décembre 2018
Marie Nougier (IDPC)
Ces six dernières années, la réglementation de certains marchés de drogues a fait débat dans diverses régions du monde, en particulier sur le continent américain. Contrairement aux idées reçues, ce n’est pas le cannabis mais la feuille de coca qui a fait l’objet des premiers pas vers la légalisation. En 2009, c’est la Bolivie qui a, pour la première fois, mis en place un marché légal permettant la culture, la vente et la consommation de coca 1.
Ce n’est que trois ans plus tard, en 2012, que les Etats américains de Washington 2 et du Colorado 3 ont adopté par référendum deux projets de loi permettant la réglementation de leur marché de cannabis. Tant en Bolivie qu’aux Etats-Unis, ces réformes s’appuyaient sur un fort soutien sociétal. Depuis, le mouvement vers la réglementation du cannabis s’est amplifié, avec l’adoption de modèles similaires en Alaska, en Californie, au Massachusetts, dans le Maine, au Nevada, en Oregon et dans le District de Columbia. L’adoption d’une telle réforme en Californie (l’économie la plus développée des Etats-Unis et la sixième puissance économique mondiale) a été particulièrement importante, tant pour les Etats-Unis que pour les pays latino-américains voisins.
En 2013, c’était au tour de l’Uruguay de faire la une des journaux avec l’adoption d’une loi de réglementation du cannabis, cette fois-ci au niveau national et par décision parlementaire 4. La Jamaïque a elle aussi réformé sa loi sur le cannabis en 2015, afin de permettre sa culture et sa consommation à des fins religieuses parmi sa population rastafari. Les débats vis-à-vis de la légalisation du cannabis ont d’ailleurs pris leur envol dans les Caraïbes, avec la diffusion du rapport de la Commission de la communauté caribéenne (Caricom) sur la marijuana appelant les pays à considérer une réglementation légale du cannabis dans la région (Caribbean Community Secretariat, 2018). Le Canada est le dernier pays en date à avoir légalisé le cannabis. L’une des promesses électorales de Justin Trudeau s’est traduite en une loi adoptée par le Parlement en juillet 2018 qui a pris effet le 17 octobre 2018.
Le système international de contrôle des drogues est fondé sur trois conventions (Nations-Unies, 1961, 1971, 1988) bénéficiant d’une adhésion quasi universelle des Etats membres de l’ONU. Ces conventions ont la double obligation de prohiber la culture, la production, le trafic, la vente et la consommation récréative des substances placées sous contrôle, tout en assurant leur accès à des fins médicale et scientifique. Toute loi permettant la consommation non médicale de ces substances est donc contraire aux traités. Les profonds changements politiques des dix dernières années posent donc de réelles questions sur les conventions portant sur les drogues – alors que le cannabis reste la substance la plus consommée au monde (ONUDD, 2018)5. Cependant, jusqu’à récemment, toute remise en question des conventions sur les drogues était considérée comme taboue et habilement évitée au sein des instances internationales – y compris lors de la session extraordinaire de l’Assemblée générale de l’ONU d’avril 2016 – avec une exception, le cas de la Bolivie.
La toute première – et la seule – proposition d’amendement des conventions avait été initiée en 2011 par la Bolivie afin de supprimer l’interdiction de consommer la feuille de coca dans la Convention de 1961. Ironiquement, ce sont les Etats-Unis et quatorze Etats, dont le Canada et la France qui ont contré la demande bolivienne. Suite à l’échec de l’initiative, la Bolivie a donc décidé de se retirer de la Convention de 1961 et d’y réaccéder avec une réserve sur l’article 49 du traité afin de permettre, sur son territoire, la mise en place d’un marché réglementé pour la feuille de coca (IDPC, 2011)6). Ce moment historique a néanmoins mis en évidence les fortes tensions diplomatiques résultant d’une quelconque remise en question du système mondial de contrôle des drogues.
Il n’est donc pas surprenant que les Etats-Unis et l’Uruguay aient été beaucoup plus réticents à admettre une possible brèche de leurs obligations internationales. Les Etats-Unis se trouvaient dans une posture particulièrement délicate. En tant que leaders de l’approche « guerre contre la drogue » à l’international, le pays se devait en effet de développer un narratif acceptable à l’ONU, tout en respectant le choix de ses citoyens. Le pays a finalement mis en avant deux arguments. Premièrement, les traités internationaux étant signés par l’Etat fédéral américain, ses Etats fédérés ne seraient pas directement liés aux obligations onusiennes en matière de drogue – une justification plus que discutable au regard des règles de base du droit international.
Le second argument reposait sur une doctrine de « flexibilité », selon laquelle les traités sur la drogue offriraient assez de souplesse pour que chaque pays puisse adopter les politiques les plus adaptées au contexte local, y compris des marchés réglementés. Là encore, cette argumentation est contestable, compte tenu des obligations stipulées dans les conventions sur la drogue. Dans tous les cas, ces deux justifications ont eu l’effet désiré : malgré la prolifération de marchés réglementés aux Etats-Unis, les conventions sur la drogue sont restées incontestées au niveau mondial.
L’Uruguay a lui aussi décidé de ne pas questionner le système mondial de contrôle suite à la mise en place de son marché réglementé de cannabis. Le gouvernement a décrété que celui-ci s’ancrait dans le cadre des traités internationaux des droits humains, qui supplantent les traités sur la drogue. Ce faisant, le gouvernement a mis en avant l’importance de mieux protéger la santé publique et la sécurité des citoyens uruguayens en reprenant le contrôle du marché du cannabis. La légalisation étant alors le moyen le plus efficace pour répondre aux impératifs de droits humains, tout en combattant le trafic illégal et le crime organisé, l’approche uruguayenne serait donc cohérente avec ses obligations internationales. Là encore, cette justification reste discutable. Cependant, l’argumentaire uruguayen pose des questions pertinentes sur l’efficacité d’une approche de tolérance zéro vis-à-vis de la drogue et le besoin de considérer d’autres options politiques.
Alors que la réglementation du cannabis en Jamaïque n’a pas fait l’objet de discussions à l’ONU, les débats sur la question se sont enflammés suite à l’adoption de la législation canadienne. Premier pays du G7 à légaliser le cannabis, le Canada, tout comme l’Uruguay, a mis en avant des impératifs de santé publique et de sécurité pour expliquer sa réforme. Cependant, et contrairement aux Etats-Unis et à l’Uruguay, le Canada a ouvertement reconnu que cette nouvelle politique contrevenait à ses obligations internationales sur la drogue (CND Blog, 2018) 7.
La réforme canadienne a propulsé les débats sur la légalisation du cannabis sur le devant de la scène à la Commission des stupéfiants (Commission Narcotic Drugs ou CND) de l’ONU, avec une réelle discussion – malheureusement plutôt idéologique que constructive – sur le sujet. En effet, en juin 2018, la Russie a fortement condamné la réforme canadienne, déclarant : « Ottawa n’a aucun droit de prendre des décisions unilatérales, qui impacteraient l’intégrité des conventions internationales de contrôle des drogues […] Si d’autres pays choisissent de suivre le chemin pris par le Canada, nous considérerons que le régime international de contrôle des drogues est en train de subir une érosion profonde et sera potentiellement détruit. Cela est inacceptable » (CND Blog, 2018).
L’ONU s’apprête à adopter sa nouvelle stratégie sur la drogue pour les dix prochaines années, lors d’un segment ministériel prévu pour mars 2019 8. Il est aujourd’hui évident que la question de la légalisation ne peut plus être ignorée par la communauté internationale et restera au cœur des débats dans les mois à venir. En amont de l’événement de mars prochain, deux questions fondamentales se posent donc, à la fois sur le plan juridique et politique.
Dans le cadre international actuel, des discussions doivent se tenir sur la manière dont les pays peuvent régler les tensions résultant de la légalisation vis-à-vis de leurs obligations internationales en matière de drogue. Ignorer ces questions juridiques ne ferait que contribuer à éroder les principes mêmes du droit international. Amender les conventions internationales semble pour le moment irréalisable, et bien que l’approche bolivienne reste une option intéressante, elle engendrerait sans doute des coûts diplomatiques trop importants. Au regard de ce constant, deux autres possibilités peuvent être considérées.
En premier lieu, même si le texte des traités reste inchangé, il est possible d’amender le niveau de contrôle des substances, et même de les supprimer des conventions onusiennes (Global Commission on Drug Policy, 2018). Par exemple, pour la première fois depuis 83 ans, le cannabis est actuellement sujet à une évaluation scientifique de ses effets psychoactifs et de ses propriétés thérapeutiques par un groupe d’experts de l’Organisation mondiale de la santé 9. Dans les mois à venir, cette évaluation conduira à une recommandation sur la classification de la substance qui devra être ensuite adoptée par la CND. Bien que peu probable, ce processus pourrait même conduire à la suppression du cannabis de la liste des substances contrôlées par l’ONU, réglant par là même a mise en place de marchés régulés de la plante.
L’autre option, notamment considérée par le Canada, serait une modification de certains aspects des conventions par un groupe d’Etats, permettant ainsi une application plus souple des traités (Jelsma, et al., 2018).
Cependant, la légalisation des drogues a des implications beaucoup plus profondes que les enjeux d’ordre juridique. Jusqu’ici, certains Etats se sont bornés à émettre des condamnations idéologiques plutôt qu’à s’engager dans une réelle remise en question de l’efficacité des politiques actuelles relatives à la drogue. L’objectif est-il d’atteindre un monde sans drogue, ou serait-il plus pertinent de chercher à réduire les risques et les dommages sanitaires, sociaux et sécuritaires qui y sont liés ? La prohibition peut-elle répondre aux défis complexes liés à la drogue, ou est-il temps de considérer une nouvelle approche axée sur la promotion du développement, de la santé et des droits humains ? Ces questions sont d’autant plus urgentes au regard de l’adoption, par plusieurs Etats asiatiques parmi lesquels les Philippines, le Bangladesh et l’Indonésie, d’une guerre contre la drogue ayant causé des dizaines de milliers d’exécutions extrajudiciaires et d’arrestations arbitraires. Les différences évidentes d’approche entre les pays vis-à-vis de la drogue nécessitent une reconsidération stratégique, non seulement en relation avec les conventions sur les drogues, mais aussi avec les objectifs plus larges de l’ONU en matière de protection des droits humains, de santé, de développement et de sécurité (IDPC, 2018).
57 ans après l’adoption de la Convention unique sur les stupéfiants, les politiques mondiales en matière de drogues se trouvent à la croisée des chemins, avec les réformes de légalisation au cœur des débats politiques. Alors que l’ONU s’apprête à adopter une nouvelle stratégie sur la drogue pour les dix prochaines années, une profonde réflexion s’impose sur l’efficacité du régime mondial de contrôle des drogues, et le besoin d’une mise en place d’approches plus adaptées. Dans ce contexte, l’ONU ne devrait pas reculer devant le besoin urgent de moderniser le système mondial de contrôle des drogues. Des milliers de vie en dépendent.