décembre 2018
Tom Decorte (Université de Gand et Institut de recherche sociale sur les drogues) ; Natalie Castetz (journaliste)
ARP : En matière de légalisation du cannabis, ou d’autres drogues illicites, quels sont les freins au changement ?
Tom Decorte : Depuis quarante voire cinquante ans, les politiques publiques relatives à la consommation du cannabis se sont construites sur le discours du tout répressif : leur discours s’est focalisé sur le produit lui-même. Il est présenté comme dangereux, non contrôlé, illégal, sans prendre en considération les autres mécanismes influençant la consommation de drogues, tels que l’environnement et le milieu social du consommateur.
Ce discours est nourri par les instances policières et judiciaires : cela leur permet de réclamer le renforcement de moyens et d’effectifs supplémentaires ou de démontrer leur efficacité, en produisant des chiffres et des statistiques, en mettant en avant les arrestations de dealers ou les découvertes de stocks de drogues.
Le débat est plus idéologique que scientifique. Il est plus facile pour les politiques d’attribuer aux drogues, qui jouent le rôle de boucs émissaires, les causes des problèmes de la société. Il leur est plus simple de dire que l’on va essayer de nettoyer nos villes et de promettre de faire disparaître le phénomène par une approche répressive.
Ce discours a conduit à un cadre législatif très étroit en termes de santé publique, via des traités internationaux sur lesquels se sont appuyés durant des années les opposants à toute libéralisation du cannabis.
ARP : Il semblerait que, depuis, les mentalités ont évolué.
Tom Decorte : Le monde académique et scientifique montre que l’on ne peut résoudre ce phénomène si complexe par l’instrument pénal et des moyens répressifs : cette approche ne peut pas améliorer la situation, voire le contraire. Elle a, par exemple, entraîné le déplacement de la production du cannabis : il n’est plus importé de pays comme l’Afghanistan, le Népal ou depuis le Maghreb ou le Moyen-Orient mais est cultivé et produit localement, à proximité des consommateurs. Le produit est devenu plus puissant et comporte plus de risques pour le consommateur.
Or, il est aujourd’hui avéré par tous que les politiques de répression, coûteuses et inefficaces, échouent à faire diminuer la consommation chez les jeunes, qu’elles n’enrayent pas l’augmentation de la production ni de l’offre de drogues, faciles d’accès pour le consommateur. Le problème est que le cadre législatif international s’est construit sur ce discours du tout répressif pour résoudre ce problème de santé publique et les traités internationaux bloquent toute évolution.
ARP : Si l’on reconnaît l’échec des politiques publiques, d’où peut venir alors le changement ?
Tom Decorte : Si le débat politique n’avance pas, des pays, individuellement, ont commencé à chercher des solutions et à changer de stratégie pour résoudre les problèmes de santé liés à la drogue. Ainsi, l’Uruguay a été le premier pays à autoriser la consommation du cannabis, décidant en 2013 de la légaliser, sans provoquer d’ailleurs de réaction du monde international qui ne l’a pas sanctionné pour autant. Puis aux Etats-Unis, pourtant moteurs de la guerre anti-drogue, des États ont décidé, via des votes et des référendums, la légalisation du cannabis, comme le Colorado, Washington, la Californie…
Enfin, le Canada, l’un des pays du G7, vient également de légaliser 1 le cannabis à des fins récréatives, après l’adoption en juin par ses députés d’un projet de loi permettant la production et la libre consommation de ce stupéfiant, d’ici fin 2018.
Un autre mouvement émerge, venu de régions ou de villes qui souhaitent s’éloigner de l’approche répressive afin d’expérimenter des initiatives locales : ainsi, le maire de Mons en Belgique, ancien premier ministre, veut lancer un cannabis social club (CSC). Idem à Berlin, Copenhague, en Suisse à Bâle, Genève, Zurich…
ARP : En quoi ces cannabis social clubs permettent-ils de bonnes pratiques de la consommation ?
Tom Decorte : Même dans des pays qui n’ont pas opté pour un changement législatif comme l’Espagne ou la Belgique, ce mouvement est venu de la société civile, avec des initiatives locales lancées par des groupes d’activistes. Des citoyens ont inventé un modèle, sur le principe que cultiver et consommer ensemble du cannabis n’est pas criminel. Cela évite aux consommateurs de s’approvisionner au marché noir, en fréquentant des milieux criminels, et cela réduit les dommages sanitaires en garantissant la qualité du produit, ce qui est primordial en termes de santé publique.
On a vu apparaître, d’abord en Espagne, depuis 1993, ces associations à but non lucratif d’usagers du chanvre : ils cultivent, produisent et distribuent leur récolte uniquement pour répondre aux besoins de leurs membres, dans un cadre privé. Ils doivent résider dans le pays et ne pas faire de publicité. Il y a le souci d’une proximité géographique, d’une production en adéquation avec la consommation des membres et d’une distribution restreinte, traçable et transparente. Mais, malgré le fait que le pays compte plus de 800 cannabis social clubs, ils ne sont toujours pas légaux : les parlements régionaux qui ont tenté de légaliser et réguler le phénomène se sont heurtés au gouvernement de Madrid qui leur a refusé toute compétence pour le faire.
Ce modèle s’est ensuite implanté en Uruguay, pays où ils sont légaux. Une centaine de cannabis social clubs se sont ouverts, avec des réglementations bien strictes : ils doivent se déclarer auprès des autorités, ne doivent pas compter plus de 45 membres chacun, ces derniers devant être âgés de plus de 18 ans, ils ne peuvent pas cultiver plus de 99 grammes en même temps, le produit et sa consommation sont contrôlés. La contribution financière est proportionnelle à la consommation, enregistrée, se faisant le plus souvent sur place.
Le même modèle a inspiré les cannabis social clubs qui se sont ouverts en Belgique, où ces initiatives citoyennes tentent, depuis 2006, de forcer le cadre international légal. Ici, le membre du club qui s’acquitte d’une inscription annuelle doit être majeur et ne pas posséder plus que trois grammes ou une plante cultivée par personne. Ces organisations mises en place par les consommateurs eux-mêmes se sont développées au travers d’une zone grise de la législation qui, en Belgique, est relativement restrictive mais assez floue. Le cannabis ne doit servir exclusivement qu’à la consommation personnelle mais la police peut verbaliser en cas de « circonstances aggravantes », si elle considère que cela crée un trouble à l’ordre public ou en cas de présence d’un mineur. En fait, ces cannabis social clubs sont actuellement criminalisés et persécutés. Et la Belgique n’en compte actuellement que peu, entre quatre et sept, un nombre très volatile en raison des perquisitions de la police et des persécutions de la justice.
ARP : Ces initiatives locales ne semblent pas toujours bien acceptées.
Tom Decorte : Effectivement, ici et là, on voit que ces clubs sont souvent visités par la police, alors que les associations ont déposé leurs statuts auprès d’un tribunal de commerce. Les plants sont confisqués et les membres des associations font l’objet de poursuites pénales. Alors cela en décourage beaucoup. Seuls les militants résistent et continuent à tenir des CSC. Le débat est loin d’être clos et le phénomène des CSC n’est pas réglé. Ainsi, en septembre 2018, le tribunal correctionnel de Namur a acquitté cinq prévenus poursuivis pour trafic de stupéfiants. Ils avaient créé un cannabis social club en 2013 mais la police avait saisi un an plus tard plus de quatre kilos de marijuana. La défense a rappelé qu’il s’agissait de consommation personnelle, qu’il n’y avait pas plus de plants de cannabis que de membres cotisants et a insisté sur le manque de transparence et de fondement législatif. Ils ont été acquittés, mais le ministère public a décidé de faire appel de la décision.
Car ici, en Belgique, nous constatons deux mouvements. L’un est mené par le monde académique et scientifique et par les experts, présents sur le terrain : ils ne croient plus en l’approche répressive et réclament un débat social, scientifique et politique sur la question du cannabis. En face, il y a le monde politique. Certes, je reconnais qu’il est plus facile aujourd’hui de parler de ce sujet et que nos interlocuteurs sont plus ouverts : ils réfléchissent notamment à la perspective de créer un groupe de travail au sein du Parlement afin d’évaluer la politique en matière de cannabis. Mais le puissant et populaire parti nationaliste flamand veut réinventer la guerre contre la drogue, suivi par les acteurs du monde policier et judiciaire : ils retournent à l’ancien discours qui veut criminaliser l’usage du cannabis et presque tous les cannabis social clubs.
Reste que le débat est lancé, d’autant que les politiques ne peuvent pas ignorer que leur voisin, les Pays-Bas, expérimente dans une dizaine de villes la légalisation de la production du cannabis vendu dans des coffee shops, ni ignorer ce qui se passe au Canada et dans de nombreux autres endroits dans le monde.
ARP : Ces réformes et les cannabis social clubs apportent-ils la preuve que les autorités auraient tout intérêt à apporter des solutions autres que répressives ?
Tom Decorte : Les exemples de légalisation sont récents, encore peu nombreux et très différents d’un pays à l’autre, ce qui rend difficile toute évaluation de ses effets. Cependant on peut affirmer, en restant prudent, qu’elle n’a pas entraîné une augmentation notable de la consommation des jeunes, par exemple, même si elles est devenue plus visible, parce que désormais légale, enregistrée et suivie.
Là aussi, l’analyse de la situation avec une évaluation concernant l’impact des CSC sur les habitudes de consommation et la santé des membres s’avère complexe. On a constaté, par exemple, la diminution dans certains États de la consommation d’alcool. Il faudra analyser cette baisse et tous les effets de ce processus de substitution, ce qu’ils signifient en termes de santé publique et de coût social…
ARP : Aujourd’hui, êtes-vous optimiste ou pessimiste ?
Tom Decorte : Ici et là, les débats s’ouvrent, le mouvement est amorcé et l’on ne peut pas revenir en arrière. Je ne pense pas que d’ici dix à quinze ans le cannabis sera encore criminalisé. Mais de nombreuses dérives seront à éviter. Concernant le cannabis social club, ce modèle nécessite un cadre législatif spécifique et doit éviter de voir une partie de la production être détournée vers le marché noir. En Espagne, par exemple, des lieux prolifèrent, qui n’ont que l’apparence d’un cannabis social club et ne sont en réalité que des commerces lucratifs faisant de la publicité pour attirer les touristes.
Il faut également éviter une commercialisation qui conduirait les industriels à faire en sorte que le plus de gens consomment le plus possible, comme pour le tabac, ce qui va à l’encontre de la santé publique. Mais on voit déjà une puissante multinationale de boissons alcoolisées investir 4 milliards de dollars (soit 3,5 milliards d’euros) dans une entreprise canadienne spécialiste de la production de cannabis. Il faut également bien séparer l’usage thérapeutique et médicinal de l’usage récréatif…
Tom Decorte est auteur de différentes publications dont « Regulating cannabis. A detailed scenario for a nonprofit cannabis market » Bloomington: Archway Publishing. APA. « Le cannabis sous contrôle. Comment ? » avec Paul de Grauwe et Jean Tylgat. Editions Lannoo Campus.