médecine sociale et préventive) ; Frank Zobel (Addiction Suisse) ; Pierre Esseiva (École des sciences criminelles, Université de Lausanne)
Il y a une dizaine d’années, la Commission européenne mandatait un inventaire des travaux scientifiques menés sur le thème des drogues illégales en Europe. La conclusion de ce travail était que certains types de recherches, par exemple dans les domaines de l’épidémiologie de la consommation de drogues ou de l’évaluation de l’efficacité des traitements, s’étaient fortement développés en Europe, alors que d’autres étaient restés au stade embryonnaire. Parmi ceux-ci, se trouvait notamment l’étude du marché des drogues (Bühringer, Farrell et al., 2009).
Comment expliquer le faible développement de travaux de recherche dans ce domaine, alors que la question des drogues est à l’agenda de l’Union européenne et de ses États membres depuis plus de vingt ans et que des milliards d’euros ont été investis dans la répression du trafic de drogue ? Une première explication réside dans le fait que ce sujet relève de la police et de la justice, deux institutions qui financent peu de travaux scientifiques dans la plupart des pays. Et, lorsque c’est le cas, la recherche peine souvent à s’extraire des besoins opérationnels des forces de l’ordre. Une autre raison est sans doute le faible intérêt des chercheurs pour ce domaine. Hormis quelques personnes, surtout économistes – comme l’équipe qui gravite autour du Rand Drug Policy Research Center aux Etats-Unis ou plus près en France, Pierre Kopp et Christian Ben Lakhdar -, et quelques agences internationales (EMCDDA, UNODC) et nationales (p.ex. OFDT). rares sont ceux qui se sont intéressés à ce sujet. Le fait que le financement des travaux dans ce domaine soit ardu et qu’il requiert souvent de l’interdisciplinarité n’aide sans doute pas.
On pourrait encore avancer d’autres raisons pour expliquer le peu de recherches sur le marché des drogues. Il est toutefois plus important encore d’en mesurer les effets. L’absence de savoir formalisé et de travaux réguliers conduit à une situation où, dans l’espace public comme dans les réseaux professionnels, chacun peut dire à peu près n’importe quoi sur ce sujet. Comme indicateurs de cette situation, on retiendra des abus de langage tels que l’utilisation fréquente du terme « mafia » (albanaise, nigériane, colombienne, marocaine, etc.) pour qualifier les acteurs du marché, généralement sans la moindre explication de ce que ce terme recouvre, et la confusion systématique entre « chiffre d’affaires » et « revenu » du trafic de drogue, ce qui tend à exagérer de façon systématique l’argent que l’on peut y gagner. Ce type d’abus est non seulement problématique parce qu’il construit une fausse image de la réalité mais aussi, et surtout, parce qu’il nous met collectivement en échec devant la gestion publique de ce marché noir. Comment, en effet, adopter des stratégies différenciées si vous n’avez en face de vous que des « mafias » qui font des « milliards » ?
Le projet Stucture et produits du marché des stupéfiants (Marstup) s’inscrit dans une dynamique internationale qui vise à permettre de sortir de ce no man’s land de connaissances et des conséquences qu’il entraîne. Il est né de la rencontre de chercheurs et chercheuses des domaines de la santé publique et de la police scientifique qui, des deux côtés, reconnaissent les limites de leurs savoirs et valorisent l’approche interdisciplinaire.
L’objectif du projet est de rendre compte des principales caractéristiques d’un marché des drogues local, celui du canton de Vaud, une région comptant un peu moins de 800 000 habitants et dont la capitale est Lausanne. Il vise aussi à tester et à optimiser des méthodes de collecte et d’analyse des données sur ce sujet, ainsi qu’à former de jeunes chercheurs pour créer une nouvelle dynamique d’acquisition de connaissances dans ce domaine.
Malgré certaines réticences externes liées au sujet de l’étude, le service de la santé publique du canton a accepté de financer une partie du projet. Un groupe d’accompagnement, regroupant des professionnels de la santé publique et de la police/ justice a aussi été mis sur pieds ; ses membres ont joué un rôle crucial dans l’acquisition et la compréhension de certaines données.
Le marché des drogues a été divisé en trois sous-ensembles : les opioïdes, les stimulants et les cannabinoïdes. Pour chacun d’eux, quatre champs d’investigation ont été étudiés :
1 – Les produits en circulation (molécules, pureté, produits de coupage, packaging, prix).
2 – Le volume de ces produits/substances en circulation sur le marché.
3 – La structure et l’organisation du commerce (de l’importation jusqu’à la vente au détail).
4 – Les revenus réalisés au plan global et aux différents échelons du marché.
L’étude a commencé par un inventaire des données existantes et l’identification de celles pouvant encore être récoltées. Ainsi, l’analyse des produits présents sur le marché a combiné des analyses de saisies de la police avec des études ad hoc (analyse chimique de résidus de seringues usagées (Lefrançois et al. ; 2016) et de petits échantillons de drogue vendus dans la rue) et des interviews d’usagers de drogue et de policiers. L’évaluation des quantités en circulation s’est quant à elle appuyée sur la confrontation des résultats de deux méthodes : l’une se basant sur les principales enquêtes épidémiologiques sur la consommation de drogues et l’autre sur l’analyse des eaux usées. Pour plus d’informations sur l’approche et les méthodes utilisées, on pourra se référer aux rapports déjà publiés (Zobel, Esseiva et al., 2017 ; Zobel, Esseiva et al., 2018).
Au moment de la rédaction de cet article, deux des trois parties du marché (opioïdes et stimulants) ont été étudiées, ce qui inclut cinq substances différentes : héroïne, cocaïne, ecstasy (MDMA), amphétamine et méthamphétamine. D’autres produits, notamment de nouvelles substances psychoactives (en anglais NPS), ne sont pas apparues dans nos données ou alors de manière très marginale. Le cannabis est quant à lui en cours d’analyse et n’a pas été décrit jusqu’ici.
L’étude de ces différents marchés a révélé des points communs entre eux, mais aussi de multiples différences. Celles-ci sont si importantes que, sauf si l’on prend le point de vue de la législation, il ne fait en réalité pas sens de parler du « marché des drogues » : ce concept recouvre des réalités économiques et sociologiques profondément différentes. Ainsi, le marché de l’héroïne comprend deux niveaux : le premier tenu par des trafiquants albanophones qui maîtrisent les flux depuis l’importation d’une héroïne peu coupée jusqu’à sa vente en sachets de cinq grammes aux consommateurs. Ces derniers maîtrisent ensuite un second niveau du marché, celui de la revente de doses entre usagers. Selon nos estimations, le chiffre d’affaires réalisé à ce second niveau n’est pas inférieur à celui du premier et permet à de très nombreux usagers de financer une partie de leur consommation.
Ces mêmes usagers ne jouent en revanche qu’un rôle marginal dans le commerce de la cocaïne. Celui-ci est multiforme et relève de nombreux trafiquants d’origine ouest-africaine, sud-américaine, balkanique, de l’Union européenne et de Suisse. Le groupe le plus important est celui des Nigérians qui, contrairement aux albanophones du marché de l’héroïne qui tendent à travailler sous forme de petites PME, travaillent plutôt en freelance, mais avec un esprit de solidarité et un niveau de coopération assez élevé. Comme on le verra plus bas, ce marché est aussi le seul (hors cannabis) à avoir un certain poids économique.
Les marchés des stimulants de synthèse se caractérisent de leur côté par une implication importante des usagers et des pratiques d’importation de différentes envergures. Mais, si le marché de l’ecstasy s’appuie largement sur des usagers « festifs » qui importent la drogue depuis les Pays-Bas, celui de la méthamphétamine fonctionne au travers d’usagers souvent dépendants, qui importent du « Crystal » depuis la République tchèque, et de ressortissants asiatiques qui importent des « pilules thaïes » de leur région d’origine. Le marché de la méthamphétamine est d’ailleurs particulier puisque l’accès à la substance requiert d’en connaître des usagers, ce qui n’est pas le cas pour toutes les autres substances étudiées.
Les substances mises en vente ont des propriétés souvent différentes. Ainsi, l’héroïne disponible a généralement un taux de pureté faible mais prévisible, dû à l’ajout systématique d’un mélange de caféine et de paracétamol spécifique. Il en va tout autrement pour la cocaïne, du moins celle achetée dans la rue : la variabilité en termes de pureté et de produits de coupage est énorme. Nous avons aussi identifié une arnaque quasi-systématique sur les quantités avec une réduction de 20 % par rapport au poids annoncé. Ainsi, l’équivalent d’un gramme de cocaïne pure peut valoir environ Fr. 100 (environ 90 euros) à Fr. 1 500 (environ 1 350 euros) selon l’échantillon acheté dans la rue.
Malgré ces incertitudes, nos estimations des quantités consommées ont clairement révélé la prédominance du marché de la cocaïne. Si l’on prend aussi en compte les saisies de la police, ce marché devrait correspondre à un volume d’environ une demi-tonne de cocaïne coupée par année (pour un nombre d’usagers estimé à environ 14 000). L’héroïne représente moins de la moitié de ce volume et les stimulants synthétiques encore nettement moins. Les saisies de la police représentaient en général entre 5 et 10 % du volume en circulation.
Si le trafic de drogues, par les marges qu’il permet, peut offrir des revenus importants pour chacune des substances étudiées, il reste qu’aujourd’hui seule la cocaïne est susceptible d’offrir une telle opportunité à un nombre relativement large de trafiquants. Le marché de la cocaïne représente en effet les trois quarts du chiffre d’affaires total estimé de tous les marchés (hors cannabis), soit environ 50 millions de francs suisses pour notre région avec un revenu (chiffre d’affaires moins les coûts d’acquisition du produit) de l’ordre de 33 millions de francs. Les marchés des autres substances se situent à un tout autre niveau, y compris celui de l’héroïne qui ne pèse qu’une dizaine de millions de francs et ne permet aux trafiquants des revenus que de trois à quatre millions de francs.
L’étude aura aussi permis de rappeler la diversité des usagers de drogue et la multiplicité de leurs stratégies d’achat. Cela ne concerne pas que les drogues récréatives, mais aussi des substances dont la consommation est traditionnellement associée à une dépendance comme l’héroïne ou, dans une moindre mesure, la méthamphétamine. L’acquisition de produit répond en effet toujours à une multiplicité de critères, incluant bien sûr les moyens financiers et le niveau de consommation, mais aussi des stratégies individuelles de gestion de la consommation ou de relations avec les vendeurs. Ce qui semble en revanche ressortir comme règle du marché pour presque toutes les substances, c’est que les usagers occasionnels, qui sont généralement les plus nombreux, ne sont responsables que d’une petite partie de la consommation et donc du commerce. Pour la cocaïne, nos estimations suggèrent qu’environ trois quarts ou plus des usagers sont des usagers occasionnels, mais qu’ensemble ils ne consomment qu’une petite partie de la drogue en circulation. À l’inverse, les deux groupes qui consomment de manière fréquente cette substance regroupent relativement peu d’individus, mais ceux-ci achètent autour des trois quarts de la cocaïne mise sur le marché. Cette situation rappelle notamment celle de l’alcool et devra aussi être confirmée lors de l’étude du marché du cannabis.
Le projet Marstup couvre de nombreux sujets allant, par exemple, de la composition de la cocaïne sur le marché jusqu’aux raisons pouvant expliquer que des ressortissants nigérians soient présents dans le trafic de cette substance depuis l’Amérique du Sud jusque dans les rues de petites villes suisses. Ces résultats ne peuvent évidemment tous être présentés ici. Ce qui peut et doit être dit, en revanche, c’est que l’étude du marché des drogues est tout à fait possible, pour peu qu’on veuille bien lui donner un peu de place et quelques moyens. Et, lorsqu’elle est réalisée, elle permet d’appréhender ce marché au plus près de la réalité et loin des lieux communs qui caractérisent les débats publics à son sujet. Elle permet surtout de mieux comprendre ces marchés et, partant, de pouvoir s’interroger de manière plus sereine sur la manière de les gérer dans le cadre de nos politiques drogues.