décembre 2018
Pierre-Yves Geoffard (EHESS de Paris)
Quelles régulations pour le marché du cannabis ? Dans une note pour Terra Nova (Kopp et al., 2014), trois économistes avaient examiné deux scénarios, d’une dépénalisation de l’usage ou d’une légalisation encadrée. Cette dernière option était déclinée sous deux hypothèses, celle d’un monopole public de production et de distribution et celle d’une concurrence régulée. L’analyse s’appuyait cependant sur des hypothèses assez faiblement étayées, traduisant ainsi l’absence d’éléments empiriques, en France ou ailleurs dans le monde, permettant d’affiner le raisonnement.
Quatre ans plus tard, le paysage réglementaire, à travers le monde, est en évolution rapide. Or, les expériences de légalisation en cours en Uruguay, dans huit Etats des Etats-Unis, et surtout au Canada en octobre 2018, adoptent des positions variées quant à tel ou tel élément de la régulation. Les informations qui pourront être tirées de l’analyse de cette variété des démarches seront considérables ; mieux compris, les effets des différentes modalités de légalisation pourront également nourrir l’élaboration des politiques publiques à venir.
Pour l’heure, nous ne disposons que d’éléments partiels, les différentes démarches de sortie de la prohibition étant pour la plupart trop récentes pour avoir produit tous les effets attendus. Mais certains éléments sont déjà clairs.
Tout d’abord, il faut préciser les objectifs recherchés par l’évolution légale et réglementaire, et surtout la priorité accordée aux différents objectifs possibles. S’agit-il de mieux prévenir les usages abusifs, de mieux prendre en charge les personnes en souffrance ? De mieux protéger les mineurs d’une exposition à un produit aujourd’hui banalisé ? De lutter contre la criminalité ? De décharger les forces de police et de justice de la lutte contre des « crimes sans victime » ? De dégager d’importantes recettes fiscales ? D’encourager le développement d’une industrie rentable, créatrice d’emplois ?
Tous ces objectifs peuvent être visés par la légalisation, mais les formes de la régulation peuvent conduire à en privilégier certains. Ainsi, l’Uruguay souhaitait avant tout lutter contre le crime organisé et protéger les usagers, notamment les mineurs : le choix a été fait de s’appuyer sur un réseau de distribution très contrôlé par l’Etat, et sur un prix de vente très bas, afin d’assécher le marché noir (avec des résultats peu concluants). À l’inverse, le Colorado et l’Etat de Washington avaient pour objectif double de réduire les dépenses publiques consacrées à la lutte contre l’usage et le trafic de cannabis, et de dégager des recettes fiscales, ce que des taxes élevées ont permis en très peu de temps à l’Etat de réaliser. Quant au Canada, pays à l’organisation très fédérale, les objectifs diffèrent d’un Etat ou d’une province à l’autre ; l’Etat fédéral a défini les règles du jeu, mais le détail des modalités d’application reste de la responsabilité de chaque Etat.
Pour la plupart des économistes, la cause est entendue, les méfaits de la prohibition sont suffisamment connus pour ne pas avoir à y revenir ; en revanche, les désaccords subsistent sur la meilleure manière de sortir de cette ornière. Avant de passer en revue les outils disponibles pour la régulation, il n’est pas inutile de rappeler quelques éléments communs à tout marché.
Tout produit ou service, qu’il soit légal ou illégal, peut faire l’objet de transactions. Lorsqu’un produit est légal, les échanges se passent dans le cadre d’un marché encadré par des institutions officiellement établies, qui définissent les règles selon lesquelles s’effectuent les transactions. Mais même lorsqu’un produit est illégal, les échanges peuvent se dérouler dans le cadre d’un marché parallèle, obéissant à des règles qui pour être souvent implicites n’en sont pas moins parfois très strictes, comme le montrent les nombreuses études des organisations criminelles. Les règles du marché, et donc sa régulation, sont différentes, mais certaines caractéristiques des échanges sont identiques : en particulier, la première condition pour qu’un produit donne lieu à des transactions est qu’elles créent de la valeur, ce qui nécessite que la disposition à payer des consommateurs soit supérieure au coût brut de production. C’est le cas du cannabis sous ses multiples formes : le coût de production d’un gramme de résine de cannabis produit au Maroc peut être estimé de 25 à 50 centimes d’euros (Afsahi, 2011), tandis que son prix de vente au détail observé sur le marché français, selon l’OFDT, est environ de 6 à 7 €. De la même manière, produire un gramme d’herbe en France coûterait moins d’un euro (Caulkins, 2010), alors qu’il se vend entre 9 et 10€.
La disposition à payer, qui mesure combien les consommateurs sont potentiellement prêts à débourser, est difficile à estimer, mais par définition elle est, pour ceux qui l’achètent à un certain prix, supérieure à ce prix. L’écart considérable entre coût de production et disposition à payer laisse une place importante pour financer les coûts de distribution, notamment les coûts de transport et la rémunération des intermédiaires. Pour fixer les idées, pour un volume total de production et de vente qui serait en France compris entre 300 et 500 tonnes de cannabis (herbe ou résine), cet écart représente de 1,8 à 3 milliards d’euros. Dans le cas d’un marché illégal, une part de la rémunération des intermédiaires est constituée de compensations pour les risques encourus (arrestation, violences criminelles). Dans le cas d’un marché légal, une partie de la valeur potentiellement créée par l’échange peut être également perçue par l’Etat, sous formes de taxes. La légalisation peut être vue, à un niveau très général, comme une manière pour l’Etat de récupérer au moins en partie les budgets considérables qui alimentent, dans le contexte actuel de prohibition, les réseaux criminels.
Plusieurs outils de régulation d’un marché légal sont disponibles. Tout d’abord, les produits peuvent faire l’objet de contrôles de qualité, d’exigences de traçabilité, d’étiquetage précis permettant à l’usager un choix mieux informé. La teneur en principes actifs, notamment les taux de THC et de CBD, peut également être encadrée. Interdire les produits à forte teneur en THC peut répondre à un objectif de santé publique, mais il se heurte au risque qu’une telle interdiction maintienne actif un marché parallèle, vers lequel se tourneraient les usagers attirés par de tels produits. Les produits dérivés (huile, cookies, voire bonbons…) peuvent également faire l’objet de régulations spécifiques. Sur ce point, notons qu’au Colorado, certains consommateurs peu expérimentés auraient fait un usage excessif de tels produits, au détriment de leur santé. La résine de cannabis peut également faire l’objet de contrôles de qualité, mais cette forme de cannabis étant très peu présente sur les continents nord et sud américains, peu de leçons pourront être tirées des légalisations en cours.
La production de cannabis peut être également strictement encadrée. Seuls les producteurs disposant de licences spécifiques, répondant à un cahier des charges précis, peuvent être autorisés à le produire. Des limitations peuvent être imposées sur la quantité maximale produite ; l’autoproduction, isolée ou collective dans le cadre de « social clubs » peut également faire l’objet de licences et de restrictions sur le nombre maximal de plants autorisés par personne, voire d’interdiction. Notons toutefois que, compte tenu du faible coût de production et de la relative discrétion d’une production au plus près des consommateurs, une interdiction se traduit souvent de manière très imparfaite sur les pratiques effectives. Le contrôle de la délivrance des licences permet à l’Etat de restreindre la concurrence, ou au contraire de l’encourager. Il est également possible de mettre en place une régie publique, à qui l’ensemble des producteurs serait tenu de vendre sa production à un prix défini (Caballero, 2012).
En ce qui concerne la distribution, elle peut aussi être confiée, comme au Québec par exemple, à des entreprises exerçant pour le compte de l’Etat, ce qui permet alors à celui-ci de définir précisément le prix de vente final. À l’inverse, l’organisation peut être concurrentielle, réservée à des opérateurs disposant d’une licence délivrée par l’Etat. En ce cas, l’instrument permettant d’agir sur le prix payé par le consommateur est essentiellement de nature fiscale. Des taxes peuvent peser sur chacun des maillons de la distribution, du grossiste au détaillant. La manière dont ces taxes sont définies, ainsi que leur montant, peuvent influencer l’organisation du secteur. Un article récent (Hansen et al., 2017) analyse ainsi l’impact des changements intervenus dans la taxation du cannabis dans l’Etat de Washington. Une taxe de 25 % s’appliquait à chaque échange « amont » de cannabis au sein de la chaîne de production ou de distribution ; cette taxe a été remplacée en juillet 2015 par une taxe unique de 37 % sur le produit final. À partir d’une observation très détaillée des données de prix et de qualité, les auteurs ont pu montrer que le premier type de taxe avait entraîné une intégration verticale des producteurs et des distributeurs de la filière.
L’intégration verticale, justement, est un autre élément qui peut être régulé : si l’Etat souhaite privilégier les petites entreprises, il convient de l’interdire. En l’absence de réglementation particulière sur la taille des opérateurs et l’intégration verticale, l’évolution la plus probable de l’industrie est celle d’une entrée d’acteurs de taille importante, opérant éventuellement dans d’autres Etats si la législation le permet. Au Canada, le marché semble se structurer à partir de quelques grandes entreprises, déjà présentes depuis des années sur le marché du cannabis thérapeutique, déployant des capacités importantes de production, et pour certaines cotées en bourse. Il faut d’ailleurs noter que, toujours au Canada, le marché du cannabis thérapeutique est lui aussi en forte évolution : ainsi au printemps 2018, pour la première fois, une grande entreprise pharmaceutique (Sandoz, filiale de Novartis) est devenue partenaire d’un producteur historique de cannabis (Tilray), alors que jusque-là, le « big pharma » se tenait à l’écart de ce produit. Gageons que l’intérêt ainsi manifesté par des groupes mondiaux aussi importants se traduira également par des efforts spécifiques de lobbying auprès des gouvernements, pour influencer les modalités de la régulation…
Par ailleurs, l’attribution de licences, tant de production que de distribution, peut également être ouverte ou non aux personnes ayant fait l’objet de condamnations pénales. Il semble que l’interdit adopté par le Colorado ait entraîné certains à se tourner vers d’autres activités illicites. Prenant acte de ce constat, la Californie a quant à elle décidé d’amnistier tous ceux qui n’auraient pas été condamnés dans le cadre de la nouvelle loi. Il sera particulièrement intéressant de suivre les conséquences de cette décision : en effet, en France, le trafic de cannabis structure l’économie de certains territoires ; toute démarche de légalisation viendra fragiliser un équilibre qui, pour n’en être pas moins délétère, permet malgré tout à de nombreux habitants de disposer d’une source de revenus.
Pour ce qui est de la consommation et des usages, de nombreux outils de régulation existent également. Avant tout, la régulation des usages passe par des actions résolues de prévention, auprès des populations et des individus les plus fragiles. De même, un âge minimum est toujours imposé pour pouvoir accéder aux lieux de vente légaux. Le Canada a d’ailleurs, à l’occasion de la légalisation, renforcé très sévèrement les peines prévues en cas de vente ou de revente à un mineur, par rapport au droit qui était applicable précédemment. Surtout, le prix de vente est l’un des outils les plus puissants pour agir sur la consommation.
Il est assez clairement établi que, comme pour tout bien ou service, la demande réagit négativement à une hausse du prix (par ex., Grucza et al., 2018). Un prix maintenu élevé, soit par un contrôle de l’Etat sur le prix de vente, soit par des taxes importantes, peut donc contribuer à réguler la demande.
Les outils sont cependant différents selon que l’offre est organisée de manière concurrentielle, ou fait l’objet d’un monopole public, tant pour la production que la consommation. Dans le cas d’un monopole, la tutelle peut agir directement sur le prix : un prix élevé peut modérer la demande, et générer d’importants profits pour le secteur ou des recettes fiscales élevées ; mais il peut aussi peiner à assécher le marché illégal, qui peut réagir en baissant ses marges. Dans le cas d’une production et/ou d’une distribution concurrentielle, des taxes peuvent agir sur le prix de vente finale, mais indirectement, à l’instar de la situation actuelle du tabac : il arrive qu’une hausse des taxes soit compensée par une diminution des marges des producteurs, qui cherchent à éviter une baisse de la demande consécutive à une hausse du prix de vente final.
Dans tous les cas, la forme et le niveau des taxes (au poids, à la valeur, à la teneur en THC,…) sont très divers selon les Etats engagés dans la légalisation. Là aussi, l’impact des différentes modalités sur l’organisation du secteur et les usagers devra être suivi attentivement pour en tirer les leçons. Notons simplement qu’au Colorado, pour une population de 5,6 millions d’habitants, les recettes fiscales tirées de la vente légale, et donc taxée, du cannabis, représentaient en 2017 près de 250 millions de dollars, dépassant ainsi les taxes sur le tabac.
En conclusion, ce qui est frappant lorsqu’on examine la manière dont de plus en plus de pays ou d’Etats abandonnent la prohibition, c’est la très grande variété des modes de régulation mis en place. Pour tout chercheur en sciences sociales, c’est un moment particulièrement excitant, car l’analyse empirique de ces modes de régulation permettra de mieux comprendre leurs impacts sur la santé, la sécurité, l’économie et les finances publiques, et ainsi de mieux anticiper ce que donnerait leur application au contexte français… Le jour où le débat s’ouvrira.